L’évaluation dans tous ses états

Eau et gaz à tous les étages l’évaluation dans tous ses états

L’évaluation, au sein du travail social,  est un acte permanent, multiforme et tout azimut. Pour autant, ses méthodes sont éminemment subjectives. Aussi son efficacité dépend-elle de la pluralité des regards portés dans un esprit interdisciplinaire. Cette procédure ne permet pourtant que de circonscrire les possibilités de fausses pistes sans apporter la moindre garantie d’objectivité.

A titre d’illustration de cette affirmation, nous proposons de réfléchir sur 3 exemples d’évaluation: celle qui concerne l’usager, celle qui préside au recrutement des familles d’accueil, enfin celle qui permet d’envisager l’impact de l’action sociale. Chacune des pistes esquissées ici mériterait des développements autrement importants, notre ambition étant plus d’esquisser la réflexion.

 

L’évaluation de la problématique

Toute approche de l’usager relève de l’évaluation. L’histoire familiale dont il est issu, la palette des souffrances qu’il subit, les difficultés qu’il rencontre dans son quotidien ... vont raisonner d’une manière bien particulière chez chacun des intervenants.

Chaque cas est unique, chaque personnalité différente. Mais cela n’empêche pas un foisonnement des hypothèses. Ainsi par exemple pour l’un, le poids du secret familial prendra une dimension essentielle dans la problématique du sujet. Pour l’autre, ce seront l’absence de relation sociale et la tendance à l’isolement qui sont à l’origine du noeud de l’inadaptation. Pour un troisième, c’est bien la carence affective et le manque de confiance en soi qui se situent au départ de la situation. Pour un quatrième ... toutes ces pistes peuvent parfois être convergentes, mais pas toujours.

Il est important que les différents professionnels se rencontrent afin de faire le point sur le cas d’un usager. Il s’agit alors d’une mise en commun des informations des uns et des autres, de la perception que chacun peut avoir de la progression -ou de la régression - du sujet, des difficultés apparues, confirmées ou disparues qu’ils rencontrent.                 

C’est la vie globale de l’individu qui est ainsi mise en batterie: famille, santé, scolarité, activité professionnelle, éventuellement sexualité, etc ... Tous ces angles d’observation une fois confrontés,  permettent de construire avec l’usager un projet éducatif et social cohérent. Toutefois, une telle confrontation, pour rester efficace, ne doit pas viser à une recherche à tous prix de consensus mais à une prise en compte de la multiplicité des approches possibles. Le suivi de la situation ne peut que s’enrichir des divergences exposées et s’appauvrir d’un alignement sur une position dominante.

La réunion de synthèse -puisque c’est le vocable le plus couramment employé pour un tel exercice- réunit tant le corps médical que les auxiliaires de santé (infirmières, orthophoniste, kiné,...), les enseignants que les travailleurs sociaux. Chacun apporte sa vision de l’usager depuis l’angle d’observation à partir duquel il intervient. Une telle combinaison de regards croisés peut se dérouler dans une convivialité et un respect mutuel tout à fait enrichissant et profitable à l’usager. Mais elle peut aussi se manifester dans une logique d’enjeu de pouvoir. Le « psy » a traditionnellement la réputation d’un certain impérialisme, à l’image de ce directeur d’établissement qui se levait à l’arrivée du psychiatre présent uniquement au moment des synthèses et lui laissait sa place et sa chaise.

L’évaluation n’est donc pas ici l’aboutissement d’une vérité révélée, mais de tâtonnements qu’il vaut toujours mieux confronter tant à la perspicacité d’autres collègues qu’aux réactions de l’usager.

 

L’évaluation de recrutement

Autre forme d’évaluation, celle qui concerne la procédure de recrutement des familles d’accueil.

Dans l’idéal, une première visite est tout d’abord effectuée dans la famille candidate par l’équipe de la Protection Maternelle et Infantile du département. Cette enquête initiale vise à vérifier les conditions matérielles d’accueil ( Y a-t-il place pour l’enfant qui arrive ? Y a-t-il des revenus suffisants afin que le salaire d’assistante maternelle ne soit pas la source principale de revenus ?), mais aussi les motivations de la demande. L’agrément, s’il est accordé, permet à la famille de solliciter les différents services recruteurs qui sont alors amenés à procéder à une deuxième évaluation: capacité de prise en charge des difficultés de l’enfant, respect de sa personnalité, absence de jugement de valeur sur la famille naturelle, risques d’appropriation etc.

