Comment écrire l’Education populaire en 2024?

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Trois défis contemporains à relever

Toute construction humaine évolue, mute et se transforme en miroir avec la société qui l’héberge. Il en va de l’Éducation populaire comme d’autres conceptions éducatives : elle ne peut rester insensible aux évolutions contextuelles. Le chantier ouvert par le questionnement posé par ce blog semble bien vaste, chacun(e) d’entre nous privilégiant selon sa sensibilité tel ou tel axe. J’en choisirai trois, non parce qu’ils s’imposeraient par leur centralité, mais parce qu’ils me semblent, personnellement, poser certains des enjeux essentiels en cette année 2024 qui s’apprête à clore le premier quart du nouveau siècle.

Trois questions vont être posées ici pour circonvenir l’interpellation de cette démarche émancipatrice dont beaucoup d’entre nous se revendiquent. Trois problématiques donc qui nous confrontent aux valeurs de référence : entre soi et les autres, entre la loi du plus fort et la solidarité, entre être acteur ou consommateur passif.

 

Identité versus identité

D’un côté il y a ce que nous partageons toutes et tous quels que soient notre origine ethnique, culturelle ou nationale ; la couleur de notre peau, notre âge, notre condition de santé ; nos croyances religieuses, idéologique ou politique ; notre lieu de résidence, notre situation socio-économique, notre contrée de naissance, nos goûts musicaux, sportif ou littéraires etc … c’est notre commune humanité qui fait de nous les membres d’une même espèce dont l’histoire a commencé il y a 300 000 ans avec l’apparition de l’homo sapiens au fin fond de l’Afrique. Nous sommes toutes et tous identiques : telle est la première acception sens du concept d’identité.

D’un autre côté, il y a nos appartenances à une multitude de communautés les plus diverses auxquelles nous participons, en référence à des situations de fait (citoyenneté nationale, apparence physique, genre, orientation sexuelle …) ou de choix (adhésion à un culte religieux, à des croyances, à une vision du monde; à des convictions politiques, syndicales, associatives, à une éthique, à une philosophie, à une déontologie ; à un corps professionnel; une implication dans une école de pensée, à un équipe sportive, une action militante ; etc …). Nous nous reconnaissons les uns les autres à partir de ce qui fait de nous des êtres uniques. C’est le second sens de la notion d’identité.

Comment articuler ce que nous partageons en commun avec ce qui est spécifique à chacun(e) d’entre nous ? Le premier risque serait de gommer les individualités, de noyer nos spécificités dans un grand tout et de nier ce qui fait notre personnalité individuelle. L’autre risque est de cultiver l’égoïsme, l’égocentrisme et la vanité, en nous enfermant dans nos particularismes.

Dans notre société, qui valorise la vision disjonctive du OU, il semble qu’il faille choisir son camp, là où la logique conjonctive préfère le ET. Il faudrait se revendiquer universaliste et combattre l’identitarisme ou l’inverse. Il est pourtant tout à fait possible de faire attention à chacun, à ses besoins et à ses désirs (ce qui permet de développer l’estime de soi). Mais il est tout autant légitime de cultiver parallèlement, successivement et concomitamment les registres du vivre avec, de la tolérance et de l’altruisme (pour développer la capacité d’empathie).

L’idéal déployé par l’Education populaire valorise une émancipation qui se traduit tout aussi bien par l’épanouissement personnel, le développement des compétences individuelles et la promotion d’une personnalité à chaque fois singulière que par une solidarité allant au-delà des clivages, une fraternité entre frères et sœurs humains et une entraide s’opposant à l’esprit de concurrence, de rivalité et du chacun pour soi. D’où ma seconde occurrence qui interroge la place de la compétition dans nos vies quotidiennes.

 

Compétition versus coopération

 

A peine élu Président de la République Emmanuel Macron déclara : « une gare, c'est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. » Quelle meilleure définition d’une société qui valorise les « winers » contre les « losers », les gagnants contre les perdants, ceux qui y arrivent contre ceux qui échouent ? Pendant combien de temps faudra-t-il encore pour que le bonheur reste l’otage de la réussite ? N’y a-t-il pas plus de gloire à perdre avec panache, qu'en gagnant petitement s’interrogeait Xavier Garcia (« Les perdants magnifiques » 2023) ?

 

Le patron de Stellantis qui gagne 100 000 euros par jour ? La preuve d’une éclatante réussite ! Le plus gros salaire de footballeur atteignant 676 000 euros par jour ? Normal, c’est un prodige dans son sport. Près de 1 % de la population mondiale qui possède 50 % des richesses de la planète ? Il se sont battus pour y parvenir et ils le méritent.

Notre société se shoote à la compétition, à la victoire et à la performance. Que le meilleur gagne ! Sauf que la course à l’échalotte n’a rien à voir avec le mérite, ni l’effort déployé, pas plus d’ailleurs qu’avec la compétence. Les dés sont pipés d’avance. Les élites se reproduisent entre elles. Et les pauvres sont condamnés de génération en génération à stagner au bas de l’échelle. Les transferts de classe sont des exceptions qui confirment la règle !

