ANAS - Travail social et démocratie

En 1999, Lien Social réunissait un colloque autour de la question : « les travailleurs sociaux sont-ils militants ? ». En 2004, l’ANAS s’est intéressé à l’articulation travail social et démocratie. En cinq ans d’intervalle, si la manière d’aborder la place des professionnels du social sur la scène politique a quelque peu évolué, l’interrogation reste la même.

L’ANAS avait choisi pour ses journées d’étude annuelles, de traiter des relations entre le travail social et la démocratie. Débat trop politique pour certains adhérents qui auraient préféré un thème plus technique. Pourtant, les attaques récentes contre le secret professionnel ou contre le principe d’anonymat du travail des éducateurs de rue par exemple, ont démontré que si les travailleurs sociaux ne s’occupaient pas des affaires de la politique, c’est la politique qui allait s’occuper d’eux, et d’une façon qui pouvait gravement remettre en cause l’essence même de leur travail. La réflexion qui s’est tenue au Palais des Congrès de Bordeaux les 16, 17 et 18 juin derniers a été féconde. Elle a permis de décliner le devenir du travail social et de la démocratie dans une société en pleine mutation, chez des usagers en panne de mobilisation, chez des élus en plein désarroi et enfin chez des professionnels d’une action sociale en pleine refondation.

 

Une société en pleine mutation

On n’en finit pas d’évoquer les profonds changements intervenus dans notre société au cours des dernières décennies. Mais, c’est là un exercice incontournable, si l’on veut apporter quelque intelligence à la compréhension du quotidien auquel nous sommes confrontés.

C’est à Robert Lafore, professeur de droit, qu’il est revenu d’avoir à planter le décors. Notre société, a-t-il expliqué, s’est construite sur les bases de ce que la constitution désigne comme une République sociale. Contrairement à ce qui s’est passé pendant des millénaires, l’individu n’est plus référé à des solidarités naturelles définies une fois pour toutes. Le pacte du « vivre ensemble » se fonde sur les relations de citoyens libres et égaux entre eux. Ce qui est valorisé, ce n’est plus ce dont on hérite, mais ce que l’on choisit. Mais, pour que cette dynamique puisse effectivement s’enclencher, encore faut-il que ce ne soit plus des rapports de subordination qui soient au cœur du lien social, mais l’autonomie de chacun. C’est pour permettre la réalisation de ce nouveau pacte social qu’ont émergé tant le droit à l’éducation que le droit au secours publique (devenu aujourd’hui aide sociale) qui sont accordés non par charité, mais comme le socle garanti par l’Etat pour permettre une communauté effective de citoyens. Les droits sociaux n’apparaissent donc pas tant comme le produit et la conséquence de la démocratie, mais comme ses bases et ses fondations. On comprend mieux dès lors pourquoi leur remise en cause entraîne l’ébranlement des fondements mêmes de notre société. Nous sommes arrivés à un compromis socio-économique à mi-chemin entre une vision purement libérale (qui estime que c’est au marché d’ajuster librement les rapports humains) et la vision étatiste (qui considère que c’est à l’Etat de réguler la totalité du corps social). Cet équilibre est directement menacé par la montée d’une insécurité sociale, dont Robert Castel, sociologue, a bien analysé bien les conséquences. C’est bien l’effritement généralisé des protections qui fragilise le rapport salarial, rend les conditions nécessaires pour assurer sa vie de plus en plus précaires et menace le contrat social. Mais c’est sur le terrain de la sécurité civile que la société réagit. Le même Etat qui fait preuve d’un laxisme et d’une impuissance impressionnante sur les facteurs qui dégradent jour après jour les conditions d’existence de millions de nos citoyens, se fait énergique, autoritaire et répressif quand il s’agit de réagir face à la délinquance. Il n’hésite pas à se mobiliser pour protéger les biens et les personnes contre des actes que l’on peut en grande partie identifier comme le produit direct du sentiment que n’ayant plus de place, il faut bien s’en faire une malgré tout, y compris par des vols ou des agressions. Les exclus d’aujourd’hui ne sont pas cette minorité d’hier aux marges de la société que l’on pensait aisément réintégrer dans le fonctionnement sociétal de tous les jours, mais des surnuméraires sur qui pèse la menace d’une mise à l’écart définitive. Ce ne sont pas tant des incapables que des laissés pour compte, pas tant des invalides que des invalidés par la logique économique et sociale. Et Robert Castel de rappeler le paradoxe auquel sont confrontés les travailleurs sociaux à qui on reprochait dans les années 1970 de vouloir normaliser de force et  à qui on fait querelle aujourd’hui de ne pas pouvoir faire autre chose, bien souvent, que de gérer l’exclusion.