Tous ces critères sont assez classiques. Pour autant, à partir de la même grille de départ, il n’est pas rare d’assister à des modulations quant au regard des professionnels portés sur une même famille.

Il y a bien sûr les problématiques qui entraînent une quasi-unanimité soit dans l’adhésion soit dans le rejet. Certaines familles candidates manifestent très vite leurs limites, montrant leur incompatibilité avec les missions qui pourraient leur être confiées (« moi, je ne supporterais pas que l’enfant vole ou me mente », « je ne veux pas d’un enfant étranger, il y a tant de petits français malheureux », « élever un enfant, c’est pas bien différent que dresser un animal » entend-on parfois !). Pour d’autres au contraire, l’ouverture, la souplesse et la qualité du sens de la réflexion emportent parfois très vite la conviction. Et pourtant, il y a parfois des surprises quand, une fois recrutée avec enthousiasme, une famille d’accueil présente plus de difficultés qu’on ne s’imaginait.

Et puis, il y a ces situations où l’avis des professionnels est divergent. L’un a une approche plutôt positive, l’autre plutôt négative. L’un et l’autre arrivent à resituer leur impression à partir d’éléments concrets (telle réponse, telle attitude au cours de l’entretien), mais quels que soient les arguments, il y a ce ressenti dont on a du mal à se départir.

On pense parfois, que pour les évaluer, rien ne peut remplacer le travail au quotidien avec les familles d’accueil. Il n’y a que là où on peut se rendre compte de leurs aptitudes. Là encore on se trompe. Un tel facteur n’est pas décisif, mais seulement indicatif. Ainsi, l’exemple de cette même famille qui rencontre d’énormes difficultés avec tel travailleur social, difficultés qui peuvent fort bien se résorber avec tel autre. Mais aussi, ces familles carrément licenciées par tel service pour avoir posé de gros problèmes et qui recrutée par tel autre donne toute satisfaction !

Cela signifie-t-il qu’il est vain de vouloir évaluer tant les marges d’erreur semblent grandes ? Absolument pas: la formation professionnelle ainsi que l’expérience ont amené la plupart des intervenants à une évaluation  souple et circonspecte. Dans l’immense majorité des cas, le travail est fait et bien fait. Mais il le serait encore mieux semble-t-il s’il arrivait à se départir d’une objectivité que l’on prétend parfois atteindre à tort et qui donne le goût de la certitude à ce qui doit rester une approche prudente et mesurée.

 

L’évaluation de l’action sociale

Par évaluation, on entend souvent aussi celle de l’action sociale.

Quel est l’impact de notre intervention ? Avons-nous réussi à enrayer quelque peu le cycle de la reproduction intergénérationnelle de la misère et du malheur ? Ou, sommes-nous les éternels « cache-sexe » d’une exclusion qui se perpétue d’années en années en frappant toujours les mêmes individus et leurs descendants ? Quel travailleur social ne s’est pas un jour posé la question de son utilité ?

Gérard Boutin et Paul Durning ont bien montré (1) la difficulté de la démarche. On ne peut, affirment-ils, se contenter de « la comparaison de deux mesures, avant et après l’intervention ». On doit « nécessairement étudier le processus d’intervention » (p.152). Pour ce faire, ils proposent trois étapes: 1) étude préalable des intentions et des problèmes visés 2) suivi et examen critique des processus 3) évaluation des effets. Trois stratégies de mesure sont envisageables, continuent-ils: recours à des tests standardisés, à des indicateurs comportementaux et enfin à une étude différentielle des progrès. Il convient en outre de distinguer les effets à court et à long terme. Avec un tel dispositif, il y a de quoi faire semble-t-il. Pourtant, on compte relativement peu de travaux portant sur le devenir des usagers bénéficiaires de l’action sociale et éducative, ou sur l’impact du travail accompli. (2)

Outre-atlantique, la pratique est courante qui consiste à proposer un « programme » qui finalise et formalise l’intervention sociale en planifiant les objectifs à atteindre, les moyens à utiliser voire les modalités de mise en œuvre. Une telle approche favorise et facilite les modalités d’évaluation.

