ANCE - Relever le défi de la violence

Les violences, qu’elles soient familiales, institutionnelles ou sociales semblent avoir atteint un seuil qui apparaît à beaucoup comme intolérable.

Certes, on peut évoquer les manipulations des média qui jouent un rôle de caisse de résonance et déforment parfois l’ampleur réel du phénomène. On peut aussi rappeler qu’hier n’était pas forcément mieux qu’aujourd’hui et que si la violence est de moins en moins acceptée, cela ne signifie pas forcément qu’elle s’aggrave. On peut encore s’étonner que seuls les actes posés par les jeunes provoquent la mobilisation du gouvernement à coup de plans de lutte et de campagnes de sensibilisation. La violence des adultes, elle, fait rarement l’objet d’autant de sollicitude. Tout cela est vrai, mais ne résout pas le problème. Banaliser ou minorer cette question, c’est laisser la place à ceux qui revendiquent de répondre en symétrie à la violence par la violence, en proposant par exemple une judiciarisation accrue ou un renforcement des  sanctions au sein des établissements scolaires. Prendre la mesure de cette problématique et réfléchir aux meilleures façons de réagir, tel a été l’objectif fixé par les 49ème journées d’étude nationale de l’ANCE  (1)

 

Quelles causes ?

Les tentatives de compréhension de cette violence ne sont pas nouvelles. Frédéric Blondel, sociologue, a d’abord passé en revue les modèles explicatifs élaborés au cours des derniers siècles. Ainsi, pour Thomas Hobbes, philosophe anglais du XVIIème siècle, la violence constitue une donnée naturelle de l’homme qui entre en compétition avec son semblable pour tenter, en les lui imposant, d’assouvir ses désirs insatiables. Freud n’est pas très loin quand il présente l’individu comme soumis à ses pulsions, rendant ainsi incontournable sa volonté de dominer, de posséder et d’asservir l’autre. Quant à Marx, c’est bien la lutte des classes qui engendre la violence entre les hommes du fait même des rapports d’exploitation, et des réactions de révolte qu’ils induisent. Ces propositions explicatives sont autant d’éléments de compréhension qui se complètent, car les entrées en la matière ne peuvent qu’être multidisciplinaires, sociologie, psychanalyse, anthropologie, philosophie … pouvant chacune apporter un éclairage utile et pertinent. La grille de lecture plus contemporaine proposée par Frédéric Blondel fait référence à une confusion entre processus de libération et liberté. Pendant des siècles, la place de chaque individu était identifiée dès sa naissance. Au cours des « trente glorieuses », on a assisté à un vaste mouvement d’émancipation portant tant sur les mœurs, que sur la place de la femme ou encore sur l’individualisation de destins. Il a semblé alors possible de réussir socialement à partir de ses propres mérites : mobilité sociale et ascenseur social semblaient apparemment fonctionner. Ces mécanismes sont venus dédouaner les rapports de domination en faisant retomber sur l’individu la responsabilité de l’échec quand celui-ci intervenait. Sous le vernis de cette liberté de destin, subsistait néanmoins la dépendance de chacun au capital culturel, économique et social dont il était doté et à la connaissance des codes sociaux nécessaires à la promotion sociale.  L’aggravation de la violence serait donc, pour Frédéric Blondel à relier à cette illusion d’une liberté qui permettrait d’advenir selon son désir et cela indépendamment des déterminants.

Suzanne Rosenberg , psychosociologue, est venue compléter cette approche en proposant une explication basée sur une distinction entre deux époques séparées par la mutation intervenue au cours des années 70. Avant cette période charnière, le discours s’entendait sur l’idée d’un ascenseur social efficient. Après, le discours dominant est venu disqualifier toute perspective de promotion sociale. Au « il y a de la place pour tout le monde, du moment que chacun se bouge » a succédé « il n’y en aura de toute façon, pas pour tout le monde, il subsistera toujours une fraction incompressible d’inutiles au monde ». A la violence sociale représentée par cette mise de côté a répondu la violence de la population qui en était victime. Il s’agit donc bien là d’une forme d’adaptation écologique. On ne peut tenter d’y répondre, sans tenter au préalable d’en comprendre le sens. Trop souvent, continue Suzanne Rosenberg, ce sont les valeurs des générations d’avant qui servent de base de compréhension aux passages à l’acte des génération d’après cette mutation essentielle. Et de citer cette anecdote vécue par l’intervenante auprès d’un groupe de jeunes de banlieue, connus pour leurs habitudes de caillassage des bus, à qui elle posait la question des raisons de leurs actes : « si on n’avait pas fait ça, jamais on ne vous aurait payé pour venir nous parler » lui répondit un jeune du groupe …

Daniel Sibony, philosophe et psychanalyste, inversera d’une manière très intéressante la problématique : l’important n’est peut-être pas tant la violence de l’autre que ce qui se joue en nous au travers de la violence de l’autre. Comment réagit-on quand l’autre vient nous chercher là où ça fait mal ? Que doit-on faire face à cette altérité qui nous échappe ? Toute violence est une lutte contre la violence de l’autre, affirmera-t-il, elle intervient en réponse à une rencontre qui s’avère impossible, l’énergie qui n’a pas pu alors s’évacuer, se libérant d’une manière dévastatrice.