 

Des usagers en panne de mobilisation

Première victime de cette dégradation : une population de plus en plus confrontée au risque de précarisation. Agnès Villechaise Dupont, maître de conférence à la faculté sciences de l’homme de Bordeaux a dressé un portrait très évocateur des ces citoyens qui cumulent à la fois des handicaps économiques et sociaux et à la fois une exclusion de l’espace démocratique. Les plus pauvres sont aussi ceux qui sont les moins présents sur la scène politique. Plusieurs raisons à cela, explique-t-elle. Il y a d’abord le poids du quotidien : la gestion au jour de jour de l’urgence pour tenter de manger, de faire face aux dettes, de gérer un logement délabré ou trop petit ne prédispose pas vraiment à s’investir dans une action citoyenne dont les résultats ne s’obtiendront qu’à moyen ou long terme. Il y a ensuite l’attitude de celles et ceux qui ont le pouvoir. Le trop fréquent mépris dont ils font preuve à l’encontre d’une population qui ne possède qu’un faible capital culturel, n’encourage pas à se tourner vers eux. C’est ensuite toute la rancœur accumulée contre un système politique vécu comme responsable de la rupture du contrat social : cela aussi ne favorise ni la confiance en ceux qui le représentent, ni l’optimisme face à ce qu’ils proposent. Quand ne vient pas se rajouter l’impuissance des décideurs qui semblent incapables de contrer des décisions venues d’obscures nébuleuses économiques : nouvelle occasion de les décrédibiliser encore plus. Ce qui aggrave encore le fossé, c’est l’effondrement de toute dynamique collective liée à un phénomène de fragmentation. Si le mouvement ouvrier d’hier se soudait autour d’idéaux alternatifs et d’une contestation radicale de la société, les plus démunis n’arrivent plus à se prévaloir d’une appartenance commune. Ils ne s’inscrivent pas dans une quelconque remise en cause sociétale, mais dans un conformisme qui situe les responsabilités dans une dimension individuelle. Ils cherchent plutôt à se démarquer de leur groupe d’appartenance en se projetant vers un groupe de référence inatteignable. Tous ces freins sont autant d’obstacles à trouver sa place comme citoyen à part entière et tend à transformer en citoyen entièrement à part.

 