En Europe et notamment en France, les interventions sont plus spontanées. Bien sûr, chaque service propose son projet éducatif. Mais outre le fait qu’il s’agit parfois d’un document bien formel, souvent même ignoré des salariés comme des usagers, chaque travailleur social construit d’une façon avant tout individuelle sa propre méthodologie personnelle, sa démarche s’adaptant plus ou moins au cadre institutionnel qui l’emploie. Cette approche permet une meilleure adaptation à chaque cas individuel, mais présente l’inconvénient de n’être guère facilement évaluable.

Ce qui ne fait pas l’affaire des financeurs de l’action sociale qui aimerait bien en mesurer l’efficacité, ne serait-ce que pour éliminer les activités jugées peu rentables.

Mais qu’il est difficile de quantifier les effets de la prévention et de l’action sociale.

Telle intervention dans cette famille a permis d’éviter un placement d’enfant. Comment l’affirmer avec certitude ?

Telle action d’une équipe d’éducateurs de rue aura amorti une tension qui aurait pu déboucher sur une émeute. Comment le démontrer ?

Tel sujet arrive à sortir d’une crise. L’amélioration de la situation est-elle due uniquement à l’intervention sociale ? Les propres capacités et ressources de l’usager n’ont-elles pas été plus décisives pour lui permettre finalement de résoudre par ses propres moyens les difficultés auxquelles il était confronté ?

La résolution de problème implique une telle quantité de facteurs, qu’il faut toujours rester attentif quant au rôle joué par les uns ou par les autres.

 

L’indétermination d’un métier

Les métiers du social valorisent bien plus l’être que le savoir. Ils s’identifient même à « l’art de l’innommable » (3). Les qualités relationnelles, la capacité à entrer en contact et en empathie avec l’autre sont bien plus importantes que toutes les connaissances d’ordre juridique, sociologique ou psychologique, même si ces dernières sont par ailleurs tout à fait essentielles.

C’est d’ailleurs peut-être de là que viennent ces difficultés d’écriture des travailleurs sociaux qu’on brocarde si souvent. Comment exprimer toute la complexité et la richesse des ressentis, la force de la relation d’aide, l’intensité de l’accompagnement au quotidien en concepts et analyses ? Qu’il est difficile de traduire par écrit l’intensité de la relation humaine. Les poètes y sont parvenus parfois. Mais n’est pas poète qui veut ! Il y a donc obligatoirement des « pertes en ligne ». Evaluer ce travail nécessite de tenir compte non seulement des résultats concrets (extinction des dettes, équilibrage du budget, installation dans un nouveau logement, amélioration des résultats scolaires, rétablissement de la relation entre parents et enfants etc.) mais aussi du mieux-être, de la reconnaissance personnelle, de l’estime de soi accrue, de la confiance améliorée envers l’autre... toutes choses qui sont si nécessaires à l’autonomisation du sujet, mais pas si facilement quantifiables. C’est peut-être cette indétermination qui rend l’évaluation si compliquée à réaliser concernant le travail socio-éducatif.

 

Recherche vérité désespérément

La réalité dont nous sommes témoin ne peut nous être accessible directement. Nous la percevons au travers de notre propre sensibilité, de notre subjectivité. Notre histoire personnelle et familiale, nos habitudes, nos choix éthiques, nos mythes, notre formation professionnelle, ... nous ont amené à construire une grille d’interprétation à partir de laquelle nous essayons de comprendre et d’analyser ce monde qui nous entoure. C’est à partir de ce modèle de pensée que nous établissons des projets d’action. Les hypothèses sont d’autant plus fécondes qu’elles sont le produit de notre créativité face aux situations qui nous sont données d’observer.

Faut-il chercher celle qui correspond à la «V»érité ?

La pratique quotidienne nous démontre que la proposition retenue est celle qui semble sur le moment la plus cohérente ou la plus convaincante à un moment donné. Quitte à en changer très vite si elle ne s’avère plus pertinente.

