Se distinguer pour mieux collaborer

Se distinguer pour mieux collaborer

Evoquer la nécessaire collaboration entre les professionnels de l’action sociale est devenu au cours des dernières années un leitmotiv pour ne pas dire une litanie.

On ne peut que constater un double mouvement contradictoire. Chaque profession, tout en reconnaissant le besoin de coopération n’a de cesse de revendiquer la spécificité et l’originalité de son approche. Il y aurait toute une recherche à effectuer pour bien distinguer ce qui relève du pur corporatisme (les distinctions au sein du travail social sont une particularité largement hexagonale, à peu près inconnues à l’étranger) et d’une authentique offre de service différenciée proposée aux usagers. Le cadre de cette intervention ne s’y prêtant pas, nous allons nous contenter d’une reconnaissance de trois de ces professions à partir d’un fondement qui non seulement leur est propre, mais peut en outre colorer tout particulièrement le travail de collaboration avec les professions contiguës.

 

L’animateur socio-éducatif et la méthodologie de projet

Pour caractériser le travail de l’animateur, nous aborderons la méthodologie du projet. Même s’il n’est pas le seul -loin de là- à l’utiliser, c’est néanmoins là son support principal de travail. Bien sûr, pourra-t-on dire, tout un chacun fait de la méthodologie de projet, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose : sans le savoir. Vérifions-le. Cette démarche fait l’objet de bien des acceptions, mais simplifions. Disons qu’elle comporte d’abord la définition d’un but recherché, la recherche ensuite des moyens nécessaires pour y arriver, l’élaboration encore d’une démarche pédagogique, puis une fois la réalisation accomplie, une évaluation permettant de mesurer les écarts entre le but recherché et le résultat obtenu. Le cuistot ne fait rien de différent quand il cherche à confectionner une mayonnaise (but recherché). Il lui faut réunir ses ingrédients et son matériel (moyens nécessaires), tout en mettant au point une procédure (démarche pédagogique). Il effectue ensuite son opération. Puis, il vérifie le résultat obtenu. Il constate si la mayonnaise est épaisse ou liquide. Il la goûte : est-elle trop fade ou, au contraire, horriblement salée ? (C’est l’évaluation). Aussi simple que cela puisse paraître, il a fallu néanmoins respecter scrupuleusement chacune des étapes pour réussir l’opération. Bien sûr, d’autres actions sont infiniment plus complexes, mais la trame est toujours la même. Transmettre un savoir (but recherché), passe par la connaissance préalable du public auquel on va s’adresser et du matériel existant (moyens à disposition) et par l’adaptation des techniques mises en œuvre pour s’adresser à lui (démarche pédagogique). Puis, vient l’action de transmission elle-même. Enfin, il y aura l’évaluation de ce qui a été retenu, compris et assimilé. Que le formateur ne prenne pas soin de connaître le niveau et les attentes des personnes destinataires de son enseignement, qu’il se contente de livrer un savoir sans aucune des précautions pédagogiques que lui aurait fourni cette connaissance précise et qu’il ne vérifie pas comment est passée son intervention... il risque d’avoir des surprises quant à l’efficacité de son action.

 Pas plus que le cuisinier ou l’enseignant, l’animateur de CVL ne peut se contenter d’enfiler les uns après les autres ses jeux, ses activités manuelles ou ses sorties au bois. Sauf à limiter son rôle à la simple occupation des enfants qu’il a sous sa responsabilité, renonçant alors à toute ambition éducative. S’il se vit comme contribuant à cette éducation, alors il partira des objectifs qui lui ont été fixés par son employeur ou son directeur(but recherché), il dressera un état sur ce qu’il peut faire : âge et capacités du public, matériel et ressources disponibles... (moyens nécessaires) et la façon dont il va s’y prendre pour mener son activité afin d’atteindre ses objectifs (démarche pédagogique). Il pourra alors réaliser son action : phase de réalisation... et vérifier si ses buts ont été atteints : c’est l’évaluation.

Dans la procédure de la méthodologie de projet, il est une étape qui place le professionnel face à l’incontournable mise en oeuvre de son environnement : c’est celle de l’état des lieux des moyens disponibles, tant matériels qu’humains ou institutionnels. Cette méthodologie joue un rôle essentiel dans le contact avec les partenaires. Guillaume Brient animateur defa intervenant au sein d’une équipe de prévention spécialisé sur Nantes l’explique bien : « Récemment, nous avons été contactés par une association du quartier à propos d’un groupe de jeunes qui posait des problèmes et traînait autour des structures sportives. Nous les connaissions et avions déjà mesuré la difficulté pour entrer en contact avec eux. Nous avons engagé une action pour leur proposer du football en salle qui se pratiquerait dans un gymnase  municipal. En réussissant ce projet nous pouvions faire d’une pierre deux coups. D’abord les réinscrire dans le réseau sportif officiel. Mais aussi créer un lien de confiance qui pouvait faciliter ensuite une relation plus sereine pour aborder des questions plus générales de formation ou d'intégration. Une telle démarche requiert de multiples compétences : monter un projet, travailler avec le réseau des partenaires, négocier avec les institutions, mais aussi parallèlement construire une relation éducative avec les jeunes. Je pense que le premier aspect relève plus de l’approche de l’animateur, la seconde de celle de l’éducateur. Ce qui me distingue d’avec mes collègues éducateurs c’est quand même la méthodologie de projet, le rapport au collectif et au groupe, l’intervention dans le développement social. »

