PJJ - Mineurs et trafic

Mineurs et trafic

Relancer le débat sur la consommation de drogue, après les dix années de glaciation imposée par les gouvernements successifs de droite relève de l’hygiène intellectuelle. La PJJ a répondu à ce défi, avec bonheur. Compte-rendu.

Les 5 et 19 octobre 2012, se sont tenues à Labège dans la banlieue de Toulouse, deux journées de colloque organisées par la Protection judiciaire de la jeunesse qui y avaient conviés ses professionnels et leurs partenaires, avec le soutien de la MILDT. Le thème de ces journées ? « Mineurs et trafic ». Il s’agissait de réfléchir à cette réalité quotidienne à laquelle sont confrontés les travailleurs sociaux intervenant tant en foyers d’accueil d’adolescents que dans les services de milieu ouvert et qui mêle la consommation de drogue et son commerce, les pratiques festives et la toxicomanie. Plus que toute autre problématique, celle se référant aux produits illicites nécessite de renoncer à l’émotion que produit régulièrement ce sujet et de faire un pas de côté.

État des lieux judiciaire

Les interventions les plus étonnantes n’auront pas été du côté des sociologues, ni des travailleurs sociaux, mais des représentants de la justice qui ont expliqué, avec beaucoup d’honnêteté, comment ils accomplissaient les missions qui leur sont confiées par la société. C’est Michel Valet, Procureur de la république de Toulouse, qui a donné le ton, en rappelant la volonté du gouvernement d’apporter, en matière de délinquance, une réponse pénale systématique, inspirée du principe de tolérance zéro. Pour autant si, dans les cas les plus graves que constitue le trafic de stupéfiant, la priorité absolue est donnée à la répression, il n’en va pas de même quand il s’agit de la simple consommation. Y répondre par l’application aveugle de mesures répressives reviendrait à passer à côté de l’essentiel, a-t-il affirmé. Le législateur ayant su fournir à la justice un large éventail de solutions intermédiaires entre la pure répression et la seule option éducative, des possibilités existent de s’ouvrir à une multiplicité de réponses éclairées. Cette diversité des réactions possibles, Dominique Coquizard, Vice-procureur du TGI de Toulouse les détaillera : orientation sanitaire et sociale (rappel à la loi, ateliers collectifs, bilan et orientation vers d’autres partenaires), médiation pénale (mesure de réparation), composition pénale (sanction proposée par le procureur), ordonnance pénale (sanction proposée par le juge sans débat) etc... Le choix ayant été fait de ne jamais classer sans suite aucun dossier concernant une consommation de stupéfiants par un mineur, sans qu’il y ait une réponse, elle décrira la déclinaison prise à Toulouse par le stage de sensibilisation prévu par la loi de 2007. L’atelier de réflexion conçu aura vu passer 250 jeunes, sans que cela permette pour autant, reconnaîtra-t-elle, de modifier notablement leur consommation. Caroline Salles, commissaire de police à Toulouse s’est présenté avec un certain nombre de statistiques précises : en 2011, ses équipes ont interpellé 1.600 personnes, pour usage de stupéfiants et 220, pour trafic. La loi de 1970, rappelle-t-elle, prévoit 1 an de prison et 3.750 euros d’amende, pour simple usage. Depuis la circulaire de 1999 qui préconise la fin de l’incarcération pour la seule consommation, le mythe d’une pseudo banalisation a pu s’imposer, alors que l’usage continue à rester un délit.

La drogue dans les quartiers

Elle fera aussi état de l’émergence de nouveaux phénomènes dans certains quartiers : privatisation de l’espace public, mineurs enrôlés pour faire le guet et informer de l’arrivée de la police, vendeurs cagoulés au pied des immeubles, stockage du produit dans les boîtes aux lettres ou chez des « nourrices », loi du silence imposée aux habitants ou gardiens d’immeuble qui sont menacés s’ils essaient de témoigner, règlements de compte et présence d’armes de guerre. Le regard du sociologue Michel Kokoreff s’avèrera utile pour aider à comprendre ces descriptions alarmantes. Effectivement, la dégradation de la situation sociale dans les cités a provoqué une marginalisation accrue et un fort développement de l’économie de la débrouillardise et de la survie, reconnaît-il, débouchant sur l’implication de certains de leurs habitants dans le trafic de stupéfiants. Mais, le problème principal n’est pas tant de lutter contre la drogue que contre la misère. En outre, il faut rester prudent face à l’hypocrisie qui se contenterait de désigner et stigmatiser exclusivement les quartiers défavorisés. Sans faits clairement établis, l’imagination se déploie. Or, la massification des usages, la banalisation du cannabis et la démocratisation de la cocaïne ne concernent pas uniquement les milieux populaires, mais tout autant les lieux festifs, les abords des lycées et les quartiers aisés où sévissent des services à domicile imitant les livraisons de pizza (allo-cocaïne ou allo-shit). En fait, l’économie de la drogue se caractérise comme l’économie en général, par la limitation des possibilités lucratives par la solvabilité de la clientèle. Et, il y a bien plus de smicards du business que de dealers amassant des fortunes, bien plus de jeunes qui abandonnent les trafics pour intégrer une vie plus normale que de trafiquants qui poursuivent leur carrière. Les crédits consacrés à la police du cannabis qui concentre toute son énergie à pourchasser les fumeurs de pétards (145.000 sur 165.000 arrestations concernent de simples consommateurs) seraient mieux utilisés dans la prévention, le sanitaire et l’éducation. Et de rappeler le coût de la lutte contre le trafic aux USA : 127.000 dollars dépensés pour 1 kilo de cocaïne détruit d’une valeur de 1.500 dollars !