Et puis, nous savons bien que notre intervention modifie les données de base. Nous induisons des comportements et des attitudes. A force de chercher les confirmations de nos projections, nous arrivons inévitablement à les trouver. Ce n’est pas compliqué, il suffit pour cela de ne retenir que les facteurs et éléments qui vont dans le sens de notre hypothèse. Cela se fait d’une manière spontanée, naturelle et tout à fait inconsciente.

C’est pour toutes ces raisons, que la confrontation avec d’autres intervenants s’avère indispensable: c’est le plus sûr moyen de relativiser nos certitudes et nos convictions et de diversifier les modes d’approche sur une même situation.

Encore faut-il que la caution de l’équipe ne vienne pas par un effet pervers renforcer l’impression d’être « dans le vrai » quant à l’analyse élaborée en commun. Il ne s’agit en l’occurrence toujours que de plusieurs subjectivités associées l’une à l’autre. Ce n’est pas parce qu’on arrive à la même conclusion à plusieurs qu’on a forcément raison. Là aussi réside le danger. L’individu seul face à son évaluation, peut être traversé par un doute salutaire. Cette prudence peut disparaître au prétexte que plusieurs de ses collègues ont la même approche.

L’évaluation est et reste une approche délicate et difficile où le relativisme doit l’emporter sur l’impression de détenir la vérité. Relativiser ses hypothèses ne signifie nullement hésiter en permanence et éviter de prendre position ou d’agir, ou encore pire changer d’avis à tous moments. Bien au contraire, quand une hypothèse semble intéressante il faut l’explorer et aller jusqu’à son terme.  Croire à la possibilité de découvrir la bonne et la véritable interprétation, celle qui recouvre la problématique de l’usager, c’est aussi prendre le risque, une fois qu’on croit l’avoir établie, de s’y accrocher bec et ongle, avec la crainte de perdre la face en reconnaissant s’être fourvoyé. Or, si une hypothèse ne s’avère plus judicieuse, elle doit pouvoir être remplacée par une autre sans pour autant se voir attribuée un caractère plus définitif ou universel. La seule façon de limiter les entêtements et les erreurs d’appréciation c’est bien de rester ouvert au réel, à ce qu’exprime l’usager et à l’évolution d’une situation mouvante, en évolution perpétuelle.

                       

Jacques Trémintin – Février 1997

           

(1) « Les interventions auprès des parents » Gérald Boutin et Paul Durning, Privat, 1994, voir Lien Social n°297 p.12
(2) Cf. « Que sont-ils devenus ? Les enfants placés à l’Oeuvre Grancher- Analyse d’un Placement Familial Spécialisé » Marthe Coppel et Annick Camille Dumaret, érès, 1995, voir Lien Social n°347 p.5
(3) Cf. Aline Fino Dhers: « Assistante Sociale, un métier entre indétermination et technicité », L’Harmattan, 1994, Lien Social n°291p.21

 

 


A propos de l’évaluation de l’action sociale

Quel est l’impact de notre intervention ? Notre action permet-elle d’enrayer quelque peu le cycle de la reproduction intergénérationnelle de la misère et du malheur ? Ou, sommes-nous les éternels « cache-sexe » d’une exclusion qui se perpétue d’années en années en frappant toujours les mêmes individus et leurs descendants ? Quel travailleur social ne s’est pas un jour posé la question de son utilité et de la mesure de l’impact de l’action sociale ?

Outre-atlantique, la pratique est courante qui consiste à proposer un « programme » qui finalise et formalise l’intervention sociale en planifiant les objectifs à atteindre, les moyens à utiliser voire les modalités de mise en œuvre. Une telle approche favorise et facilite les modalités d’évaluation.

En Europe et notamment en France, les interventions sont plus spontanées. Bien sûr, chaque service propose son projet éducatif. Mais outre le fait qu’il s’agit parfois d’un document bien formel, souvent même ignoré des salariés comme des usagers, chaque travailleur social construit d’une façon avant tout individuelle sa propre méthodologie personnelle, sa démarche s’adaptant plus ou moins au cadre institutionnel qui l’emploie. Cette approche permet une meilleure adaptation à chaque cas individuel, mais présente l’inconvénient de n’être guère facilement évaluable.

