Fondations: Risque ou chance pour l’action sociale?

Que penser du soutien des Fondations à certains projets menés par les travailleurs sociaux ? Au-delà de leur utilité immédiate, ne symbolise-t-il pas un retour de la charité et une repli du principe de solidarité nationale ?

Denis Castin, Directeur de l’association Toit à moi, qui sollicite des parrainages pour acheter des logements pour des SFD et finance leur accompagnement social, grâce au mécénat d’entreprise se félicite de la relation de confiance établie avec ses sponsors : « les entreprises qui nous financent ne se situe pas du côté de l’émotionnel, mais de l’efficacité. Deux facteurs les motivent : le coup de cœur pour le projet qu’on leur présente et l’assurance que l’argent qu’il nous attribue sera bien dépensé ». Pierrick Chevalier, chef de service au foyer des Morines, qui accueille des retraités porteurs de handicap, a obtenu 2.000 euros du Rotary Club Blois Sologne pour le financement d’une partie d’un parcours sensoriel : « l’association attendait une reconnaissance de son geste par la présence de leur logo et le rappel de leur participation dans le dossier de présentation du projet ». Yannick Bouleau, éducateur en protection de l’enfance, se souvient de la sollicitation de la Fondation de la seconde chance, pour obtenir une bourse d’étude à un jeune en rupture familiale : « Frédéric fut très gêné d’avoir à raconter son histoire personnelle devant deux membres de la Fondation qui devaient évaluer s’il justifiait de cette dotation. Quasiment mutique lors de la première rencontre, il en a fallu une seconde pour qu’il accepte de leur parler. Il a finalement obtenu 4.200 euros qui l’ont beaucoup aidé dans ses études d’infirmier ». Tout au long des reportages publiés dans Lien Social, le lecteur attentif n’aura pas manqué de remarquer combien les contributions privées peuvent parfois être sollicitées, quand les projets montés par des équipes de travailleurs sociaux n’entrent pas exactement dans le profil requis par les cadres et critères de la tarification officielle. Ce recours à des fonds caritatifs n’est pas sans poser un certain nombre de questions.

Le long chemin de la solidarité

Le secteur de l’action sociale est financé par l’État, les collectivités locales, ainsi que les Caisses de sécurité sociale. Le principe de solidarité nationale qui en est le fondement constitue une grande conquête qui ne s’est imposée, que très récemment. Pendant près de mille ans, ce sont les œuvres charitables de l’Église catholique qui ont pourvu aux besoins des plus pauvres. Les premières traces de ces institutions remontent au 7ème siècle à Marseille. Elles prendront le nom d’hospice, d’asile, d’Hôtels-dieu ou d’hôpital et accueilleront les exclus de toutes sortes, mendiants, orphelins, vieillards et sans logis, bien avant de se spécialiser dans la prise en charge des malades. Proposant une alternative laïque, le mouvement philanthropique regroupe, tout au long du XIXème siècle, de hauts fonctionnaires, des industriels, des banquiers qui sont des acteurs de premier plan de la révolution industrielle, mais aussi les témoins des inégalités sociales qui se creusent. Ils s’inquiètent des dangers que l’extrême pauvreté fait courir à la société. Ils sont les héritiers de la Convention qui fit, en 1793, du secours et de l'assistance aux indigents « une dette sacrée de la nation ». Ils vont créer des associations de bienfaisance destinées à répondre à la question sociale qui s’étale devant leurs yeux, sans pour autant jamais remettre en cause le mode de fonctionnement libéral qui en est la cause : création de soupes économiques, de dispensaires, de sociétés de secours mutuel, d’asiles de nuit, d’orphelinats etc... Tout cela relève d’un passé révolu, depuis que, dans la foulée du programme du Conseil National de la Résistance, a émergé l’État social contemporain qui s’est donné pour ambition de garantir une protection à chacun de ses membres.

Progrès ou régression ?

