Arsinoë - 2011

Poser un autre regard sur l’inceste : Accompagner les victimes et les agresseurs

L’inceste, ce crime sexuel pas comme les autres, condamne la jeune victime à une triple peine : être agressé, être agressé par un être proche que l’on aime et être rejeté par sa famille, pour avoir révélé ce qu’elle a subi. L’inceste, c’est aussi deux tabous fondateurs qui sont transgressés. Tout d’abord, celui de la distinction entre son corps et celui de l’autre : l’intimité de l’enfant subit une intrusion traumatisante, en devenant un simple objet de plaisir pour l’adulte. Ensuite, celui de la confusion des langues, le petit d’homme attendant de la tendresse, des caresses et de la sensualité et recevant une sexualité génitale que sa maturité psychique ne lui permet pas de métaboliser. Pourtant, la destinée de celle ou de celui qui subit cette agression n’est pas décidée à l’avance. Le pire n’est jamais sûr. Les journées de réflexion d’ARSINOE ont tenté d’identifier les ressorts de la résilience. Écouter, accompagner, aider la victime est essentiel. Mais l’une des meilleurs manières d’éviter l’agression, c’est encore de la prévenir, en soignant l’agresseur. Il n’y a pas de consensus dans la communauté thérapeutique quant à la possibilité de changer ses comportements Deux écoles s’opposent. La maximaliste qui pose trois conditions préalable à l’efficacité de l’injonction de soins : la reconnaissance des actes posés, l’acceptation d’une problématique personnelle et l’adhésion authentique au travail psychique. L’école minimaliste se contente d’une esquisse de reconnaissance, se faisant fort de travailler l’investissement dans la thérapie, en court de route. C’est cette option qu’a choisie l’équipe pédopsychiatrique de l’hôpital Mazurelle, à La Roche sur Yon en Vendée, en utilisant depuis plus de dix ans la thérapie de groupe pour travailler l’égocentrisme et l’inhibition sociale des agresseurs sexuels.

 

Après l’inceste, l’espoir de la reconstruction


Contrairement à une idée reçue, les victimes d’inceste ne sont condamnées ni à rester enfermées dans la désespérance, ni à reproduire ce qu’elles ont subi. Encore faut-il qu’elles puissent renouer avec cette humanité qui leur a été volée. Explications.

En 2011, Arsinoe fêtait ses dix ans d’existence. L’acronyme de cette association signifie « Autre Regard Sur l'INceste pour Ouvrir sur l'Espoir ». Tout un programme, que poursuit ce centre de ressource qui se fixe comme objectif d’être un relais entre l’ensemble des professionnels amenés à intervenir auprès des personnes et des familles concernées par l’inceste et les experts spécialistes de cette problématique. Arsinoe proposait les 14 et 15 octobre 2011 deux journées s’inspirant du propos de Boris Cyrulnik : « tout traumatisme grave ne condamne pas forcément pour la vie ». Aussi, avait-elle intitulé son colloque : « Inceste : après les blessures de l’intime comment retrouver un chemin de vie ». L’occasion, avec la dizaine d’intervenants ayant participé à ces journées, d’emprunter le cheminement d’une victime.

Le meurtre d’âme

La mesure des effets de l’inceste a été donnée, par Jean Bernard Pocreau, psychologue clinicien québécois. L’incommensurable blessure produite par cette effraction est d’autant plus dévastatrice, a-t-il commencé par rappeler, qu’elle est commise par un adulte le plus souvent familier qui n’avait pas pour vocation d’agresser, mais de le protéger. Cette intrusion traumatique peut plonger l’enfant victime dans une confusion mentale, propre à lui faire perdre un certain nombre de repères fondamentaux. C’est sa construction identitaire qui est compromise ; c’est son organisation au niveau cognitif qui est perturbée ; c’est son élan vital qui se trouve miné. Il est assailli par des ressentis que son immaturité ne lui permet pas de métaboliser, la culpabilité, la honte, l’auto dévalorisation, la perte de confiance en l’autre provoquant dévalorisation de soi, inhibition et retrait… Aussi, reconstruire sa vie après un inceste constitue un obstacle dont la hauteur relève du défi lancé non seulement à la victime et à sa famille, mais aussi à la communauté toute entière. Il existe toutefois de multiples facteurs susceptibles de non seulement prévenir l’effondrement et l’enfermement dans la pathologie, mais aussi de favoriser le rebondissement et la résilience. Ce sont d’abord les valeurs propres et les compétences personnelles, mais aussi le potentiel créatif du sujet lui-même. Mais, l’effet mobilisateur de la présence des proches et la qualité de la réaction sociale sont tout aussi importants. Cela passe d’abord, par l’épreuve du dépôt de plainte.