Ce qui ne fait pas l’affaire des financeurs de l’action sociale qui aimerait bien en mesurer l’efficacité, ne serait-ce que pour éliminer les activités jugées peu rentables.

 

Quoi mesurer ?

Mais qu’il est difficile de quantifier les effets de la prévention et de l’action sociale.

Telle intervention dans cette famille a permis d’éviter un placement d’enfant. Comment l’affirmer avec certitude ?

Telle action d’une équipe d’éducateurs de rue aura amorti une tension qui aurait pu déboucher sur une émeute. Comment le démontrer ?

Tel sujet arrive à sortir d’une crise. L’amélioration de la situation est-elle due uniquement à l’intervention sociale ? Les propres capacités et ressources de l’usager n’ont-elles pas été plus décisives pour lui permettre finalement de résoudre par ses propres moyens les difficultés auxquelles il était confronté ?

La résolution de problème implique une telle quantité de facteurs, qu’il faut toujours rester attentif quant au rôle joué par les uns ou par les autres. Evaluer ce travail nécessite de tenir compte non seulement des résultats concrets (extinction des dettes, équilibrage du budget, installation dans un nouveau logement, amélioration des résultats scolaires, rétablissement de la relation entre parents et enfants etc.) mais aussi du mieux-être, de la reconnaissance personnelle, de l’estime de soi accrue, de la confiance améliorée envers l’autre... toutes choses qui sont si nécessaires à l’autonomisation du sujet, mais pas si facilement quantifiables.

 

Recherche vérité désespérément

La réalité dont nous sommes témoin ne peut nous être accessible directement. Nous la percevons au travers de notre propre sensibilité, de notre subjectivité. Notre histoire personnelle et familiale, nos habitudes, nos choix éthiques, nos mythes, notre formation professionnelle, ... nous ont amené à construire une grille d’interprétation à partir de laquelle nous essayons de comprendre et d’analyser ce monde qui nous entoure. C’est à partir de ce modèle de pensée que nous établissons des projets d’action. Les hypothèses sont d’autant plus fécondes qu’elles sont le produit de notre créativité face aux situations qui nous sont données d’observer.

Faut-il chercher celle qui correspond à la «V»érité ?

La pratique quotidienne nous démontre que la proposition retenue est celle qui semble sur le moment la plus cohérente ou la plus convaincante à un moment donné. Quitte à en changer très vite si elle ne s’avère plus pertinente.

Et puis, nous savons bien que notre intervention modifie les données de base. Nous induisons des comportements et des attitudes. A force de chercher les confirmations de nos projections, nous arrivons inévitablement à les trouver. Ce n’est pas compliqué, il suffit pour cela de ne retenir que les facteurs et éléments qui vont dans le sens de notre hypothèse. Cela se fait d’une manière spontanée, naturelle et tout à fait inconsciente.

C’est pour toutes ces raisons, que la confrontation avec d’autres intervenants s’avère indispensable: c’est le plus sûr moyen de relativiser nos certitudes et nos convictions et de diversifier les modes d’approche sur une même situation. Il ne s’agit pour autant que de plusieurs subjectivités associées l’une à l’autre. Ce n’est pas parce qu’on arrive à la même conclusion à plusieurs qu’on a forcément raison. Là aussi réside le danger. L’individu seul face à son évaluation, peut être traversé par un doute salutaire. Cette prudence peut disparaître au prétexte que plusieurs de ses collègues ont la même approche.

L’évaluation est et reste une approche délicate et difficile où le relativisme doit l’emporter sur l’impression de détenir la vérité. Relativiser ses hypothèses ne signifie nullement hésiter en permanence et éviter de prendre position ou d’agir, ou encore pire changer d’avis à tous moments. Bien au contraire, quand une hypothèse semble intéressante il faut l’explorer et aller jusqu’à son terme.  Croire à la possibilité de découvrir la bonne et la véritable interprétation, celle qui recouvre la problématique de l’usager, c’est aussi prendre le risque, une fois qu’on croit l’avoir établie, de s’y accrocher bec et ongle, avec la crainte de perdre la face en reconnaissant s’être fourvoyé. Or, si une hypothèse ne s’avère plus judicieuse, elle doit pouvoir être remplacée par une autre sans pour autant se voir attribuée un caractère plus définitif ou universel. La seule façon de limiter les entêtements et les erreurs d’appréciation c’est bien de rester ouvert au réel, à ce qu’exprime l’usager et à l’évolution d’une situation mouvante, en évolution perpétuelle.