 

Quelles réponses ?

Ces tentatives de compréhension ont permis de replacer dans toute sa complexité la problématique, hors de toutes ces simplifications abusives qui fleurissent si souvent. Dès lors, se pose la question : quelle réponse apporter ?

Jean-Pierre Rosenczveig le rappellera avec force : même si l’éradication de certaines de ses formes extrêmes est à la fois souhaitable et possible, l’objectif n’est pas la suppression de toute violence. La vie est violence de la naissance jusqu’à la mort, la société ne pouvant exister sans conflits ni transgression (voir encadré « Violence entre paradoxe et défi »). L’enjeu se situe bien dans la canalisation de ces manifestations, entre le laisser-faire et la contre-violence, il y a place pour une réponse démocratique, qui s’appuie sur le respect de l’individu mais aussi sur la réactivation de l’articulation entre soi et l’autre.

Jean-Louis Sanchez, directeur de l’ODAS, précisera les enjeux de cette voie qui consiste à construire une société d’écoute, d’entraide et de respect mutuel. Face à la tentative de repli sur soi, ce dont il s’agit, c’est bien de redynamiser les espaces de vie. Cette perspective éthique nécessite un requestionnement dialectique des relations entre les droits et les devoirs, le centre et le local, mais aussi entre la solidarité normée et la solidarité spontanée. Cela implique une restructuration de l’offre de service du travail social qui doit, aux côtés de la problématique familiale, se projeter aussi, sur le développement de l’action communautaire. A l’image de cette activité des agents de prévention urbaine recrutés par la ville d’Echirolles ou de ceux  intervenant sur le réseau de transport en commun de la ville de Grenoble, présents à Lyon, et qui sont venus exposer leur travail. L’intervention qu’ils ont ainsi décrite se réfère à la logique de médiation sociale : ne pas prendre partie mais aider à trouver les voies de la conciliation et du compromis entre les personne en conflit. Ce type d’intervention présentent de nombreuses difficultés dans le quotidien, ce qui a nécessité par exemple la mise en place d’un dispositif pour faire intervenir très vite (par radio que les agents de prévention ont sur eux en permanence) les chefs d’équipe, qui peuvent ainsi venir les aider en cas de situation très tendue. Mais aussi, cette répartition au sein des équipes de deux intervenants face à une agression au couteau, l’un se préoccupant du blessé, l’autre se consacrant plus à calmer la colère qui monte et qui tente de déboucher sur une expédition punitive. Mais encore ce besoin ressenti d’évacuer toute l’agressivité que leur intervention les amène à s’imprégner. Toutefois, une telle professionnalisation ne doit pas aboutir à une forme de déresponsabilisation du citoyen dans la nécessaire construction en commun du « vivre ensemble ». la question qui se pose bien est de savoir comment les intervenants vont pouvoir enclencher une dynamique d’action collective qui permette aux citoyen d’améliorer par eux-mêmes la qualité du lien social. Il s’agit, en quelque sorte, de faire en sorte que les travailleurs sociaux travaillent à se rendre inutile. Vieux rêve qui ne serait  qu’une utopie ? « L’utopie, c’est la vérité de demain » affirmait Victor Hugo, Lamartine lui répondant : « les utopies ne sont que des vérités prématurées »

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°537  ■ 29/06/2000

 

(1) « La violence, comment faire face » 49ème journées d’étude nationales, 22, 23 & 24 mai 2000, Lyon.

 

