Choisir ses usagers

Est-il possible de choisir de ne pas choisir ?

La journée du 11 octobre fut riche d’échanges et de controverses. Quelles pistes est-il possible d’esquisser, à l’issue de ces réflexions ?

Choisir ses usagers est-il une pratique acceptable ? Presque quinze ans après son dernier colloque consacré à la dimension ou non militante du travail social, Lien Social avait fait le choix, en ce 11 octobre 2013, de proposer une journée au format réduit. Restriction du fait du nombre de places proposées (moins de cent personnes), disposées dans une salle atypique ovale où chacun se faisait face. Mais pas de limitation, quant à la qualité du débat engagé qui fut nourri et fourni. Apporter une réponse définitive à la question posée n’était guère possible en une journée, pas plus d’ailleurs qu’en dix, tant une telle problématique laboure un terrain riche d’une infinie diversité d’expériences de terrain et de comportements tant singuliers que collectifs, de représentations et de proclamations, de convictions et de références théoriques. Comment s’y retrouver, sinon en évoquant les diverses options et en laissant chacun s’abreuver à la multiplicité des argumentaires ?

Non, choisir n’est pas acceptable

Le premier et sans doute le principal argument que l’on puisse utiliser pour rejeter tout notion de choix se réfère au principe de service public qui se donne comme ambition de garantir à tout usager tant l’égalité de traitement que la continuité de la prise en compte qui lui est proposée. Trier celles et ceux qui sont appelés à en bénéficier s’oppose diamétralement à cette conception, renvoyant plutôt à la démarche envahissante d’une chalandisation qui tente de transformer l’action socio-éducative en une prestation marchande devant se soumettre aux critères d’une mise en concurrence, elle-même fondée sur la compétitivité et l’efficience. Mais, au-delà de cette critique centrale qui démontre combien le travail social se situe à la croisée des chemins, se pose la question de la méthodologie mise en oeuvre au quotidien. C’est cette dimension qui va faire l’objet de cet article. Ainsi, des conséquences de la revendication du droit de choisir ses usagers qui se concrétisent à travers le syndrome de la « patte chaude » ou du « paquet de pointes ». Les victimes en sont les mineurs ou les adultes qui errent d’institution en institution, chaque équipe affirmant la main sur le cœur, qu’elles auraient bien continué à les prendre en charge, mais que malheureusement, leur profil ne correspond vraiment pas à ce qui peut être proposé dans leur service ou leur établissement. Le parcours chaotique qui se construit alors, ne fait que décupler chez la personne qui subit ces rejets successifs une souffrance et un sentiment d’abandon peu propice à lui permettre ensuite de s’insérer sereinement dans quelque dispositif que ce soit. S’est (entre autre) ainsi que se crée « l’incasable », terme désignant une personne ne trouvant de place nulle part, non pas tant parce qu’il ne serait effectivement pas « casable », que parce que la souplesse et l’adaptation permettant de le faire font défaut. Le choix peut certes permettre parfois de préserver alors le confort des professionnels, moins soumis aux aléas d’un usager réputé ingérable, mais il les empêche par la même occasion de déployer toute l’inventivité et la créativité dont ils savent pourtant si bien faire preuve, quand ils ont le sentiment d’être confrontés à une impasse. Enfin, dernier argument abordé ici (mais il pourrait y en avoir bien d’autres), la volonté de choisir recèle une illusion : celle de croire pouvoir tout contrôler et/ou maîtriser chez l’autre, en lieu et place de ce qui constitue le fondement de nos professions, l’accepter tel qu’il est et faire avec ce qu’il montre de sa problématique.

Oui, choisir peut être profitable

Toutes ces objections trouveront, à n’en pas douter, grâce aux yeux des lecteurs. Pour autant, de fait, les professionnels ne cessent de choisir leurs usagers. Quand ils préfèrent intervenir, par exemple, auprès d’une institution donnée (internat ou milieu ouvert), quand ils optent pour une forme d’inadaptation ou une autre (handicap, insertion, protection de l’enfance, délinquance), quand ils inclinent pour un âge avec lequel ils se sentent le plus à l’aise (bébés, petite enfance, adolescence, jeunes adultes, adultes, aînés …). Mais c’est aussi le cas, quand ils tissent la relation d’accompagnement. Si cette démarche se travaille, elle ne se décrète pas. Il y a des usagers auprès de qui le professionnel arrive à mieux intervenir. Comme il est des professionnels avec qui un usager va mieux s’accorder. On ne peut faire l’économie de cette adéquation qui les amène sinon à se choisir, du moins à s’élire l’un l’autre. Il y a du transfert et du contre-transfert, de part et d’autre, qu’on le veuille ou non, qu’on en ait conscience ou pas. Car, les travailleurs sociaux ne sont pas de pures machines, techniciens froids et impersonnels qui seraient interchangeables. Comme les usagers ne se réduisent pas à un dossier ou à un cas. La coutume consistant à désigner des référents, appelés aussi parfois répondants, attachés à une personne en particulier, est fréquente. Certaines équipes vont même jusqu’à doubler cette référence : l’un étant désigné par l’institution, l’autre étant choisi par l’usager. Pratique sujette à la critique de ceux qui ne veulent pas que le référent se transforme en « préférant ». Pour autant, la notion de fil rouge garantit la continuité de la prise en compte de personnes parfois fragilisées dans leurs relations affectives, qui ont besoin d’un minimum de stabilité et de constance. Se préoccuper de la bientraitance du public accompagné ne s’oppose pas, mais est aussi conditionné par le bien-être au travail des professionnels. Qui prend soin de celles et de ceux qui prennent soin des plus vulnérables ? Cette question est loin d’être accessoire. Et tenir compte des affinités et des préférences des intervenants constitue une posture qui ne pourra que se retrouver dans la qualité du travail accompli. La possibilité de choix reste donc un élément essentiel pour lutter contre l’usure ou l’épuisement professionnel, le désinvestissement ou le fameux « burn out ».

