Pouvoir d’agir ou activation de l’usager?

Des approches sociales récentes peuvent s’avérer fertiles, si l’on sait les débarrasser de leurs scories.

Les méthodologies s’empilent, les concepts s’accumulent et les approches d’intervention se voulant innovantes se multiplient depuis quelques années incitant à rendre l’usager acteur de son changement, à lui redonner le pouvoir sur son devenir et à décentrer les intervenants d’une maîtrise jugé arbitraire et hégémonique de la relation d’aide. Que peut-on penser d’une mutation qui prétend révolutionner le travail social, modifier les pratiques et bousculer les limites de l’accompagnement ?

 

De l’émancipation...

Parmi ces nouvelles approches très en vogue, il y a cet empowerment, traduit par les québécois en « pouvoir d’agir », qui désigne l’appropriation du contrôle de ce qui est important pour soi, pour ses proches ou pour la collectivité à laquelle on s’identifie. Le Brésilien Paulo Freire en fut l’un des premiers inspirateurs, lui qui fit dès 1970 la promotion d’une méthode d’éducation active « conscientisante » qui « aide l’homme à prendre conscience de sa problématique, de sa condition de personne, donc de sujet » et lui permet de se procurer « les instruments qui lui permettront de faire des choix » (« Pédagogie des opprimés »). Autre outil, d’origine québécoise, celui des « compétences fortes » qui propose d’identifier vingt deux compétences génériques, chez soi et chez les autres : confiance dans les autres et en soi, créativité, débrouillardise, esprit d’initiative, facilité à communiquer, à résoudre des problèmes, maîtrise de soi, sens de l’organisation, facilité d’adaptation, maîtrise de soi etc.... En réussissant à la identifier en elle, la personne accumulera les habiletés nécessaires à s’insérer socialement et professionnellement. Un concept anglo-saxon introduit en France par Boris Cyrulnik, à la fin des année 90, a lui aussi eu beaucoup de succès : la résilience que l’on peut définir comme la capacité à résister aux épreuves de la vie, en réussissant à se relever d’un traumatisme psychique et en continuant à vivre malgré la blessure subie. On ne saurait oublier la psychologie positive, popularisée en France par Jacques Lecomte, qui met en évidence les facteurs permettant de réagir positivement face aux difficultés de la vie, de surmonter les échecs et de se libérer des blocages.

 

... à la culpabilisation

Ce qui est fréquemment reproché à toutes ces approches, c’est leur tendance à individualiser l’échec. Ce ne serait pas des facteurs externes et sociétaux qui seraient responsables des difficultés rencontrées par la personne, mais ses propres carences, insuffisances et déficits. L’empowerment ? A l’ambition émancipatrice d’origine, ce concept a été instrumentalisé sur un registre néo-libéral : ce n’est plus cette réappropriation collective d’outils pour lutter contre la pauvreté ou l’oppression qu’il véhicule seulement, mais aussi l’injonction à acquérir des capacités individuelles seules à même de permettre le changement. Les compétences fortes ? Une fois identifiées, il n’y aurait plus qu’à les faire fructifier pour modifier le cours de sa vie. La résilience ? Elle distinguerait les personnes capables de réagir et celles qui n’y arriveraient pas, instaurant une nouvelle forme de discrimination entre le bon grain et l’ivraie. La psychologie positive ? Elle induirait que l’on pourrait s’en sortir … à condition de favoriser une pensée constructive. A chaque fois, chacun apparaît responsable de sa condition et de son devenir. On est là dans la droite ligne de cet État social actif faisant dépendre les prestations sociales de l’engagement de l’usager à se mettre en mouvement, à s’investir, à s’activer. Il doit démontrer sa bonne volonté à vouloir changer son existence et prendre les moyens pour y arriver. S’il échoue, il n’aura à s’en prendre qu’à lui-même.

 

Sur le terrain

Y a-t-il un antagonisme absolu entre la mobilisation individuelle nécessaire au changement et les conditions sociales le permettant ? Certes, le pouvoir d’agir d’un groupe d’habitants envisageant de rénover son quartier confine à l’impuissance, si l’office d’HLM interpellé y oppose une fin de non recevoir. Bien sûr, elle n’est guère applicable la « facilité à faire des tâches répétitives », l’une des compétences fortes répertoriées, si l’usine de montage d’équipement automobile du quartier ne recrute toujours personne, malgré les envois réitérées de CV auprès de son service du personnel. Évidemment, l’enfant résilient qui a su temporiser jusque là face aux carences affectives n’ira pas mieux, s’il s’enferme dans la quête d’un amour de la part de parents peu capables de le lui apporter. Effectivement, un adulte se retrouvant à la rue peut difficilement y trouver une opportunité positive. Mais, à l’inverse, quelle regain de pouvoir d’agir, pour ce groupe de femmes victimes de violence conjugale que d’obtenir enfin un local et le financement de son association par la municipalité. Quelle renarcisisation pour ces chômeurs de longue durée que de se reconnaître et voire reconnues des compétences fortes, alors que l’image de soi qu’ils véhiculaient jusque là était surtout négative. Quelle satisfaction pour cet accidenté de la vie de réussir à se reconstruire, jour après jour, et de se rendre compte qu’il le doit bien sûr aux professionnels, mais aussi à sa capacité de résilience. Et quelle banalité pour un travailleur social que d’aller rechercher la plus petite étincelle chez la personne qu’il accompagne et de l’amplifier, en valorisant le moindre effort et en relativisant les obstacles à franchir. Comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, il fait de la psychologie positive, sans s’en douter !

 

Vers une synthèse ?

Il est un vieux débat, encore plus ancien que l’action sociale, qui oppose deux visions de la pauvreté. La première conception distingue les bons des mauvais pauvres. Les « bons » feraient tout pour sortir de la misère, réussissant par leurs efforts et leur bonne volonté à s’insérer. Ceux-là méritent d’être aidés. Les « mauvais », quant à eux, s’installeraient dans l’assistanat, profitant des allocations et préférant vivre en parasites de la société que de travailler. Il faudrait donc leur demander des comptes et conditionner les aides à leur degré de mobilisation. L’autre vision met en accusation la société jugée seule responsable de l’exclusion et des discriminations, car fondée sur l’appropriation des richesses par des classes aisées qui se dédouanent en accusant ceux qu’elles oppriment. Peut-être, faut-il faire un pas de côté face à cet affrontement très idéologique qui essentialise les plus précaires dans une identité indépassable de profiteurs (impliquant la nécessité d’une contrepartie) ou de victimes (dont les capacités sont intactes). Équiper les plus démunis en compétences, en estime de soi et en outils d’émancipation n’implique pas d’exonérer la société de son obligation de lutter contre les inégalités. Agir pour que les usagers se réapproprient le pouvoir sur leur vie n’exclue pas d’appeler à l’amélioration du périmètre d’intervention de l’action sociale et à l’intensification de son intervention. Il est stérile d’opposer l’un à l’autre de ces deux objectifs. Il est bien plus pertinent de les compléter et de les articuler, comme les deux faces d’une même médaille. Les outils que sont les concepts d’empowerment, de résilience, de compétences fortes ou de la psychologie positive peuvent nous y aider, une fois écartées les instrumentalisations, détournements et autres dérives dont elles peuvent faire l’objet.

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1244 ■ 07/02/2019