Des élus en plein désarroi

En charge d’une politique qui se veut garante de la préservation du pacte social, les élus sont en première ligne comme décideurs des politiques sociales. Ils sont venus s’exprimer à la tribune. Est-ce lié à la récente mobilisation des travailleurs sociaux ? Est-ce une soudaine et fulgurante sympathie à l’égard de ce corps professionnel souvent négligé ? Est-ce la prise de conscience de l’impasse à laquelle les décideurs se heurtent et qui les font se tourner vers des techniciens aguerris par le face à face avec l’exclusion ? Toujours est-il que Gilles Savary, vice-président du Conseil général du département de la Gironde n’a pas tari d’éloges quand il a parlé de nos professions : « ils sont moins reconnus que les avocats ou les médecins, mais tout aussi utiles », « ils sont le ferment de la reconstruction sociale et civique », « Ils possèdent une précieuse expertise, dont on ne pourra se passer à l’avenir pour élaborer les politiques sociales. » Puis, se plaignant d’être trop souvent placé dans l’axe du mal : « les élus ne sont pas là que pour instrumentaliser les travailleurs sociaux. Ils ont plus de sincérité qu’on ne le pense. » Lui succéda à la tribune Véronique Fayet, adjointe au Maire de Bordeaux et vice-présidente de l’Union nationale des CCAS.  D’emblée, elle déclara qu’il fallait arrêter de vouloir soulager la misère, mais plutôt entrer en guerre contre elle, pour la détruire. La première mesure à prendre devait être le droit au logement opposable. Cette disposition devrait permettre, si elle était prise un jour, d’attaquer l’Etat en justice, si celui-ci n’était pas en capacité de fournir un logement décent. Et Madame Fayet d’évoquer, comme preuve de sa bonne foi, le « Groupe de dialogue citoyen » qu’elle a monté au sein du CCAS qu’elle préside et qui permet d’organiser le débat entre les usagers et les services sociaux. Pas au bout de nos surprises, nous avons eu droit à l’intervention d’Alain Régnier, Directeur de cabinet de Madame Olin, la toute nouvelle ministre déléguée à la lutte contre la précarité et l’exclusion. Reconnaissant que l’opinion doutait des politiques publiques, il n’a pas hésité à énumérer les dossiers sur lesquels son gouvernement n’avait pas assuré. Mais il s’est enorgueilli que la « conférence nationale contre l’exclusion et pour l’insertion » dont la première édition se tiendra le 6 juillet prochain, devienne un rendez-vous annuel permettant de faire le point sur les engagements qui auront été tenus et ceux qui ne l’auront pas été. Face à la réforme en cours qui décentralise les pouvoirs mais, il le reconnaîtra, pas les ressources, il évoquera l’exemple de la Grande Bretagne qui a réussi à établir un équilibre intéressant entre l’autorité centrale et le pouvoir local. L’Etat y délèégue son autorité aux collectivités territoriales mais a grand soin parallèlement d’ordonner des inspections régulières, pour vérifier que les principes de la politique définis au niveau national sont respectés. Dans le cas contraire, l’Etat se substitue alors pour appliquer les règles qui doivent être les mêmes sur l’ensemble du territoire. Contre-pouvoir intéressant face aux petites féodalités toutes puissantes dont on peut craindre les dérives dans la décentralisation qui est en train de s’appliquer. Scoop ? Le dernier remaniement ministériel aura au moins eu un effet positif. Alain Régnier a annoncé l’abandon du projet de loi Sarkozy sur la délinquance, en gratifiant l’ancien ministre de l’intérieur d’une citation empruntée à Claire Brisset : « il faut voir les jeunes non comme nuisibles mais comme une chance pour la société ». Ni l’honnêteté, ni la bonne volonté d’un Gilles Savary, d’un Alain Régnier ou d’une Véronique Fayet ne sont ici en cause. Les uns et les autres nous sont apparus comme fortement engagés à titre personnel dans le social. Mais, il suffit de suivre l’actualité récente pour s’interroger quand même sérieusement sur les marges de manœuvre qui sont laissées au final à l’action sociale. Les bonnes intentions ne suffisent pas toujours… quand ce qui domine ce sont des restrictions budgétaires et des coupures de crédit. On ne peut plus se contenter de la seule parole. Il faut vérifier les actes.

 