L’enquête de police

Roselyne Venot, Commandant de police et ancienne responsable d’une brigade des mineurs confirme cette difficulté pour l’enfant d’avoir à dénoncer l’auteur de son agression. D’abord, parce que c’est le plus souvent une personne proche qu’il aime. Ensuite, parce qu’il subit fréquemment la pression de la part de l’agresseur qui peut se montrer très pervers, tentant de manipuler son entourage ou les enquêteurs, afin de se faire passer pour la victime d’une calomnie ou d’une malveillance. Mais, il est aussi confronté à un entourage qui se retourne parfois contre lui, en l’accusant d’avoir brisé l’équilibre familial. Le rôle des mères est alors essentiel. S’il en est qui investissent immédiatement un rôle protecteur, se plaçant résolument aux côtés de leur fille ou de leur fils qu’elles affirment croire, il en est d’autres qui ferment les yeux, se résignent à l’agression, voire même qui y participent. C’est dans ces conditions parfois bien difficiles, que la parole de l’enfant est recueillie. Si cette expression est toujours précieuse, il ne faut ni la sacraliser, ni l’enfermer dans ses formulations initiales. La procédure judiciaire exige des réponses à des questions précises : Qui ? Quand ? Où ? Comment ? Pourquoi ? Combien de fois ? Et elle se heurte aux problèmes de mémorisation et aux difficultés que rencontre l’enfant à se situer dans le temps et dans l’espace, à associer précisément les actes, les lieux et les moments où cela s’est passé, mais aussi à établir une chronologie exacte des faits. Dans cette épreuve, le rôle de l’avocat est précieux.

Le jugement

Isabelle Guérin, avocate pénaliste, dénonce le mythe d’une procédure judiciaire qui serait par essence salvatrice, tant elle peut s’avérer libératrice pour certains, que destructrice pour d’autres. Son expérience auprès de victimes d’agressions sexuelles démontre que chaque parcours est à chaque fois singulier : les personnes qu’elle a été amenée à accompagner ont pu parfois manifester de la colère et de la ténacité, se montrant alors battante et courageuse. Mais, elle a en connu bien d’autres qui se sont effondrées, envahies par la dépression, leur désespoir se traduisant par des auto mutilations ou des tentatives de suicide. L’avocat se doit de préparer son client à être entendu par le juge d’instruction, à subir l’expertise psychologique ou psychiatrique, voire même à être confronté à son agresseur. Si l’enregistrement de son témoignage, prévu par la circulaire de 2005, limite notablement le nombre de ses dépositions, il n’interdit pas aux magistrats d’entendre celle ou celui qui a subi l’inceste, quand ils en ressentent le besoin, pour instruire à charge et à décharge. Mais le rôle de l’avocat consiste aussi à déculpabiliser les victimes. Il défend leur crédibilité, même, quand elles ne se souviennent pas de tout. Ce n’est pas à elle d’apporter les preuves de ses accusations. Il les aide à ne pas se reprocher l’humiliation d’avoir été soumise et d’avoir été sous l’emprise de son agresseur. Enfin, elle tente de les soulager du poids de la honte de s’être laissé faire, d’avoir participé, et même parfois d’avoir ressenti une certaine forme de plaisir.

Quelle thérapie ?