Diabolisation de la drogue de l’autre

Le procureur Michel Valet a volontiers reconnu qu’il était difficile, sur le terrain, de distinguer la consommation de produits illégaux et de produits légaux, l’alcoolisation massive de fin de semaine étant particulièrement inquiétante. Le Docteur Vincent Bounes, praticien hospitalier au SAMU de Toulouse, l’a confirmé. Son service reçoit 170.000 appels par an, soit entre 1.500 et 1.600 appels par jour, allant de la demande la plus banale à celle qui est bien plus grave. L’urgence concerne aussi des problématiques de consommation des différentes substances licites ou illicites. L’alcool représente entre vingt et quarante cas d’ivresse par semaine … contre un à deux par semaine pour le cannabis (mauvaise tolérance, crise d’angoisse, vomissement, palpitations). Son constat est clair quant à l’évolution de l’alcoolisation depuis quinze ans : de plus en plus de quantité, de plus en plus jeune et de plus en plus tôt dans la journée. Pourquoi cette focalisation sur le cannabis, alors que l’alcool constitue une substance bien plus destructrice ? Michel Koutouzis apportera une réponse possible : on diabolise toujours la drogue de l’autre. La lutte contre l’alcoolisme au début du XXème siècle commença par distinguer les bons alcools (ceux qui étaient produits nationalement) et les mauvais (ceux produits à l’étranger). Les proclamations moralisatrices des gouvernements occidentaux constituent l’une des faces de la médaille, l’autre étant largement occupée par la corruption, la défense par chaque pays de ses intérêts géostratégiques sur l’échiquier mondial et un commerce qui représente 2,7% du PIB mondial. En fait, le commerce de produits stupéfiants est vivement critiqué, quand c’est l’ennemi qui l’utilise, beaucoup moins quand ce sont ses propres services secrets qui y ont recours. Le financement des guerres passe toujours par le trafic de drogue qui fournit les capitaux nécessaires à l’achat des armes. Il suffit de rappeler que 80 à 90 % de la morphine base mondiale provient d’Afghanistan et que, comme à l’époque de la guerre du Vietnam, les avions gros porteurs américains sont accusés d’en assurer le transport hors du pays !

Quelles perspectives ?

Autre explication concernant le traitement distinctif entre drogue locale et drogue étrangère, l’explication d’Éric Gondard, doctorant en Ethnologie à l’université de Montpellier : pour qu’un produit soit perçu positivement, il faut que celui-ci soit soutenu par des normes, des valeurs fortes et se trouver en adéquation avec le contexte historico culturel du pays où il se trouve. La consommation de produits toxiques a toujours été encadrée par des rites sacrés. Et de citer ce chamane invité aux États-Unis qui l’expliquait très bien : « La première plante que vous avez volée aux chamanes, c’est le tabac. Et voyez où vous en êtes avec le tabac. La deuxième plante que vous avez volée aux chamanes, c’est la coca. Regardez dans quel état sont vos enfants. Si vous nous prenez l’ayahuasca, vous allez devenir tous fous. Cela ne sert rien si vous prenez les plantes sans connaître leur usage. » Et c’est bien parce que notre société moderne est passée du traditionnel institué au profane instituant que la consommation des produits psychotrope a dérapé. Le toxicomane est au cœur de l’individualisme et l’hédonisme de notre époque. Comment une société qui a passé quarante années à diaboliser les drogues étrangères, peut-elle opérer un virage à 90°, s’interroge Eric Gondard ? Et c’est bien ce qu’explique Eric Barbier, chef de service au point écoute prévention de l’association ARPADE qui intervient sur Toulouse dans la prévention des conduites à risque : la loi ne peut se suffire à elle-même pour régler le rapport de notre jeunesse à la drogue. Notre société doit définir clairement la politique qu’elle entend établir dans sa direction, avant de changer une législation qui n’est qu’un outil exprimant une orientation sociale. Le fossé qui nous sépare de cette jeunesse, qui a recours aux substances psychotropes d’une manière qui nous semble trop incontrôlée (ou incontrôlable ?), ne pouvait être mieux retraduit que par cette intervention en provenance du public : « pour nous, c’est un problème, pour eux, c’est une solution ; pour nous, c’est un handicap, pour eux, c’est une béquille; pour nous, ils se tuent à petits feux, pour eux ils survivent à petits feux ». A méditer.


Lire l'interview de Copel Anne - Dépénalisation des drogues
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Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1089 ■ 17/01/2013