 

L’éducateur et le faire avec :

Une pratique basée sur le savoir et l’approximation (1)

L’éducateur spécialisé est le plus souvent perçu comme ce doux rêveur, vaguement écologiste dont l’activité se définit d’autant plus mal que tout un chacun, en devenant parent, pourrait développer les compétences qu’on lui demande de posséder. C’est vrai, qu’au départ, la vocation, l’esprit missionnaire et le don de soi constituaient l’essentiel des bagages demandés pour exercer le métier. Puis, a surgi l'idéal technicien qui fit illusion un temps, jusqu’au moment où on se rendit compte que la science n’était pas en mesure d’expliquer les pratiques éducatives avec autant de succès que les phénomènes naturels. La dernière étape dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui est ce modèle réflexif qu’on peut relier au concept d’ « accoucheur » de Socrate ou d’ « enseignant centré sur l’élève » de Carl Rogers : l’action de l’éducateur ne pourra tirer tous ses effets que si elle trouve un écho et une collaboration chez l’usager. De consommateur d’un produit proposé par un spécialiste, celui-ci devient expert de sa propre situation, l’éducateur étant dans l’accompagnement plus que dans la surveillance. On est loin ici de la logique du donneur de leçons imbu de son savoir : la relation est empreinte d’humilité.  Elle se fonde aussi dans le postulat d’éducabilité, dans cette croyance qu’il est concevable d’apporter à chacun quel que soit le déficit dont il souffre, ce supplément d’humanité qui le fera grandir. L’éducateur se sent comptable de l’émergence d’autrui mais a conscience de sa condition humaine et donc de sa finitude. Il peut ainsi échapper à toute tentation de se sentir responsable ni de l’échec ni de la réussite de ceux qu’il aide. L’éducateur spécialisé est un travailleur de l’immatériel et du symbolique : il n’a rien de tangible à montrer comme fruit de son labeur. Les situations auxquelles il est confronté sont marquées par l’unicité (ce qui a marché une fois n’est pas reproductible), le multidimensionnel (il doit tenir compte d’une multiplicité de dimensions : sociales, psychologiques, pédagogique, philosophiques, institutionnelles...), la simultanéité (il faut gérer les besoins de chacun sans négliger pour autant le contexte dans lequel il évolue), l’urgence (le plus souvent il y a une haute contrainte temporelle), l’incertitude (l’anticipation de ce qui va se passer est toujours aléatoire). En un mot comme en cent, il est impossible de modéliser le comportement à adopter en partant de la seule rationalité, d’une logique qui s’appuierait sur les seules hypothèses pour en déduire des solutions ou encore d’une approche disjonctive (c’est ceci ou cela).  Les mots, les symboles et même les métaphores ne parviennent que très exceptionnellement à traduire toute la richesse de ce que la personne a vécu, ressenti ou réalisé. L’éducateur doit faire appel à de nombreuses ressources incertaines. Il doit par exemple se centrer sur la vraisemblance et procéder à des déductions, mais sur une base relativement souple puisque ses conclusions plausibles sont susceptibles d’être remises en cause ultérieurement. Il doit s’appuyer largement sur son intuition, cette inspiration issue de son expérience qui l’amène à savoir sans savoir qu’il sait. Mais il a aussi recours à ce bricolage qui favorise l’inventivité face à une réalité où la contingence domine : sa sagacité et son sens de l’opportunité voisinent avec son flair et sa débrouillardise. Sans oublier l’improvisation qui sans épuiser le quotidien, constitue néanmoins la voie royale de la créativité. Le métier d’éducateur connaît une complexité au moins égale à celle des situations rencontrées. Seule la combinaison de l’expérience et de l’information, la complémentarité des deux instances psychiques que sont la raison et l’intuition s’avèrent efficaces. On mesure la difficulté de la construction d’un tel savoir s’y prendre ». Il ne s’acquière qu’en partant du terrain pour y revenir après un détour réflexif alimenté par les apports théoriques des sciences humaines, mais aussi en partant de la théorie pour y revenir après un détour par la médiation pratique. On comprend dès lors la difficulté qu’il peut y avoir à retransmettre à des partenaires ce qui peut se jouer dans cette dynamique complètement reliée à l’indétermination et à l’indicible.

