Le travail social doit-il se rendre visible?

Visibilité et invisibilité du travail social, tel était le thème des journées nationales 2012 de l’ANAS. Le travail social doit-il et peut-il se montrer visible au reste de la société ? Le débat traverse les professionnels comme il a traversé les orateurs et oratrices passés à la tribune et qui se sont regroupés autour de trois postures.

Les partisans de la visibilité

Édouard Zambeaux, journaliste animant Périphérie (excellente émission sur France Inter, chaque dimanche, de 13H20 à 13H30), a plaidé pour une alliance avec les travailleurs sociaux. Présentant les actions menées sur le terrain dans les quartiers défavorisés pour préserver ou amplifier le lien social, c’est naturellement qu’il est demandeur d’une ouverture avec des professionnels, dont il partage la quête de plus de justice. Second partisan à se prononcer pour cette visibilité, Patricia Adam, député du Finistère et elle-même ancienne assistante sociale. Si le travail social laisse d’autres parler à sa place, il ne peut se plaindre ensuite, de voir son action caricaturée, explique-t-elle. Peu de personnes savent vraiment ce que font les travailleurs sociaux. « Dites ce que vous faites et pourquoi vous le faites », tel sera l’appel lancé aux 450 professionnels qu’elle avait devant elle, revendiquant la multiplication de lieux d’échange et de dialogue entre les décideurs, les professionnels et les usagers. Pour Jean-Marie Vauchez, président de l’ONES, la question qui se pose n’est pas tant de rendre le travail social visible, mais pourquoi un secteur fort d’1,7 millions salariés et brassant un budget de plus de 18 milliards d’euros pour le médico social et de plus de 31 milliards pour l’action sociale, ne l’est pas plus. Et d’expliquer ce peu de transparence par la multiplication des donneurs d’ordre, la prolifération des métiers, la diversité des publics, la dissemblance entre les fonctions … autant de facteurs à l’origine d’un éparpillement des représentations du social et d’une impossibilité manifeste d’unifier sa perception. Quant à Joël Plantet, rédacteur adjoint de l’hebdomadaire Lien Social, il aurait été malvenu de s’interroger sur la pertinence de cette visibilisation, son journal qui se vante d’être lu et écrit par des travailleurs sociaux, ne cessant d’être sollicité par les équipes de terrain soucieuses de médiatiser leur action.

Les partisans, sous conditions

Cet enthousiasme n’a pas été partagé par tous les intervenants. Didier Dubasque, assistant social de formation ayant exercé comme journaliste pendant quatre ans, identifia quatre points communs entre les deux métiers qu’il a eu l’occasion de pratiquer. Comme les travailleurs sociaux, les journalistes se doivent d’être dans l’écoute et la compréhension pour retraduire et décrypter au mieux ce dont ils sont témoins. Comme eux, ils essaient de traiter l’information reçue d’une manière qui soit la plus compréhensible possible afin qu’elle puisse être accessible à des tiers. Comme eux, ils respectent une déontologie qui leur impose le secret professionnel pour l’un et le secret des sources pour l’autre. Ce sont ces proximités qui pourraient justifier une collaboration réciproque et respectueuse de la spécificité de chacun. Encore faut-il avoir conscience de ce qui les oppose : là, où le journaliste privilégiera plutôt la simplicité et la certitude, l’immédiateté et l’émotion, l’action du travailleur social s’appuie sur la complexité et l’incertitude, le long terme et la prise de distance avec le pathos. Spécificités qui peuvent faire la différence et les placer en porte à faux. Autre adepte d’une ouverture possible, Antoine Guillet, assistant social qui, convenant de la nécessité d’essayer de rendre plus visibles la complexité de son travail, de ses doutes et de ses incertitudes n’en conclura pas moins que tous les efforts pour rendre plus dicibles les pratiques des professionnels du social auront toujours un temps de retard sur la réactivité et la capacité d’adaptation qu’il leur faut produire, pour répondre au mieux aux situations mouvantes qui leur sont données d’accompagner. A peine médiatisée une action peut déjà avoir changé d’optique et de modalités, tant elle se doit de rester en prise directe avec ce qui se vit, provoquant un inévitable décalage avec ce qui se dit.

