Faut-il accepter d'être responsable

Prise de risques, prudence et ouverture de parapluies

En tant que professionnels, les travailleurs sociaux sont confrontés aux différents problèmes de la responsabilité. Entre la fuir et l'affronter, existe-t-il une alternative ? Oui, en la réglementant par un code de déontologie, répondent certains. Non, nous devons nous contenter des lois de la République comme tout citoyen répliquent les autres. La réflexion a été largement menée sur le sujet aux assises du CNAEMO et aux journées de l'ANPF. Récits sur un débat qui agite le secteur.

 

La responsabilité en question... s

Le CNAEMO avait choisi cette année comme thème de ses XVes assises tenues à Nantes du 15 au 17 mars, la question de la responsabilité : responsabilité en tant qu'homme, en tant que professionnel, enfin en tant que citoyen... Mais la responsabilité, qu'est-ce que c'est ?

Le philosophe Alain Etchegoyen a constaté la faiblesse de la réflexion de sa discipline sur ce thème. Au départ, il est vrai, il y a ce vieux fonds de commerce de la morale qui, par son discours conservateur, hargneux et très obsédé sur la sexualité, s'est complètement déconsidéré. Tout ce qui faisait alors référence à la responsabilisation était rejeté comme trop connoté "à droite" et "libéral".

Un autre mouvement n'est pas venu arranger les choses : c'est celui désigné par le vocable d'assurantiel. Il s'agit en fait de cette volonté de se couvrir contre tous les risques. L'illustration la plus caricaturale nous est donnée par l'Amérique qui voit fleurir des pratiques où tout contentieux peut donner lieu à des attaques en justice. Certains avocats se sont même spécialisés dans le domaine de la santé, proposant aux clients des hôpitaux de demander des dommages et intérêts au moindre accroc. Ces comportements outre-Atlantique sont imprimés en filigrane dans notre propre mentalité : emboutissez une voiture et votre premier réflexe sera non pas de vous inquiéter du tort commis mais de savoir si l'assurance "va marcher". Avec une telle logique, le seul risque qui n'est pas alors couvert, c'est bien celui de voir diluer sa responsabilité, disparaître la capacité à s'assumer et finalement sa relation à l'autre. Car l'essentiel de la responsabilité, c'est bien la socialité qui relie les être humains entre eux, comme nous l'a rappelé le psychanalyste Daniel Gonin.

 Aujourd'hui, face à la responsabilité, nous sommes trop souvent coincés entre une recherche de boucs émissaires et la fuite. Il est urgent de redéfinir ce que c'est qu'être responsable : c'est répondre de ses actes dans le cadre d'un pouvoir qu'on exerce sur un certain territoire. Ce qui compte avant tout, ce n'est ni de se référer à une nouvelle religion ni de constituer un nouveau dogme, mais de créer un pôle à partir duquel s'orienter et surtout interroger sa conscience individuelle.

Ce n'est pas autre chose qu'a défendu Reynald Brizais. Agir en professionnel responsable, c'est pour lui prendre le recul nécessaire par rapport à sa propre subjectivité. Mais comment peut-on réussir à contrôler les opinions, ressentis et a priori qui nous assaillent, face aux situations sur lesquelles nous travaillons ?

La première méthode, c'est clairement celle d'un code de déontologie de travailleurs sociaux chargés d'en vérifier l'application. S'institue alors une morale officielle qui n'est en fait qu'un dogme qui impose des préceptes figés et normatifs. On parle en termes de "il faut" et de "on doit". Ce qui compte alors n'est plus la dynamique de la situation, la personnalité de l'usager, les particularités de la famille, les caractéristiques des difficultés, mais l'alignement sur un modèle préétabli et l'adaptation du sujet à un cadre défini au préalable comme le seul bon.