 

L’assistant de service social et le secret professionnel

S’il est bien une valeur que les assistants de service social préservent comme la prunelle de leurs yeux, c’est le secret professionnel. Rappelons que le code pénal précise dans son article 226-13 que certaines personnes ont l’obligation de taire « les informations à caractère secret » dont elles  sont « dépositaires, par état, profession, mission ou fonction » sous peine de sanctions pénales. L’assistant de service social constitue la seule profession du secteur social à détenir cette obligation. Toutes les autres n’y sont soumises qu’à partir du moment où elles sont engagées dans une mission ou une fonction au sein d’un service (l’aide sociale à l’enfance, la protection maternelle et infantile, la Cotorep, le RMI etc …). Notre propos n’est pas ici d’entrer dans un débat juridique mais d’évoquer plus l’esprit que la lettre du secret professionnel. Dans son dernier ouvrage (2), Saül Karsz rappelle que les travailleurs sociaux sont les agents d’un appareil étatique. Pour autant ajoute-t-il « si intervenir au nom de l’Etat n’est certainement pas anodin, reste à savoir comment chacun exerce la parcelle de pouvoir qu’il détient, quelle non-neutralité il met en œuvre, quelles marges de manœuvre il s’autorise et lesquelles il consent et supporte chez autrui, dans quel collectif s’inscrivent ses efforts individuels ». Entre l’instrumentalisation du professionnel comme simple exécutant d’une politique sociale donnée et l’alliance avec l’usager contre l’Etat, l’assistant de service social peut se positionner sur toute une palette  de comportements intermédiaires. La façon dont il respecte le secret professionnel peut justement lui permettre de trouver une place précise entre l’Etat et l’usager. Car ce secret n’est pas seulement l’obligation faite au professionnel de respecter la vie privée. Il est aussi un outil qui place l’usager au cœur de l’action engagée. Ce qui compte, avant tout, c’est son projet, l’orientation qu’il donne à sa vie et les choix qu’il fait. La relation de confiance qui relie l’as à l’usager peut-elle être plus forte que la relation professionnelle qui relie les co-intervenants ? Didier Dubasque, président de l’ANAS répond très bien à cette question : « Si les usagers nous confient leurs difficultés, c’est qu’ils ont acquis la certitude que nous serons discrets sur ce que nous savons d’eux. Si nous commençons à divulguer imprudemment ce qu’ils nous disent, ils n’auront plus confiance en nous. Pour autant, nous ne sommes pas opposés à une transmission réciproque d’informations. Mais, il est essentiel que soit respecté un protocole qui peut tenir en trois points. Tout d’abord, il faut être clair sur le cadre dans lequel vont avoir lieu les échanges. L’assistante sociale ne travaille pas en libéral. Elle dépendent d’un service et d’une hiérarchie. Les rencontres doivent avoir une dimension officielle. Ce qui n’est pas acceptable, ce sont ces échanges impromptus par téléphone ou sur le pas de la porte, ces discussions informelles où l’on parle sur les familles, de tout et n’importe quoi. Ce qui nous amène au second point : sur quoi va-t-on échanger ? Pour nous, c’est clair que l’on doit pouvoir parler uniquement sur ce qui est nécessaire à la poursuite de l’action. Enfin, troisième point : le jeune ou la famille à propos desquels on va échanger, doivent être informés qu’on va aborder leur situation. Il est hors de question de parler des gens, dans leur dos. Cela fait partie du respect minimum que l’on doit à toute personne, mais c’est aussi la conséquence d’une conception qui considère l’usager non comme un simple objet d’une relation d’aide, mais comme sujet, comme acteur de l’évaluation qui est faite à son propos. »

 

Le travail en réseau (3)