Les opposant à la visibilité

Elsa Melon, Présidente de l’ANAS, fut la première à s’inquiéter de l’instrumentalisation par l’idéologie gestionnaire de cette exigence de visibilité qui peut être reliée à la volonté parallèle d’imposer, comme pour les entreprises privées, une obligation de résultats en lieu et place de l’obligation de moyens. Rappelant que l’articulation entre intime et le public d’un côté, l’individuel et le collectif de l’autre sont placés au cœur du travail social, elle a émis la crainte que sa mise à nu ne s’accompagne de l’amputation des inévitables parties invisibles qui conditionnent la relation de confiance et la discrétion. Pierre Joxe, devenu avocat d’enfants après avoir occupé les plus hautes fonctions à la tête de l’État, fera lui aussi le lien du questionnement sur la légitimité du travail social qui nécessiterait sa lisibilité, avec une doxa néolibérale prétendant que chacun doit assumer la pleine responsabilité de ce qu’il devient, les pauvres étant à l’origine de leurs propres malheurs. C’est face à la menace que fait peser cette idéologie qu’il affirmera très clairement : « le travail social est invisible à ceux qui ne veulent pas le voir et visible à ceux qui veulent bien le voir » ! Michel Aballéa n’aura de cesse, tout au long de son intervention, que d’expliciter pourquoi le travail social, instance traditionnellement plutôt bavarde, propose un discours qui ne laisse ni trace, ni sens, ni légitimité. Et d’expliquer que la visible invisibilité du social ou son invisible visibilité tiennent pour beaucoup à l’absence de savoirs propres d’une profession qui, mettant en pratique les différentes disciplines des sciences humaines, n’a jamais réussi à constituer un corpus théorique spécifique. Autres explications possibles avancées par le sociologue : les fondements d’un travail social s’appuyant avant tout sur la subjectivité et son refus de la rationalité. On ne peut que faire la liaison avec le propos d’un François Roche, membre de la commission « Éthique et déontologie » du CSTS, rappelant que si l’action sociale doit pouvoir être explicitée publiquement, il n’en va pas de même du travail social qui n’a pas besoin de tant de lumière. Ce qu’il lui faut c’est bien plus de la discrétion. C’est dans le silence ambiant que la rencontre peut se faire, c’est à bas bruit qu’elle peut se déployer.

Que choisir ?

C’est même la condition de la relation de confiance qui se crée au coeur de l’accompagnement que proposent les professionnels aux usagers. Et c’est bien pourquoi la notion de partage de l’information tenue au secret professionnel s’oppose, comme le rappellera l’avocat Pierre Verdier, à l’idée reçue d’un partage du secret professionnel qui, lui, ne repose sur aucune base légale. Partager un secret c’est le faire disparaître, affirmera-t-il. Alors que choisir quelle information va être transmise, c’est réfléchir précisément sur ce qui justifie cette communication. Et, ce n’est pas là qu’une nuance sémantique. Choisir ce que l’on va dire, en fonction de ce qui est strictement nécessaire, en fonction de la destination et de l’utilisation de ce qui va en être fait, en fonction du statut de la personne destinataire… et avec l’accord préalable de la personne concernée freine, certes, la transparence du travail social. Mais c’est la seule garantie que l’on ait trouvé, jusqu’à présent, de ne pas trahir la loyauté que l’on s’est engagé à assurer à l’égard à celui ou celle se confiant aux travailleurs sociaux. Plus que jamais, la visibilité du travail social ne s’impose donc pas comme une évidence, ni comme une contrainte qui nous serait imposée, mais comme une possibilité qui doit se discuter, se réfléchir et s’appliquer sous conditions. Au final, nous voilà confrontés à un exercice complexe et délicat : trouver la bonne distance entre la communication et la préservation d’une information, entre le colloque singulier avec l’usager et la divulgation de ce qui s’y fait et s’y dit, entre la sauvegarde de la vie privée et son étalage à l’extérieur. Ces journées nationales 2012 de l’ANAS se sont donc terminées sur des incertitudes, chacun repartant sans avoir été instruit de la bonne recette à appliquer. Et c’est plutôt rassurant. Car, le travail social ne peut être un donné d’emblée, une méthodologie applicable en toute circonstance et en tous lieux, une relation formatée et identifiable quelle que soit sa déclinaison. Il est à construire, à chaque fois, d’une manière originale, singulière et différente, à partir de chaque situation, de chaque usager et/ou de chaque groupe d’usagers, ainsi que de chaque circonstance. C’est à ces conditions que pourra être déterminé au mieux, ce qui doit être rendu visible et ce qui doit rester invisible.


Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1087 ■ 20/12/2012