                       

Jacques Trémintin – Mars 1997

 

 


A propos de l’évaluation individuelle dans l’action sociale

L’évaluation, au sein du travail social,  est un acte permanent, multiforme et tout azimut. Pour autant, ses méthodes sont éminemment subjectives. Aussi son efficacité dépend-elle de la pluralité des regards portés dans un esprit interdisciplinaire. Cette procédure ne permet pourtant que de circonscrire les possibilités de fausses pistes sans apporter la moindre garantie d’objectivité.

Tout projet d’accompagnement social ou éducatif d’un usager nécessite une évaluation préalable : l’histoire familiale dont il est issu, la palette des souffrances qu’il subit, les difficultés qu’il rencontre dans son travail (ou son absence de travail), dans son entourage, dans son quotidien, les potentialités qu’il manifeste, ses projets ...

Chaque cas est unique, chaque personnalité différente, provoquant potentiellement chez les professionnels le foisonnement des hypothèses de travail.

Ainsi par exemple pour le psychologue, le poids du secret familial prendra une dimension essentielle dans la problématique du sujet. Alors que pour l’assistante sociale, ce seront l’absence de relation sociale et la tendance à l’isolement qui seront à l’origine du nœud de l’inadaptation. Quant à l’éducateur spécialisé, c’est bien la carence affective et le manque de confiance en soi qui se situeront peut-être pour lui au départ de la difficulté. Toutes ces pistes peuvent parfois être convergentes, mais pas toujours.

 

L’observateur n’est pas neutre

Cette diversité d’appréciation est à mettre en relation avec la diversité des intervenants, et ce qui raisonne d’une manière bien particulière chez chacun d’entre eux. Car nous percevons les difficultés des usagers auxquels nous sommes confrontés en tant que professionnels, au travers de notre propre sensibilité, et de notre subjectivité. Notre histoire personnelle et familiale, nos habitudes, nos choix éthiques, nos mythes, notre formation professionnelle, le cursus de notre carrière... l’ensemble de ces éléments nous ont amené à construire une grille d’interprétation à partir de laquelle nous essayons de comprendre et d’analyser ce monde qui nous entoure. C’est à partir de ce modèle de pensée que nous établissons des projets d’action. Les hypothèses sont d’autant plus fécondes qu’elles sont le produit de notre créativité face aux situations qui nous sont données d’observer.

Et puis, nous savons bien que notre intervention modifie les données de base. Nous induisons des comportements et des attitudes. A force de chercher les confirmations de nos projections, nous arrivons inévitablement à les trouver. Ce n’est pas compliqué, il suffit pour cela de ne retenir que les facteurs et éléments qui vont dans le sens de notre hypothèse. Cela se fait d’une manière spontanée, naturelle et tout à fait inconsciente.

 

La nécessaire confrontation

C’est pour toutes ces raisons, que la confrontation avec d’autres intervenants s’avère indispensable: c’est le plus sûr moyen d’éviter de nous enfermer dans nos certitudes et nos convictions et de diversifier les modes d’approche sur une même situation.

Il est important que les différents professionnels se rencontrent (dans le respect du secret professionnel) afin de mettre en commun des informations des uns et des autres, de la perception que chacun peut avoir de la progression -ou de la régression - du sujet, des difficultés apparues, confirmées ou disparues qu’ils rencontrent.                 

Tous ces angles d’observation une fois confrontés, permettent non seulement d’affiner la compréhension de la situation, mais aussi de construire avec l’usager un projet éducatif et social cohérent.

Il ne s’agit pour autant que de plusieurs subjectivités associées l’une à l’autre. Ce n’est pas parce qu’on arrive à la même conclusion à plusieurs qu’on a forcément raison. Là aussi réside le danger. L’individu seul face à son évaluation, peut être traversé par un doute salutaire. Cette prudence peut disparaître au prétexte que plusieurs de ses collègues ont la même approche.