Nous venons de voir que si l’animateur est porté par la méthodologie de projet à entrer en relation avec ses partenaires, l’éducateur spécialisé peut parfois être en difficulté pour mettre en mot ce qu’il met en œuvre. Quant à l’assistant de service social, il tend à préserver son rôle de confident nécessaire dont il ne se départit qu’avec précaution. Quelle place alors pour un véritable travail de partenariat ? Depuis quelques années une nouvelle méthodologie de travail a progressivement émergé, issue de la confrontation aux nouvelles pathologies comme le Sida ou au développement de la grande pauvreté. Ces nouvelles problématiques ont considérablement brouillé les approches traditionnelles d’un appareil sanitaire et social devenu au fil des années de plus en plus spécialisé, complexe et indéchiffrable. Face à la dissolution des frontières professionnelles, il s’est avéré nécessaire d’adopter des démarches bien plus transversales qu’on a désigné sous le terme de réseau.  La notion de réseau recouvre plusieurs réalités qu’il ne faut pas confondre. Le travail en réseau consiste par exemple à s’appuyer sur le réseau primaire de l’usager (la famille, les voisins, les amis...), pour essayer de trouver collectivement une solution s’appuyant donc bien plus sur les ressources du milieu que sur l’intervention de « spécialistes ». Mais le réseau, c’est aussi la démarche qui favorise les échanges réciproques de savoirs entre usagers qui sont ainsi incités à se faire bénéficier mutuellement de leurs compétences réciproques (RERS). Entre professionnels, le réseau peut prendre d’abord la forme de cette orientation fréquente d’un usager que pratique un travailleur social en direction d’un collègue pouvant fournir un service complémentaire au sien. Mais cela peut être aussi cette approche qui désigne la constitution de réseaux d’action plus élaborés de professionnels partageant tous le même projet ciblé et qui décide de mettre leur réflexion et leur effort en commun pour mieux résoudre le problème d’un usager. Mais, quelles que soient ses déclinaisons, la démarche de réseau s’appuie sur la même nécessité que ressentent des individus, à un moment donné, d’établir des échanges et des collaborations devant le constat que la résolution de leurs problèmes dépasse leur capacité isolée à y faire face seul. Le fonctionnement en réseau s’est mis en place comme outil et lieu de communication et de collaboration entre des acteurs hétérogènes. On se lie pour  se compléter. On étudie les dysfonctionnements mais aussi les avancées, on met en commun les informations, on développe une culture commune. Cette technique d’intervention professionnelle possède bien des avantages. A commencer par la relance d’une solidarité entre intervenants qui privilégie la synergie et la coopération sur les relations verticales (qui segmentent en autant de services concurrentiels). Autre bénéfice pour les professionnels : des souplesses, des marges d’autonomie et d’initiative ainsi que des opportunités d’innovation. Quant à l’usager, il se trouve propulsé au centre de l’action. Bien sûr, il existe des risques de dérive. Cette coordination peut déboucher sur une forme abusive de contrôle social, faisant sortir l’usager de l’opacité à laquelle il a droit. La force acquise par le réseau des intervenants peut affaiblir les réseaux primaires. Sans compter la dépendance de cette forme d’intervention à l’égard des personnes qui l’animent : qu’elles viennent à changer de poste et le réseau peut disparaître. Il est important de préciser que le réseau est une réalité qui échappe complètement au contrôle des différents services impliqués. Il dérange les liaisons hiérarchiques et le mode de management classique. Il s’oppose diamétralement au fonctionnement vertical, et s’appuie sur une logique horizontale. Il implique le rejet du centralisme. L’enrôlement dans ses rangs ne peut passer que par l’intéressement préalable et la persuasion qu’il y a un intérêt à y adhérer. C’est, avant tout, une structure ouverte fonctionnant sur la base du maillage qui unit ses composantes. Le réseau est marqué par deux caractéristiques : sa dimension largement informelle (il est appelé à disparaître en cas de non-activation des liens) et la labilité des relations (aucun engagement ne peut durablement lier les partenaires). Il se distingue du traditionnel travail d’équipe qui est trop souvent orienté vers l’élaboration d’une seule et unique représentation, chacun cherchant à convaincre l’autre de la validité de son point de vue pour le voir adopté comme position finale. Le réseau, quant à lui, est bien plus respectueux des positions de chacun. Il accepte les différences d’interprétation et permet à chacun de conserver la plénitude de ses missions et de ses légitimités, tout en lui permettant d’être compété par la spécificité que proposent respectivement les partenaires auxquels il s’articule. C’est pourquoi, le travail de réseau ne se décrète pas. Il peut juste être favorisé en soutenant ce qui s’est déjà mis en place spontanément ou en créant les conditions favorables à son émergence.

Loin des injonctions, il y a donc une place pour un travail de partenariat qui soit librement consenti, avec toutes les fragilités que cela suppose. Jamais acquis une bonne fois pour toute, toujours à reconstruire, cette dynamique conditionnelle n’est-elle pas finalement l’un des meilleur moyens de respecter la spécificité de chacun et d’éviter toute instrumentalisation ?

 

 

Jacques Trémintin - Décembre 2004

 

 
(1) « L’éducateur spécialisé en question(s). La professionnalisation de l’activité socio-éducative » Jean Brichaux , érès, 2001
(2) « Pourquoi le travail social ? Définition, figures, clinique » Dunod 2004, p.46
(3) « Travail en réseau et territoires d’action » Cahiers de l’Actif, n°324/325, 2003 & « Travailler en réseau. Méthodes et pratiques en intervention sociale » Philippe Dumoulin et all, Dunod, 2003, (270 p)