C’est le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 qui l’exprime le mieux : « tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence ». La solidarité s’abreuve à deux sources : les cotisations sociales pour ceux qui travaillent et les impôts pour ceux qui se trouvent dans l’incapacité de subvenir à leurs besoins (voir encadré). Et pourtant, depuis les années 1970/1980, on a vu réapparaître et se développer un vaste mouvement basé sur la générosité tant individuelle, qu’entreprenariale. C’est la Fondation Réussite Scolaire qui lutte contre l’illettrisme. C’est la Fondation Caisse d’Épargne solidarité qui finance ici un nouveau véhicule-école adapté pour la conduite des personnes en situations de handicap, là un jardin thérapeutique dans un établissement pour personnes en fauteuil roulant. C’est la Caisse des dépôts qui favorise l’insertion des jeunes et des habitants des quartiers d’habitat social par des ateliers d’expressions et de pratiques artistiques. C’est l’Institut du Mécénat de solidarité qui fédère un réseau de deux cents entreprises, répertoriant les projets des associations, dans une base de données, pour favoriser la mise en relation avec les entreprises mécènes. C’est l’association Tobie, créée par La Redoute, qui soutient des projets relatifs à l’enfance en difficulté. L’action sociale s’appuyant sur la solidarité nationale trouve donc sur sa route de plus en plus d’instances privées proposant des subsides et des aides financières à destination des associations -entre autres- du secteur socio-éducatif qui font le choix de les solliciter.

Charité ou solidarité ?

Même si la philanthropie contemporaine s’en éloigne beaucoup, on ne peut s’empêcher de faire référence au paternalisme industriel du 19ème siècle (voir encadré). Plus proche est la comparaison avec le modèle de société proposé par les États-unis qui comptent six fois plus de Fondations en proportion du nombre d’habitants que notre pays (voir le Chiffre). Cette nation a fait le choix d’une orientation clairement libérale, l’aide apportée aux plus démunis ne relevant pas tant de la mobilisation des pouvoirs publics, que de la charité des plus riches. L’accusation de « collectivisme » lancée contre le Président Obama, parce qu’il avait fait voter un modeste système de sécurité sociale, en est une parfaite illustration. L’État social tel qu’il fonctionne dans notre pays n’y a pas d’équivalent : s’y déploie un État carcéral qui réduit les crédits dédiés au système scolaire ou aux aides sociales, afin de construire des prisons, laissant aux Fondations de la société civile le soin de pourvoir aux besoins des plus pauvres. Cette dérive nous menace-t-elle ? Même si on en est encore très loin (la contribution des Fondations restant confidentielle au regard des sommes consacrées par la collectivité), la tentation peut effectivement être forte pour un gouvernement néo-libéral, de droite comme de gauche, de réduire les budgets sociaux, en renvoyant simultanément vers les initiatives privées le colmatage des coupes budgétaires. Mais, il existe un autre dérive possible : si l’action sociale fondée sur une logique de solidarité s’appuie sur des droit reconnus à tout citoyen, les fondations privées sont plus amenées à comparer recherche plus facilement à privilégier les plus « méritants ». L’idée de séparer les « bons pauvres » des « mauvais pauvres » est une très ancienne tentation.

Les critères de l’aide

C’est La Rochefoucauld-Liancourt qui le formule, sans doute le premier aussi clairement en 1790 : « première division. - Les véritables pauvres, c'est-à-dire ceux qui, sans propriété et sans ressources, veulent acquérir leur subsistance par le travail; ceux auxquels l'âge ne permet par encore ou ne permet plus de travailler ; enfin ceux qui sont condamnés à une inaction durable par la nature de leurs infirmités, ou à une inaction momentanée par des maladies passagères. Seconde division. - Les mauvais pauvres, c'est-à-dire ceux qui, connus sous le nom de mendiants de profession et de vagabonds, se refusent à tout travail, troublent l’ordre public, sont un fléau dans la société et appellent sa juste sévérité. » (3) La confrontation au quotidien des problématiques de pauvreté démontre la conjonction d’une multitude de facteurs intervennant dans les processus d’exclusion. Focaliser sur la seule « mauvaise volonté à s’en sortir », en l’isolant des nombreuses autres circonstances, relève d’un leurre. Car, cet élément étant systématiquement englué dans tant d’autres causes destructrices, il joue un rôle finalement assez peu déterminant. Si le destin des plus pauvres ne dépendait que de cela, le travail social s’en trouverait infiniment facilité ! Quant à l’accusation portée contre les pauvres de vouloir « profiter du système », c’est une idée reçue battue en brèche par ATD Quart Monde(4) : un salarié, même pauvre n’a rien à envier aux exclus vivant de minima sociaux. Parce qu’elle relève du facultatif, l’action des Fondations est bien plus exposée à la dérive d’une sélection des candidatures les plus méritantes.