En outre, une telle confrontation, pour rester efficace, ne doit pas viser à une recherche à tout prix de consensus mais à une prise en compte de la multiplicité des approches possibles. Le suivi de la situation ne peut que s’enrichir des divergences exposées et s’appauvrir d’un alignement sur une position dominante.

 

Trouver la bonne solution ?

La question est d’importance : devons-nous nous fixer comme objectif de trouver LA bonne solution ?

La pratique quotidienne nous démontre que la proposition retenue est celle qui semble à un moment donné la plus cohérente ou la plus convaincante. Quitte à en changer très vite si elle ne s’avère plus pertinente.

L’évaluation est et reste toujours sujette à évolution. Prôner la prudence ne signifie nullement hésiter en permanence et éviter de prendre position ou d’agir, ou encore pire changer d’avis à tous moments. Bien au contraire, quand une hypothèse semble intéressante il faut l’explorer et aller jusqu’à son terme.  Croire à la possibilité de découvrir la bonne et la véritable interprétation, celle qui recouvre la problématique de l’usager, c’est aussi prendre le risque, une fois qu’on croit l’avoir établie, de s’y accrocher bec et ongle, avec la crainte de perdre la face en reconnaissant s’être fourvoyé. Or, si une hypothèse ne s’avère plus judicieuse, elle doit pouvoir être remplacée par une autre sans pour autant se voir attribuée un caractère plus définitif ou universel. La seule façon de limiter les entêtements et les erreurs d’appréciation c’est bien de rester ouvert au réel, à ce qu’exprime l’usager, à l’évolution d’une situation mouvante, en évolution perpétuelle, mais aussi aux interprétations qui à un moment donné n’ont pas été retenues, mais qui peuvent toujours à un autre moment s’avérer féconde.

 

Jacques Trémintin – Février 1999

 
 
Démarche qualité : amélioration du service rendu à l’usager ou normalisation libérale ?
L’évaluation fait peur depuis toujours aux professionnels de l’action sociale. Non qu’ils refusent de mettre à plat leur intervention. Mais, ils refusent de se soumettre à une logique étrangère à leur raison d’être. D’où l’idée de s’emparer de la démarche qualité pour en faire un outil pensé, élaboré et appliqué par les acteurs de terrain. C’est ce que propose l’ANCREAI au travers d’un outil qu’elle présente à travers toute la France. Explications.
 
La démarche qualité est devenue ces dernières années une préoccupation constante de notre société. Le secteur privé concurrentiel s’est doté d’un mécanisme de vérification de l’excellence de sa production : ce sont les normes ISO attribuées par l’AFNOR (Association Française de NORmalisation). Certains CAT ont dors et déjà obtenu la norme ISO 9000. L’aide à domicile s’est vue attribuer un référentiel qualité par ce même organisme qui a mis en place, en février 2000, un groupe de réflexion pour étendre cette démarche aux institutions recevant des personnes âgées et handicapées. En 1996, le plan Jupé a instauré les Agences Nationale d’Evaluation Sanitaire qui, par exemple, fixe des normes dans le fonctionnement des établissements hospitaliers et en vérifie l’application. La CNAM, de son côté, diffuse un logiciel d’auto-évaluation appelé Angélique (Application Nationale pour Guider l’Evaluation Labellisée Interne de la Qualité pour les Usagers des Etablissements)
Permettant de dégager les points forts et les points faibles en vue d’une amélioration de la qualité du service. Toutes ces démarches sont perçues par les professionnels avec une certaine défiance. En fait, tout ce qui de près ou de loin concerne l’évaluation a le don de les hérisser. 
 
