Les séjours de rupture

A quoi servent les séjours de rupture ?

Le recours aux séjours de rupture à l’étranger s’est multiplié ces dernières années, sans que l’on ait toujours beaucoup cherché à interroger ce qu’ils pouvaient apporter. Réflexions sur le sens, la portée et les limites de ces actions.

Les séjours de rupture offrent aux professionnels des possibilités de relais pour certains jeunes en grande difficulté. Notamment, ceux d’entre eux qui ont cumulé tout au long de leur parcours une succession d’échecs, qui ont explosé leur placement ou qui ont ruiné tous les efforts et toutes les tentatives pour répondre à leur problématique. Parmi les destinations proposées, on trouve surtout des pays étrangers. On compte une minorité de séjours en Europe du sud (Portugal, Espagne) ou de l’est (Roumanie, Lituanie, Moldavie), exceptionnellement dans le nord du continent (Finlande) et un seul outre atlantique, au Canada, très précisément. C’est surtout l’Afrique noire qui monopolise l’essentiel des propositions, et plus particulièrement le Sénégal (on trouve ensuite le Burkina Faso, le Mali et le Bénin). Le Maroc est aussi choisi pour ses raids à travers le Haut Atlas. Pourquoi ce choix de l’étranger ? Pourtant, rien ne semble empêcher que de tels séjours aient lieu dans l’hexagone : l’ascension du Mont Blanc, un trekking sur le fameux GR 20 qui traverse la Corse ou la route des crêtes dans les Vosges pourraient fort bien faire l’affaire. A cela, de nombreuses raisons : l’attrait pour l’exotisme, l’intérêt d’une destination lointaine comme élément contenant (il est plus difficile de partir en fugue et de revenir en stop du fin fond de l’Afrique), l’insécurisation liée à un contexte par trop différent (langue, coutumes, climat… ) comme facteur structurant, la confrontation à un danger toujours possible comme support à une autre relation à l’autre, parfois une volonté d’utiliser l’action humanitaire, les liens et réseaux personnels des initiateurs du séjour dans les pays concernés… Mais on peut aussi évoquer des causes bien plus triviales liées au moindre coût tant de la vie, que de l’immobilier, de la nourriture ou de la main d’œuvre (un guide dans le Haut Atlas est bien moins cher que dans les Alpes). Ces séjours à l’étranger doivent être regardés d’un peu plus près pour comprendre tant les bénéfices qu’ils peuvent apporter que les dérives potentielles qu’ils peuvent engendrer.

Une montée en puissance

Premier élément important à noter,  l’idée d’introduire le voyage comme support éducatif n’est pas, à proprement parler, une nouveauté. Elle remonte au début des années 1980. Mais les séjours organisés alors sont ponctuels et de courte durée. Ils sont, en outre, souvent associés à des projets de solidarité internationale. Il s’agissait alors de faire vivre aux participants une expérience marquante, tout en accomplissant une oeuvre utile et humanitaire. Cette option fonctionne encore aujourd’hui : l’exemple type est celui mené par l’association Passerelles, en juillet 2006, qui proposa à un groupe de onze jeunes en difficulté, âgés de 14 à 25 ans, issus d’une cité des Yvelines, de passer trois semaines à Tamatave, deuxième ville de Madagascar, pour construire une école au profit d’un orphelinat (1). Mais, progressivement, l’idée de concevoir des séjours sur de plus longues périodes a fait son chemin. Ainsi, l’association Nomado mit-elle au point au milieu des années 1990 des raids très sportifs : traverser le Sahara à pied pendant 7 jours, par 45° à l’ombre, en reliant sur plus de 100 kilomètres, puits et points d’eau très sommaires ou parcourir 400 kilomètres en 21 jours dans le Haut-Atlas, avec 12 cols à plus de 3.000 mètres (2) ... C’est aussi fin 1999, qu’est lancée l’aventure d’Itinéraire découverte : la traversée de l’Espagne, du Sud au Nord, à pied, en 9 mois, soit 1800 kilomètres(3).
 