Pour ou contre ?

Résumons-nous. Le caritatif mis en œuvre par les Fondations peut constituer une dérive potentielle, face à une action sociale qui pourrait bien manquer, à l’avenir, de plus en plus à ses obligations. Les droits sociaux qui se sont imposés de haute lutte, au cours des décennies, viendraient, en quelque sorte, à être remplacés par des dons accordés par les plus riches aux plus méritants des plus pauvres. L’État qu’on a appelé providence, parce qu’il pourvoyait aux besoins de ses citoyens les plus fragilisés, pourrait bien se défausser de ses responsabilités en faisant appel à la charité accordée par les citoyens les plus philanthropiques, faisant ainsi connaître à la solidarité nationale, si chèrement acquise, un bond de plus d’un siècle en arrière. Mais, on peut tout autant considérer que ces Fondations ne se positionnent pas en concurrence avec les financements des pouvoirs publics qu’elles seraient bien en peine de remplacer. La complémentarité qu’elle propose présente deux avantages majeurs. Réconcilier les patrons avec la société civile, tout d’abord, en les faisant participer à la solidarité due aux plus démunis, à travers la Responsabilité Sociale des Entreprises (voir encadré). Second atout : rendre les citoyens pleinement acteurs de la solidarité, en les impliquant dans la prise en compte des exclus vivant à leurs côtés, sans avoir toujours à s’en remettre à l’État pour le faire à leur place. Le pire n’étant jamais certain et les Fondations continuant à se développer, il est possible au final de dégager trois postures.

Positions en présence

La première peut être considérée soit comme rigide et dogmatique, soit comme marquée au sceau de la fidélité aux principes de l’État social : elle consiste à dénoncer l’imposture des Fondations et à refuser de leur faire appel, considérant qu’il s’agit là d’une inféodation à l’égard de la logique libérale. A l’autre extrémité, on trouve une position qui peut être qualifiée soit d’innovante et responsable, soit comme du maquignonnage et de la compromission. Elle valorise la mobilisation des principaux acteurs économiques de la société comme alternative à un État providence en faillite financière et morale. Entre ces deux extrêmes, existe une posture encore qui peut être désignée soit comme réaliste et pragmatique, soit comme opportuniste et utilitariste qui en appelle au panachage, à l’articulation et à l’emboîtement des financements publics et des financements privés de l’action sociale, dans une proportion respectant le principe de subsidiarité, les premiers restant fondateurs de notre pacte social et les seconds jouant un rôle auxiliaire. Au seuil de cette réflexion, il revient au lecteur, de choisir d’ignorer superbement le site http://www.fondations.org qui répertorie les fondations susceptibles de l’aider à compléter le financement de ses projets, soit d’aller le consulter !



(1) Reportage dans LIEN SOCIAL n°1129
(2) Reportage dans LIEN SOCIAL n°1151
(3) « Secourir la pauvreté honnête et malheureuse, réprimer la mendicité professionnelle et le vagabondage » Plan du travail du comité de mendicité – 30 avril 1790 - Bronislaw Geremek, historien et ancien ministre polonais avait résumé la réponse de la société face à la misère dans le titre d’un des ses ouvrages : « la potence ou la pitié ».
(4) « En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté » ATD Quart monde, éd. Quart monde et Ed. de l’Atelier, 2013

 