L’empathie, la bienveillance, la chaleur humaine de la part de celles et de ceux qui l’entourent, Jean Bernard Pocreau en est convaincu, sont essentielles à la reconstruction de la victime. Autant l’intrusion provoqué par l’acte incestueux a eu pour conséquences de détruire, chez elle, la confiance en l’altérité, la croyance en l’humanité et le crédit qu’elle accordait aux liens d’attachement, autant le thérapeute doit justement offrir un espace de rencontre authentique, accueillant et bienveillant, dans lequel elle pourra trouver une présence potentiellement réparatrice. Si toute personne vérifie son identité et son intégrité à travers les relations interpersonnelles et sociales qu’elle tisse avec l’autre, celui ou celle qui a subi l’inceste a besoin de ressentir la pleine acceptation de son vécu et de son épreuve. Mais, Jean Bernard Pocreau insiste tout autant sur la nécessaire multidimentionnalité de la prise en charge psychothérapeutique qui doit tenir compte de la globalité de la personne. Et puis, il y a l’indispensable ouverture à l’ensemble des approches possibles, sans se limiter à une seule école qui prétendrait venir tout résoudre, à elle seule. Ainsi a-t-il valorisé la parole comme moyen de se libérer de ce qui a été vécu. Mais, à condition de ne jamais forcer le récit, ni la révélation. Le travail sur le traumatisme ne passe pas forcément par l’expression de sa description, le débriefing systématique et automatique présentant le risque de faire revivre la scène traumatisante, voire de l’enkyster.
 

Cheminer avec la victime

Roland Coutanceau, psychiatre et expert national auprès des tribunaux, s’en est dit convaincu, lui aussi : la victime doit être enrichie de toutes les méthodes thérapeutiques qui lui permettront d’essayer de se dégager de son traumatisme. En la matière, il n’y a qu’une certitude : c’est qu’il n’y en a aucune ! Autre conviction de l’intervenant, il n’y a aucune fatalité à ce que des plaies mal refermées liées à l’agression incestueuse glissent vers une souffrance chronique. La destinée de la vie affective et sexuelle qui résulte de l’atteinte subie peut s’avérer très variée : certains réussiront à digérer un tel vécu, tandis que d’autres en seront durablement atteints. Métaboliser une histoire traumatique, c’est la cicatriser, explique Roland Coutanceau. Si l’on ne peut éradiquer le souvenir, on peut néanmoins essayer de l’empêcher de perturber la vie quotidienne. Pour cela il ne faut pas que le discours soignant se centre sur ce qui va mal, ni qu’il enferme la personne ayant subi l’inceste dans un statut de victime. Et cela est tout particulièrement vrai dans le rapport qu’elle entend garder ou non avec son agresseur. Il est des enfants qui le renient, quand d’autres affirment être choqué qu’on ait pu l’emprisonner, ‘exprimant leur désir de rétablir les liens avec lui. Il en est aussi qui restent dans la perplexité et l’incompréhension, manifestant le besoin d’écouter ce que l’auteur a à dire des actes qu’il a commis. Il revient au thérapeute d’avoir non à fixer à la victime sa ligne de conduite, mais de l’accompagner dans la vérité qui est la sienne.

 

Le pardon

Est-il imaginable de pardonner, après un inceste ? Roland Coutanceau dénie aux personnes qui entourent les victimes d’avoir à trancher. Elles doivent accompagner celles qui pardonnent, comme celles qui s’y refusent. Car, chacune, à sa manière, fait nécessairement quelque chose du traumatisme vécu. Et l’on doit respecter la position qu’elle adopte, quelle qu’elle soit. Jacques Lecomte, psychologue positiviste, a apporté une réponse originale à cette question. Qu’attendent donc les victimes du processus judiciaire ? Être reconnues dans ce qu’elles ont subi et dans le traumatisme qui continue à les poursuivre, mais aussi voir l’auteur admettre ses actes, demander pardon et s’engager à ne plus recommencer. La justice criminelle, telle qu’elle fonctionne, est centrée sur la violation de la loi, sur la sanction de l’agresseur et sur l’aspect dissuasive de la peine. Une telle procédure est loin d’apaiser les victimes. Une autre tradition, qui nous vient d’Afrique ou d’Australie, a commencé à s’exporter vers des pays comme la Belgique, l’Angleterre ou les Pays- Bas. C’est la justice restaurative qui se centre tant sur la violence faite aux victimes (et sur leurs besoins qu’elle soit reconnue), que sur la prise de conscience, par l’auteur, de la souffrance infligée (et donc de sa pleine responsabilité). Dans la justice criminelle, pas plus de 15 à 20% des victimes expriment leur soulagement, après la condamnation (qui ne sera de toute façon jamais à la hauteur du préjudice ressenti). Et elles sont nombreuses à affirmer qu’elles sont plus mal encore qu’avant. Dans la justice restaurative, entre 80 et 100% des victimes se sentent vraiment prises en compte.