 
La violence entre paradoxe et défi
« La violence est partout : en nous et hors de nous, physique, psychique ou verbale, contenue ou extériorisée, douce ou meurtrière, individuelle ou collective, divine ou bestiale, normale ou pathologique, légale ou transgressive. » Le ton est donné : la violence est inhérente à notre humanité souffrante, toutes les cultures en sont porteuses. Les mythes fondateurs en sont empreints (il suffit de se référer à la bible qui fourmille de meurtres et d’agressions). Sans oublier l’éducation qui s’est basée pendant des millénaires sur la férule et le châtiment corporel. Les manifestations violentes s’expriment dès le plus jeune âge : coups, bousculades, agressions verbales. Dans toutes les cours de récréation, on défend son territoire, on menace, on attaque les plus faibles, de préférence à plusieurs, on prend la place de l’adulte pour imposer sa loi par la force. Du côté de la société, l’utilisation de la contrainte pour conformer ses membres aux règles de fonctionnement ne peut faire l’économie de la violence. La coercition sociale limite le délitement anomique et canalise chacun dans des normes de vie plus ou moins étroites selon le cas. Un monde sans violence n’est donc pas envisageable. Ce qui est néanmoins possible, c’est une éducation à la violence qui apprenne à maîtriser son corps, son énergie, à contrôler ses impulsions, comme savoir mettre des mots sur ses émotions et gérer les conflits tant intérieurs qu’interpersonnels. Intervient la distinction essentielle entre l’agressivité comme pulsion de vie qui doit être sublimée d’une façon positive et la violence qui dénote l’impasse dans laquelle est arrivée la relation. ’apprentissage d’autres modes de résolution de problème et de la vie en société passe par un exercice de la citoyenneté où chacun peut exprimer ses besoins et faire place à ceux de l’autre.
« Communautés Educatives » Revue trimestrielle de l’ANCE n°109- Décembre 1999
 
 
L’A.N.C.E.
L’Association Nationale des Communautés Educatives a été créée en 1949 par un groupe d’enseignants issus de la résistance qui désirait constituer un lieu d’échange, de débat, de circulation d’idées. Il s’agissait alors de susciter une transversalité au sein de la mouvance de l’Education Nationale (Pupilles de l’enseignement public, Ligue de l’enseignement, Fédération des amicales laïques, Mutuelle générale de l’éducation nationale, …). Mais très vite, l’ANCE s’est ouverte aux milieux de l’enfance inadaptée ou porteuse de handicap. Au début des années 90, elle s’est choisie un président issu de la justice des mineurs : Jean-Pierre Rosenczveig. Au sein de cette association, se croisent secteur public et secteur associatif,  responsables et professionnels de base : c’est près de 300 organismes de gestion, 800 établissements et 1000 personnes physiques qui en sont membres. L’ANCE est structurée d’abord autour de Commissions générales chargées de réfléchir à des problèmes communs et transversaux (administratif, psychopédagogie, médico-social, petite enfance). Mais les spécificités de chacun ne sont pas oubliées puisque dix Groupes Techniques Régionaux se retrouvent régulièrement par secteur de handicap : handicap moteur, visuel, auditif, intellectuel, trouble du caractère et du comportement, enseignement adapté, adultes handicapés, secteur social, CMPP ou CAMSP, établissements sanitaires. Outre des journées d’étude dont celles organisées chaque année par une région différentes (ainsi, les  cinquantième journées auront lieu en mai 2001 à Nancy), l’ANCE gère une formation initiale (l’Institut de Formation des Travailleurs Sociaux à Echirolles) et propose des stages de formation continue.
 
ANCE : 145 bd de Magenta 75010 Paris
Tél. : 01 43 47 31 25 - Site Web : http://www.ance.org.  Mail : ance@ance-org.
 
 
« L’enfant et l’adolescent violents »
Entretien avec Jean-Yves Hayez, pédopsychiatre (cassette « Parole donnée ») Anthéa : 93 chemin du Coutelet 83006 Draguignan Cedex
Voilà un discours des plus roboratif. A propos, tout d’abord, de la définition de la violence. Quand c’est une force de vie qui s’exprime ou une réaction face à l’arbitraire et l’injustice, affirme Jean-Yves Hayez, on ne peut que s’en réjouir, même s’il faut chercher à la canaliser. Elle ne devient en fait problématique que lorsqu’elle empêche l’autre de vivre. A propos des réactions à adopter ensuite : entre laxisme et répression excessive, il convient de se donner le temps -quand du moins l’absence d’urgence le permet- pour essayer de comprendre le sens, la motivation et la raison d’être du passage à l’acte. Quatre axes peuvent aider à interpréter et trois directions à agir, car il faut garder étroitement liés l’accompagnement empathique et la réponse donnée. Quelle est, dans l’attitude violente, la part prise respectivement par l’évolution physiologique, le besoin de s’affirmer et de faire sa place, de la réaction à une souffrance subie et de l’(in)adéquation de notre propre attitude ? Fort de ces éléments  d’interprétation recueillis, il est possible alors d’agir en tenant compte d’abord de la marge de manœuvre qu’il faut laisser et la stricte surveillance qu’il faut éviter, certaines transgressions particulièrement peu nuisibles pouvant être tolérées. Il convient aussi de valoriser les attitudes positives plutôt que de les banaliser en les considérant comme allant de soi. Enfin, il faut réfléchir à des dédommagements et réparations plutôt qu’à des sanctions négatives. Jean-Yves Hayez rappelle avec pertinence qu’il s’agit non pas d’écraser l’adolescent pour en faire un mouton mais de l’éduquer à une pratique citoyenne qui l’amène à choisir d’autres modes de réponses que la violence.