Vers la pérennisation

Ces expériences un peu isolées vont se systématiser avec l’apparition en 1996 des Unités à encadrement éducatif renforcé, devenues en 1999 Centres éducatifs renforcés. Sur les 70 CER créés depuis, 16 ont intégré dans leur projet pédagogique des séjours de rupture à l’étranger. Ce qui était, jusque là, encore assez confidentiel, a commencé à prendre une ampleur inégalée. Dans un rapport interministériel consacré à ces activités (4), un décompte précis est fait : pour l’année 2002, 563 jeunes ont été concernés … soit 0,70 % de l’ensemble des jeunes confiés à l’ASE et à la PJJ. Ces projets ont pris trois formes : l’apprentissage de la vie sur un bateau, des raids itinérants sportifs portant sur de longues distances parcourues à pied et enfin des séjours sédentaires intégrant la découverte de cultures traditionnelles couplée avec des actions de rescolarisation ou de formation professionnelle (stages auprès de métiers artisanaux locaux). Les durées de séjour varient de trois à dix huit mois. Un délai court permet d’éviter les visas. Un délai long est parfois considéré comme nécessaire à un vrai travail éducatif. La prise en charge reste collective, même si le choix est fait, dans un petit nombre de cas, de dégager le mineur de la pression exercée par le groupe, en le prenant en charge de façon individualisée. Que peuvent donc apporter ces séjours ? Ils répondent le plus souvent à une situation d’impasse des équipes éducatives confrontées à l’échec de tous les projets qu’ils ont montés pour un(e) jeune.
 

Sens du séjour de rupture

L’idée se fait alors jour d’un « break », d’une « mise au vert », d’un dégagement, susceptibles non seulement de provoquer une rupture dans la spirale cumulant échecs,  déceptions, naufrage de tout espoir et désillusions, mais aussi et surtout de tenter d’entrer dans la logique d’un cercle vertueux favorisant la réussite et le rétablissement de l’estime de soi du jeune. Plusieurs ressorts vont alors être utilisés. Le premier d’entre eux est celui de la déstabilisation. En plongeant dans un contexte totalement nouveau qui vient remettre en cause tant les réflexes acquis que les repérages traditionnels, l’espoir est bien de créer une mise à distance de la problématique initiale. Certes, se procurer du cannabis ou voler restent des attitudes toujours possibles. Mais, il est bien plus facile de rompre avec ces comportements et d’essayer de repartir sur un bon pied quand on est à 2.000  kilomètres de son quartier et de ses fréquentations. Le deuxième ressort est celui de la confrontation à des  situations exceptionnelles qui peuvent être l’occasion d’un pari : aller au bout de ses limites physiques, réaliser un exploit dont on ne vous croit pas capable, relever le défi de réussir à se dépasser. Le retour dans la vie ordinaire avec ses contraintes d’assiduité, de respect des règles et de soumission à l’autorité peut s’avérer moins compliqué que de traverser la Laponie en ski de fond par - 40° (5) ! On n’est pas loin de ces rites de passage initiatiques des civilisations premières qui accompagnaient et conditionnaient l’accès à l’âge adulte.
 

Enfin, faire confiance

Le troisième ressort possible, c’est de permettre à ces jeunes de vivre une expérience auprès d’adultes avec qui ils vont pouvoir tricoter une intense relation faite de permanence, de continuité et de proximité. Trop souvent habitués à des figures familiales abusives ou inconsistances ou à des professionnels qui finissent par ployer sous les coups de boutoir reçus, là, ils ont à faire à des adultes dont ils peuvent vérifier la solidité malgré l’attaque en règle du lien qu’ils leur font subir. Première occasion peut-être, dans leur existence, de ne pas se faire rejeter, malgré leurs tentatives de reproduire les mêmes mécanismes. Si cela fonctionne, c’est parfois grâce à la forte personnalité d’éducateurs dotés d’une notable expérience. Mais, on ne saurait se contenter de cette explication. Car ce qui compte surtout, c’est le partage au quotidien des mêmes épreuves, c’est le repère stable et sécurisant que garantissent ces encadrants face à un univers déroutant, car inconnu. Ils n’ont finalement pas d’autre choix que se raccrocher à ces adultes et à leur faire confiance, comme seule solution pour faire face au nouveau et à l’inattendu. Bien sûr, il n’y a rien là d’automatique. Ce qui constituera pour un jeune un véritable électrochoc susceptible de donner un cours nouveau à sa vie, sera pour un autre une parenthèse qu’il refermera très vite, pour reprendre ses anciennes habitudes. Pour autant, le rapport ministériel fait état d’un résultat de deux tiers de jeunes non réitérant à l’issue de leur séjour.
 

Les risques de dérive

Tout n’est pourtant pas idyllique. Certains séjours intègrent une période de préparation et un sas de retour, favorisant ainsi l’entrée et la sortie progressive du dispositif. D’autres projets commencent de façon bien plus brutale à l’arrivée à l’aéroport du pays de destination, le jeune devant monter seul dans l’avion (à moins qu’il ne soit accompagné à l’aller comme au retour par son référent). Sur place, la prise en charge peut se faire par des éducateurs formés. Ce n’est pas toujours le cas, certains étant recrutés à partir de solides expériences antérieures certes, mais parfois aussi sur leur seule appétence pour le sport, quand ce n’est pas pour leur gabarit ou leur autorité virile (3ème DAN de karaté) ! Il faut rappeler la mort en 2003 de cet adolescent de 15 ans, en Zambie, victime d’une crise d’épilepsie. Pour le punir d’une fugue, son responsable (engagé volontaire pendant deux ans, adepte de la bastonnade et n’ayant pour tout diplôme qu'un brevet de culturisme), l’avait frappé à coups de bâton, avant de l’attacher toute la nuit, nu, par les poignets et les chevilles à un poteau. Il arrive aussi que les jeunes soient confiés à des familles d’accueil ou à du personnel local. Cette délégation n’est pas sans poser problème, certains natifs ne supportant pas le comportement souvent jugé irrespectueux des jeunes français. Ainsi, a-t-on pu assister à des réactions très violentes impliquant l’usage de la « chicotte », sorte de fouet utilisé traditionnellement contre les enfants.
 