Comment lutter contre ce cancer invasif des inégalités qui perdurent et s’aggravent ? Certainement pas en perpétuant le culte du plus fort, de la compétition et des résultats quantifiables que l’on retrouve à tous les niveaux de la société : à l’école (de plus en plus sélective) dans les activités culturelles (qui recherchent le succès) ou sportives (qui courent après la victoire). Le summum est sans doute atteint par ces Jeux Olympiques dont la raison d’être, outre la corruption et/ou l’enrichissement personnel de certains de ses dirigeants, semble réduite aux records obtenus et à la valorisation du patriotisme, chaque nations participantes mesurant sa valeur au nombre de médailles décrochées !

L’Éducation populaire nourrit une autre ambition en cultivant un autre registre : la solidarité. L’une de ses illustrations se manifeste sous la forme de la pédagogie de la coopération. Il ne s'agit plus alors de gagner sur l'adversaire mais de faire équipe et cause commune pour avancer... ou de perdre ensemble, si l'équipe s'est mal organisée. Tout dépend alors de la qualité de l'entraide qui se déploie entre les joueurs. Par le dialogue et la négociation, il est possible de trouver ensemble la meilleure façon de jouer. La coopération crée dans le groupe une sécurité de base, une atmosphère de confiance où chacun peut apprendre à s'exprimer, à défendre son point de vue avec assurance et à participer selon ses moyens. Coopérer c'est « construire ensemble », démontrant ainsi que l'action collective n'est pas la simple addition des actions individuelles ! C’est par une posture proactive que l’on pourra faire reculer la prophétie de Thomas Hobbes enfermant l’espèce humaine dans la vision : « homme est un loup pour l’homme ».

 

Pouvoir d’agir ou consommation

S’il est bien un concept anglosaxon très à la mode depuis les années 1970, c’est celui d’empowerment (traduit pas nos amis québécois allergique aux anglicismes en « pouvoir d’agir »). Certes, cette notion a été détournée par un néolibéralisme le traduisant par une obligation de résultats au sein de publics rendus seul responsable d’un éventuel échec, après avoir été sommés de « s’activer », en s’emparant des dispositifs mis à leur disposition. Au-delà de cet effet pervers subsiste une authentique démarche d’appropriation et de prise de pouvoir par les personnes concernées. La concrétisation la plus visible se manifeste dans ce passage de la simple consultation de la part des organisateurs à la co-décision, en passant par la co-élaboration. L’Éducation populaire doit-elle opérer une révolution copernicienne considérant l’usager comme l’expert et l’intervenant comme l’accoucheur de cette expertise ? L’usager est-il le mieux placé pour savoir ce qui est bien pour lui, et non le professionnel ? On retrouve encore là le réflexe très cartésien du « OU » évoqué précédemment. Préférons-lui cette unité des contraires d’une dialectique contenue dans le « co » de co-construction. Le public et l’intervenant possèdent chacun un savoir qui lui est propre : savoir expérientiel pour l’un, savoir professionnel pour l’autre. Et c’est bien la combinaison des deux, leur articulation et leur combinaison qui doivent être recherchées, sans souci de hiérarchisation, ni de prévalence, chacun apportant sa spécificité et sa complémentarité.

Illustrer ce questionnement n’est guère compliqué. Il suffit pour cela de consulter les plaquettes de séjour de vacances en papier glacé proposées par les organismes ou leurs sites internet. Chaque famille est sollicitée par des programmations plus alléchantes les unes que les autres. Les offres rivalisent d’offres d’activité, clé en main, leur sophistication toujours plus pointue s’accompagnant de tarifs toujours plus onéreux. Manifestement, on vient là pour consommer. Je lance un défi : quel organisme osera le pari de ne rien proposer en affirmant que le groupe d’enfants concevra son séjour en collaboration avec l’équipe ? Que les compétences existantes de part et d’autre seront mis à profit pour élaborer un programme au plus près des choix à la fois individuels et collectifs ? Que chaque participant, qu’il soit vacancier ou encadrant sera sollicité pour construire le séjour ? Mais c’est ce qu’on fait déjà, répondront certains lecteurs qui prévoient une journée de la semaine où rien n’est prévu à l’avance et tout se décide le jour-même, avec la participation de toutes et de tous. Je fais le paru que ce type d’initiative n’est pas celle qui laissera le plus mauvais souvenir aux mômes !

Articuler l’individuel et le collectif, promouvoir le vivre ensemble en faisant reculer la lutte de tous contre tous et vivre comme acteur de sa vie et non dans la passivité, ce sont là des valeurs que l’Éducation populaire a toujours cultivées en phase avec la société de son temps. Il nous revient collectivement d’avoir à initier, promouvoir et amplifier le contenu qu’elle peut leur donne aujourd’hui.

 

Tribune mise en ligne le 20 mai 2024 sur le site d’André Decamp : Tribune libre #10 Comment écrire l’éducation populaire en 2024 ? – André Decamp (andredecamp.fr)