A tout cela, Reynald Brizais oppose la notion d'éthique. C'est le sentiment du juste qui est le produit à la fois d'une conduite d'interrogation permanente et d'une capacité à toujours problématiser les situations, mais aussi à mettre en question de façon constante les pratiques. Voilà bien un mode de fonctionnement qui ne permet guère de s'installer dans la certitude ni dans le confort. Il implique qu'on reste ouvert sur la réalité et sur ses évolutions et circonvolutions, qu'on accepte de douter et d'infléchir son action en fonction des circonstances.

Morale ou bien éthique, c'est finalement choisir deux directions bien différentes. Dans le premier cas, on est agent exécutif d'une structure hiérarchisée et uniquement soumis à la logique institutionnelle. Dans le second cas, la relation didactique aidant/aidé prend toute sa place. Le professionnel reste à l'écoute de l'autre et conçoit son intervention en fonction de l'analyse fine et dynamique de la situation. L'usager, lui, garde un rôle d'acteur et peut interagir au lieu de subir.

Ainsi, quand un service se donne pour objectif de "rétablir les liens avec les parents", réagir selon le modèle de la morale, c'est tout mettre en œuvre pour accomplir cet objectif. Raisonner en termes d'éthique, c'est plutôt accompagner la prise de conscience de la place du jeune au sein du réseau familial. C'est aussi permettre à chacun de mûrir ses choix et notamment être aux côtés de celui-ci aussi dans une perspective de rupture. D'où l'importance de définir plus des directions que des buts figés.

La responsabilité en tant que professionnel est donc un engagement personnel qui s'articule avec le service employeur mais qui relève aussi de la conscience individuelle. Si l'individu réagit en tant qu'être humain et en tant que professionnel, il est aussi un citoyen. Nous vivons une époque marquée par un délitement du lien social. L'atomisation et l'exclusion marquent de leur empreinte l'évolution des dernières années. Cela provoque la détérioration du pacte social qui relie les citoyens entre eux, et notamment une nette désagrégation de la solidarité entre générations.

Au premier plan se joue la politique d'action sociale de l'Etat. M. Marot, directeur régional des Affaires sanitaires et sociales des Pays-de-Loire, a fait le constat d'un certain nombre de dysfonctionnements. Il y a d'abord cette concurrence entre institutions, chacune se "renvoyant la balle", ne serait-ce qu'en matière de prise en charge financière. Cela rend difficile toute stratégie inter-partenariale. Et puis, il y a cette multiplication depuis quelques années des dispositifs d'insertion. Leur utilisation s'en trouve compliquée du fait même de cette illisibilité. Il manque enfin une véritable analyse du processus d'exclusion sociale qui permette d'y voir plus clair.

Mieux interpréter cette exclusion, c'est se donner les moyens de mieux la maîtriser et donc d'en faciliter d'autant les actions visant à en sortir. Ces réponses relèvent de la responsabilité directe de l'Etat.

Mais à l'autre bout, c'est aussi notre propre responsabilité de citoyen qui est engagée en tant qu'acteur de la cité. Faut-il subir passivement ou réagir sur le monde politique ? René Lenoir, en tant que président de l'UNIOPSS, a expliqué ses nombreuses interventions auprès des parlementaires pour apporter l'éclairage et l'avis du monde du social. Quant à Patrick Viveret, animateur du Mouvement de citoyenneté active, il prône une intervention systématique du citoyen de base qui doit s'occuper de ce qui le regarde, la gestion de la cité.

La question de la responsabilité se pose à la fin de ces trois jours de colloque sur le même plan philosophique qu'elle s'était placée en son début. C'est Bruno Cathala, de la direction de la Protection judiciaire de la jeunesse, qui l'a rappelé : l'homme est-il libre de ses choix, même s'il lui faut assumer un certain nombre de contraintes, ou est-il l'esclave de ses dépendances ? Selon la façon dont chacun répondra à cette question, il se trouvera interpellé en tant qu'homme, en tant que professionnel et en tant que citoyen.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°314 ■ 06/07/1995