Plongée dans une autre culture

En cas de transgression de la loi, l’arrestation, la garde à vue ou la mise sous écrou peuvent se faire dans des conditions particulièrement rudes, les mineurs étant parfois soumis au même régime que les majeurs. Le décalage entre la répression de certains actes en Afrique (vols ou consommation de cannabis) et la réaction plus mesurée en France place les responsables de ces séjours devant un dilemme : dénoncer une infraction (avec des conséquences qui peuvent être graves : en 1996, un jeune séjournant au Sénégal, mis en garde à vue, s’est suicidé, en utilisant l’arme de service d’un gendarme) ou rapatrier en urgence (en donnant une impression d’impunité pour le mineur). A cela s’ajoutent les risques sanitaires comme le montre cette destination en Mauritanie, distante de à 650 km de la capitale et de 60 km de la première ville disposant d’un hôpital (soit à trois heures de mauvaise route). Ce risque est d’autant plus important que l’état de santé réel du jeune est souvent inconnu de l’association. Enfin, la découverte d’autres cultures peut avoir des conséquences négatives. Certains jeunes garçons un peu fragiles laissés seuls au contact de la population locale ont été victimes d’opération de prosélytisme, revenant en France avec des convictions islamiques intégristes. Quant aux jeunes filles, elles ont pu, dans certains cas, avoir du mal à intégrer le groupe des femmes auquel on les destinait, dans des pays où les différences de genre et de rôle sont bien plus marquées entre les femmes et les hommes.
 

Obtenir le meilleur, éviter le pire

Ces séjours de rupture ne sont donc ni à idéaliser, ni à proscrire en tant que tels. Ils présentent bien des attraits. Mais on ne saurait ignorer leurs effets pervers. La mission inter ministérielle terminait son rapport par toute une série de préconisations fort pertinentes. Nous en retiendrons trois. La première proposition fait état d’un meilleur contrôle des associations porteuses de ces projets et des modalités qu’elles mettent en œuvre pour assurer la sécurité et la santé des mineurs qui leur sont confiés. Deuxième suggestion, tout aussi intéressante : ce type de séjour ne doit pas constituer la seule préconisation répondant aux problèmes de comportements de ces jeunes pour lesquels il convient aussi de proposer d’autres supports. Troisième recommandation : inciter les associations organisatrices à travailler en étroite collaboration avec les consulats et ambassades, garantie d’une bonne connaissance des réalités locales. Quatrième exigence : élever le niveau de qualification des éducateurs et encadrer strictement les responsabilités confiées au personnel natif et aux familles d’accueil locales. Enfin, dernière suggestion que l’on peut retenir ici et qui n’est pas la moindre : ces séjours de rupture n’ont de sens que s’ils s’inscrivent dans la globalité du parcours éducatif du jeune, ce qui implique notamment la préparation du retour : tout le travail accompli peut être réduit à néant, si aucune solution n’est prévue pour sa suite. Des recommandations opportunes qui devraient permettre de valoriser et d’améliorer les projets porteurs de sens, tout en écartant ceux qui, en s’avérant bricolés et approximatifs, ne peuvent que nuire à l’idée même de séjours de rupture.
 
(1)   « Les brouettes de l’espoir » André Vignau, éditions le Lectambule, 2007, cf. rubrique lire Lien Social n°847
(2)   Cf. « Comment des jeunes courent le monde pour retrouver une place » Lien Social n°548
(3)   Cf. « Ils veulent se retrouver en cherchant le monde : l’aventure de 10 jeunes de 13 à 17ans » Lien Social n°504
(4)   « Mission sur les séjours à l’étranger », rapport conjoint des Inspections générales des Services judiciaires et des Affaires sociales, avril 2004.
(5)   « Sales mômes, une alternative à l’enfermement : témoignage » par Cécile Vidalain in « Le travail social mis à mal »  EFEdition, 2007, p.69 à 76

 
Lire reportage : ITS Brest - 2008 - Séjours de rupture à l'étrangerLire interview : Servant Jean-René - Séjour rupture Afrique 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°886 ■ 29/05/2008