Le paternalisme
Au cours 19ème siècle, un changement s’opère au sein du patronat. La répression policière, judiciaire, voire militaire contre les révoltes ouvrières montrent rapidement ses limites. Elle ne peut venir à bout d’une rébellion qui enfle contre des terribles conditions de travail des manufactures. Un certain nombre de patrons « éclairés », imprégnés de valeurs chrétiennes, optèrent alors pour la création d’un rapport de soumission inspiré non par la peur, mais par ce qui se passait au sein de la famille : devenir un père bienveillant pour ses enfants salariés. En échange de l’obéissance exigée d’eux, les ouvriers pouvaient bénéficier de toute une série d'avantages sociaux portant sur tous les aspects de leur vie privée : le logement, la consommation, l’éducation des enfants, les soins médicaux, les équipements sportifs, la vie spirituelle, etc... L’objectif poursuivi était triple : créer un sentiment d’appartenance ; accroître la productivité au travail ; stabiliser les effectifs. Rappelons qu’à cette époque, le patronat combattait bien plus le turn-over et l’absentéisme de ses salariés, qu’il ne cherchait à les licencier en masse, comme aujourd’hui, par soucis d’augmenter son taux de profit. Dès lors, quitter l’usine impliquait de perdre en même temps son logement, de ne plus bénéficier du dispensaire, de devoir régler les dettes accumulées à l’épicerie, tous ces services dépendant directement de l’employeur. L’Angleterre poussa à l’extrême cette dépendance, en inventant le « truck system » : l’ouvrier était rémunéré uniquement en jetons permettant de payer son loyer, son alimentation ou son charbon mis à disposition par le patron.

La responsabilité sociale de l’entreprise
L’universitaire québécois Michel Capron (1), l’un des théoriciens les plus pointus de la « responsabilité sociale de l’entreprise », la définit ainsi : « prendre en considération les conséquences prédatrices de ces activités sur l’environnement social et naturel et déterminer la part des coûts qu’il incombe de faire respectivement prendre en charge par les entreprises et par les collectivités publiques ou estimer la contribution des entreprises aux communautés humaines ». Il distingue trois sources de motivation, pour cette « R.S.E. ». La conception éthique, tout d’abord, héritière de la philanthropie du 19ème siècle : l’entreprise assimilée à un « être moral » doit faire le « bien » et s’obliger à venir en aide aux personnes démunies. Puis, vient la conception utilitariste : le comportement social de l’entreprise doit servir sa performance économique, l’action qu’elle engage étant soumis à un calcul de coûts/avantages, lui permettant de mesurer le retour financier sur l’investissement accordé. Enfin, intervient la conception de « soutenabilité » : l’entreprise est redevable à la société qui lui permet d’exister. Elle doit donc assumer les conséquences et les risques de son activité, en s’efforçant de les anticiper et d’en réinternaliser des coûts trop souvent supportés par la seule collectivité. Les motivations de la RSE vont donc de la démarche charitable, au soucis de prendre sa part dans le vivre ensemble, en passant par la pure instrumentalisation destinée à accroître encore plus les profits.
« La responsabilité sociale d’entreprise » Michel Capron, Françoise Quairel-Lanoizelée, Ed. La Découverte, 2010


Assurance, solidarité et charité
Le principe des assurances sociales consiste à préserver un avenir sur qui pèse une menace potentielle (chômage, maladie, accidents du travail…). Il s’agit de mutualiser la prise en charge de ces risques, en indemnisant celui qui en est victime, chacun ayant la garantie de l’être à son tour, s’il devait subir lui-même les mêmes difficultés.
La solidarité relève d’une toute autre démarche partant du principe selon lequel personne ne peut vivre, sans s’appuyer sur autrui. Son chantre fut Léon Bourgeois, père de la doctrine dite du solidarisme qui la définissait ainsi : « lien fraternel qui oblige tous les êtres humains les uns envers les autres, nous faisant un devoir d'assister ceux de nos semblables qui sont dans l'infortune ». C’est parce que nous sommes tous interdépendants, que la nécessité de l’entraide s’impose à tous, comme à chacun.
Toute autre est la charité qui relève d’un devoir moral : donner aux plus démunis, afin de les aider dans les difficultés de leur existence. C’est une vertu que l’on retrouve dans la religion chrétienne (aimer son prochain, comme l’image de Dieu) et musulmane (tout musulman qui en a les moyens doit donner une partie de ses biens aux pauvres de la communauté : c’est la Zakât). Ce geste relevant avant tout d’un choix personnel et de la liberté laissée à chacun de faire un don ou non, il est largement plébiscité par l’idéologie libérale.

Le chiffre
En 2005, 260 milliards € ont été dépensés aux USA par 72.000 fondations, contre 5,7 milliards € en France qui n’en compte que 2.443 (dont 35 % est destiné à la solidarité).

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1156 ■ 05/02/2015