Dilemme

Finalement : faut-il choisir ou ne pas choisir ses usagers ? De toute façon, quelle que soit la réponse que chacun pourra apporter, il y a bien des circonstances où l’on n’a pas le choix. Ainsi, de ces dispositifs d’urgence, tant en protection de l’enfance que dans les accueils pour sans domiciles fixes, qui n’ont que très peu de visibilité quant au profil des personnes qui se présentent, avant de les admettre (puisque telle est leur vocation). Dans d’autres situations, on ne peut que faire un choix, comme c’est le cas lorsqu’une dizaine de familles posent leur candidature pour l’admission de l’un des leurs, dans un secteur médico-social parfois proposant un nombre de places limité. Comment, alors, départager les candidats ? Sauf à organiser un tirage au sort, en présence d’un huissier de justice, ou admettre en respectant strictement l’ordre d’inscription, les premiers arrivés étant les premiers servis, il est difficile d’échapper à une sélection. Celle-ci s’opère alors, à partir de l’étude de chaque problématique, au regard d’un certain nombre de critères explicites (les compétences manifestées, le degré de déficience, la composition du groupe déjà existant, la volonté d’homogénéité ou au contraire d’hétérogénéité) ou implicites (le feeling, l’impression donnée, la qualité de la personne et de son entourage, les perspectives d’évolution, l‘ampleur du travail à accomplir). On se trouve donc dans trois situations distinctes : un non choix qui s’impose, un choix qui peut difficilement être évité. Peut-il exister une troisième démarche non subie et consciente qui tendrait à refuser les biais d’un choix privilégiant le moins difficile et le moins complexe des postulants ? Car, quel que soit le discours que l’on puisse tenir, le risque est toujours présent que le tri des personnes candidates à une admission soit dominé par des intérêts qui lui sont étrangers. Comment procéder, pour contrer cette menace ? Peut-être, en rappelant un certain nombre de principes en cohérence avec l’éthique du travail social. Il est possible d’en identifier au moins cinq.

Comment choisir ?

Le premier principe répond à ce qu’il y a peut-être de plus pervers dans la démarche de choix. Il s’agit de bannir l’inadmissible recherche de la motivation préalable, quand elle est élevée au rang de condition sine qua non de toute admission. Cette demande d’engagement, si elle intervient comme un facteur parmi tant d’autres, peut tout autant être instrumentalisée en devenant soit abusive (quand les placements sont contraints), soit artificielle (quand les difficultés de l’usager ne lui permettent pas forcément de se prononcer d’une manière vraiment éclairée), soit hypocrite (quand il n’y a qu’une option possible). En outre, cela relève du travail des professionnels que de faire évoluer cette motivation initiale : une demande cela se travaille, une envie cela se stimule, un désir cela se suscite. Le second principe consiste à prévenir les situations d’impasse qui font parfois hésiter à accepter un usager trop perturbé : ne pas attendre qu’elles surviennent pour commencer à élaborer des solutions possibles, en réfléchissant longtemps en amont sur les dispositifs à concevoir et à imaginer pour y répondre. Prévoir des relais et des alternatives permet alors d’entrevoir avec moins d’inquiétude une admission complexe. Le troisième principe répond à la tentation de toute puissance qui incite à vouloir contrôler tout ce qui peut advenir, en filtrant à l’avance les admissions, pour éviter de se retrouver en échec. Renoncer à vouloir tout traiter dans le cadre d’un même service et privilégier le travail en réseau permet alors de répartir la charge et la lourdeur de certaines situations sur plusieurs partenaires s’engageant à apporter chacun sa part dans la gestion de la problématique. Le quatrième principe s’intéresse aux institutions employant les professionnels chargés d’accompagner les usagers. Favoriser la bienveillance à l’égard des salariés, en étant attentifs à leurs affinités et à leurs difficultés, en reconnaissant leurs épreuves, en veillant à trouver des solutions à leur souffrance, en leur permettant de se sentir le plus en phase possible avec leur travail, constituent des comportements de la part des employeurs susceptibles d’éviter la recherche d’une sécurité rassurante se concrétisant parfois par le choix de profils d’usagers les moins menaçants. Enfin, dernier principe, il apparaît nécessaire que les directions et les équipes de terrain réhabilitent et cultivent cette démarche de créativité, de défi à relever, de dépassement de la routine indispensable pour faire face à des problématiques extra ordinaires, comme le font déjà tant de Directeurs, de chefs de service et d’éducateurs. Telle sont les pistes qui permettraient, face à un usager dont les difficultés peuvent submerger au point de faire hésiter à l’accueillir ou à le garder, d’apprendre à choisir et encore mieux de réussir à ne pas avoir à choisir.
 
 
Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1126 ■ 14/11/2013