Au terme des journées d’Arsinoe, quels enseignements retenir ? Tout d’abord, le destin des victimes d’inceste ne se réduit pas à l’effondrement. Ensuite, les voies pour les aider à s’en sortir ne se résument à aucune approche dominante. Enfin, la bienveillance et l’empathie de celles et ceux qui les entourent sont essentielles à leur résilience .
Contact : http://www.arsinoe.org/
 

Pédophile ou pédoclaste?

Véronique Margron, théologienne et éthicienne a tenu à établir une distinction essentielle, refusant que l’on continue à désigner l’adulte qui fait ainsi intrusion dans l’intimité de l’enfant par le terme de pédophile. Cette expression est composée du suffixe -phile venant du grec philia qui signifie amitié, amour, attirance, passion. La violence physique, sexuelle et symbolique qu’implique l’atteinte ou l’agression sexuelle sur mineur justifie que l’on parle plutôt de pédoclaste dont le suffixe « claste » vient du grec « klastos » qui signifie « briser » (comme dans iconoclaste). Briseur d’enfant plutôt qu’amoureux de lui, voilà qui resitue bien mieux les enjeux de l’inceste.
 

Les préconisations du Docteur Saleebey

Le Docteur Saleebey a conçu un tableau précisant les mutations des pratiques professionnelles susceptibles de favoriser la résilience des victimes.
- identifier les talents et les ressources de la personne comme autant de compétences plutôt que de la réduire à ses symptômes diagnostics,
- centrer la thérapie sur les possibilités de la personne plutôt que sur ses problèmes,
- écouter avec bienveillance les rationalisations de la personne, au lieu de le faire avec scepticisme,
- considérer que le traumatisme vécu dans l’enfance n’est pas annonciateur d’une pathologie à l’âge adulte, plutôt que le penser forcément prédictif,
- placer au centre de la thérapie l’aspiration des différents acteurs plutôt que le plan d’intervention du seul thérapeute
- affirmer que l’expert de la thérapie est le patient, sa famille et sa communauté plutôt que de penser que c’est le thérapeute
- envisager que les ressources de la thérapie sont aussi chez le patient et son entourage, plutôt que de les penser limitées au seul thérapeute,
- aider à ce que la personne se trouve sa place dans la vie, plutôt que de chercher à réduire ses symptômes,
- appréhender la famille et les bénévoles comme de précieux alliés de la thérapie, plutôt que comme des gêneurs.
 

Qu’est devenue la loi sur l’inceste ?

Le 8 février 2010, le Parlement votait, en procédure d’urgence, une loi « tendant à inscrire l’inceste commis sur les mineurs, dans le code pénal ». Le législateur rajoutait ainsi à la liste des crimes, une nouvelle infraction : « les viols et les agressions sexuelles sont qualifiés d'incestueux lorsqu'ils sont commis au sein de la famille sur la personne d'un mineur par un ascendant, un frère, une sœur ou par toute autre personne, y compris s'il s'agit d'un concubin d'un membre de la famille, ayant sur la victime une autorité de droit ou de fait ». Un condamné, jugé au titre de cette loi, a saisi la Cour de cassation d’une Question Prioritaire de Constitutionnalité destinée à vérifier l’adéquation de l’application de ce texte avec la constitution. Le1 6 septembre 2011, le Conseil constitutionnel invalidait cette loi, en la considérant comme contraire au principe de légalité criminelle. En cause, la notion de famille qui n'était pas définie avec suffisamment de précision, pour exclure l'arbitraire. S’agit-il des plus proches (ascendants, fratrie, oncle, tante cousin(e)s, neveux, nièces) ? Des cousins germains ? Des frères et sœurs des grands-parents ? De la fratrie des grands-parents, des oncles et tantes ? La chambre criminelle a rendu trois arrêts, le 12 octobre 2011, annulant trois condamnations ayant retenu la qualification de crime incestueux, qui devront être rejugés en Cours d’assise. Outre, que lorsque le législateur agit dans la précipitation, il commet des erreurs, le Code pénal possède déjà toutes les dispositions permettant que les accusés puissent à nouveau être condamnés.

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1050 ■ 16/02/2012