Une action sociale en pleine refondation

Face au délitement des droits sociaux, à la démobilisation trop fréquente des usagers et au désarroi des élus, le travail social peut-il continuer à se réfugier derrière le droit de réserve traditionnel. Du haut de ses cinquante années d’expérience de l’action sociale, Jacques Ladsous, ancien vice-président du CSTS, a lancé un appel à la résistance et à la désobéissance civique. Il a convié les 600.000 professionnels en fonction dans notre pays, à accomplir leur devoir de citoyen, à refuser de se soumettre et à prendre une part active à la contestation et à l’élaboration des politiques sociale de notre pays. Le ton était donné. Cette incitation à la résistance trouvera un écho dans la description faite par Lucienne Chibrac, chef de Service au service social d’aide aux émigrants et doctorante en histoire, sur l’attitude du SSAE pendant l’occupation nazie. Cette action sera un mélange de pragmatisme venant répondre aux obligations liées aux gigantesques besoins qui se pressaient aux portes des bureaux et de désobéissance civique pour organiser un réseau clandestin qui permettra le sauvetage de 250 enfants juifs (les Directrice de Paris et Lyon, ainsi que toute l’équipe de la capitale des Gaules seront  arrêtés en 1944). Goutte d’eau bien sûr dans l’immensité des massacres, mais goutte d’eau qui sauve l’honneur et l’âme des assistantes sociales pendant cette sombre période. S’il était nécessaire de résister alors, s’agit bien aujourd’hui de la même démarche ? Cet engagement sera confirmé par Christelle Ansault, assistante sociale et membre de la commission travail social de la ligue des droits de l’homme : l’action sociale si elle doit tenir compte du contexte social, ne peut ignorer le contexte démocratique. Les droits économiques et sociaux sont indissociables des droits civils et politiques. La citoyenneté n’existe que dans l’ensemble de ces dimensions. La véritable égalité, ce n’est pas de reconnaître des égaux mais c’est d’en faire. Et, ce sont bien ces valeurs, affirmera Bernard Cavat, président de la Conférence permanente des organisations du social, qui transcendent les différentes cultures de notre secteur. Par delà le cloisonnement du champ professionnel, tous les intervenants ont donc non seulement vocation mais légitimité à faire irruption dans le champ du politique, mais aussi à participer activement à la consolidation du pacte social.

Si l’action des professionnels devait s’inscrire dans la résistance, ce serait tout autant contre leurs propres dérives. Les propos de Saül Karsz, philosophe et sociologue, ont été précieuses à cet égard. « Le travail social ne risque pas de manquer de clientèle, vu que la manne de la misère sociale n’est pas prête de s’épuiser » commencera-t-il en préambule. « Les professions sociales ont un avenir radieux ». Mais, c’est aussi ce qui explique peut-être leur difficulté à exercer. Pour comprendre ce paradoxe, Saül Karsz a invité son public à faire un pas de côté. Le travail social ne s’adresse pas tant aux besoins des usagers qu’aux besoins auxquels les politiques sociales ont décidé de répondre. Il ne cherche pas tant à intégrer les populations précarisées dans la norme sociale que dans la norme sociale dominante : les usagers ont toujours leur propre norme, le problème c’est qu’elle n’est pas labellisée. Catégoriser les difficultés des usagers ne doit pas signifier les confondre avec les problèmes qu’ils rencontrent. C’est ce type de questionnement permanent qui rappelle aux professionnels que les individus ne se réduisant pas à des principes éternels, il leur faut se résigner à la complexité. C’est aussi cette introspection qui doit permettre de s’interroger sur la parcelle de pouvoir que chacun détient et sur ce qu’il fait de ce qu’on lui donne à faire. Exercice qui, comme le rappellera Cristina de Robertis  n’a rien de révolutionnaire tant la préoccupation démocratique est au cœur de nos pratiques professionnelles. Parce que l’usager y a acquis une place de sujet. Parce que l’écoute respectueuse est avant tout là pour se centrer sur l’individu. Parce qu’on ne cherche pas d’abord à proposer des réponses, mais à comprendre la personne. C’est ensemble ensuite qu’on construit les solutions. Cette méthodologie répond à l’appropriation personnelle de sa vie et au processus de prise de pouvoir progressif sur soi-même. C’est donc aux sources des principes humanistes et respectueux du sujet qu’elle s’abreuve.

Les journées de l’ANAS ont commencé par l’affirmation des droits sociaux comme étant le cœur du lien social et du pacte démocratique. Elles se sont terminées par l’affirmation du rôle des travailleurs sociaux sur la scène politique comme acteurs incontournables du vivre ensemble et de la citoyenneté. Il appartient ensuite à chacun et chacun d’entre nous de traduire ou non, dans le quotidien de notre pratique, ces convictions.

 

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°715 ■ 01/07/2004

 

Les actes du colloque seront publiés dans la « Revue française de service sociale ». (ANAS : 15 rue de Bruxelles 75009 Paris Tél. : 01 45 26 33 79/ Mail : anas@travail-social.com )