 

Les raisons de la vigilance

Ces craintes ne sont pas liées seulement aux frilosités ou aux refus de transparence des pratiques qui existent dans notre milieu comme dans tous les autres. Sous le prétexte d’amélioration de la qualité, le secteur concurrentiel cherche avant tout à accroître la rentabilité de la production, à diminuer les coûts financiers et en final à augmenter les profits réalisés pour mieux se positionner face à la compétition du marché. A une époque, où l’on assiste pour le secteur médico-social au resserrement progressif des budgets, à la recherche d’une gestion plus rigoureuse et à la présentation du modèle libéral comme exemple efficace de bonne gestion, l’utilisation des supports employés depuis de nombreuses années dans les techniques managériales a de bonnes raisons de provoquer méfiance et vigilance. Car, le risque est bien de limiter le social à la vision d’un marché qui relierait un prestataire à un client : la dérive se situe bien dans le remplacement de la culture du projet pédagogique qui répond à des besoins par la culture de service qui répond à un désir. On sait bien qu’il y a une différence fondamentale entre l’un et l’autre et qu’en matière sociale et éducative, il est fréquent de frustrer le désir pour répondre au besoin. Jacques Lacan le résumait fort bien dans une formule pour une fois compréhensible : « la demande demande toujours quelque chose qui est plus que la satisfaction à quoi elle fait appel ». Considérer l’usager comme un simple consommateur dont il faut contenter l’exigence immédiate, telle est bien la conception que nous propose un certain nombre de grands groupes industriels qui lorgnent déjà sur le secteur du service aux personnes et de l’intervention auprès des personnes âgées. On est là aux antipodes de nos pratiques, car au-delà de la réalisation d’un souhait, ce qui occupe le coeur de l’intervention sociale, c’est bien la relation qui est à la fois l’objet et la finalité de ce qui est entrepris. Et c’est bien cette particularité qui oppose fondamentalement des travailleurs sociaux des autres professionnels qui agissent sur la relation : « les critères de validité de l’action ne se formulent pas seulement sur un registre instrumental (est-ce que ça marche ?), mais aussi sur un registre de conformité à des normes (est-ce que c’est juste ?). C’est ce qui distingue radicalement logique de service et logique de la relation ou de la reconnaissance de l’autre comme sujet. » Affirme avec pertinence Michel Autès (1).
 
 

La genèse d’une méthodologie d’évaluation

Pour autant, le secteur médico-social est directement confronté à la démarche d’évaluation et ne pourra pas s’y soustraire très longtemps. La réforme en chantier concernant les lois de 1975 prévoit dans son article 15 que « les établissements et services doivent procéder à l’évaluation de leur activité et de la qualité des prestations qu’ils délivrent .» On ne sait encore à quel rythme cette évaluation va être rendue ainsi obligatoire : tous les cinq ans, tous les dix ans ? L’agrément qui était jusqu’alors attribué pour 25 ans, devra être renouvelée beaucoup plus souvent. Les établissements et services devront-elles se présenter tous les cinq ou dix ans devant les CROSS (2), en justifiant, entre autre, des procédures d’évaluation engagées ? Nul ne peut répondre à cette question, puisque le texte de loi final n’a pas été voté. On peut néanmoins penser qu’on est là dans l’air du temps : la pression des familles, l’évolution des besoins sociaux iront dans le sens d’une amélioration constante des services rendus à l’usager. L’écart entre ce qu’il faut apporter et ce qui est proposé effectivement relève de cette évaluation qui doit avoir pour fondement le bien fondé de l’action engagée et le respect que l’on doit aux familles et aux usagers les plus fragilisés. La question qui se pose dès lors, est bien de construire des outils qui soient réfléchis,  conçus et  contrôlés par les acteurs eux-mêmes et non pas imposés de l’extérieur, selon des conceptions libérales ou entreprenariales. C’est cette démarche qu’a engagé l’Association Nationale des CREAI (3) depuis 1999. Tout est parti du CREAI Rhône Alpes qui a lancé la réflexion : comment se distinguer des normes ISO qui sont étrangères à la culture du milieu socio-éducatif et ne pas se faire absorber par la démarche qualité du secteur sanitaire ? La réponse sera donnée lors d’une journée d’étude qui réunit treize CREAI : lancer une action formation recherche. Un comité de pilotage est constitué, ainsi qu’un comité d’experts externes qui va être chargé d’interroger les travaux, la démarche, la méthode, les concepts en vue de leur validation. Il faudra plusieurs séminaires de production pour aboutir à un premier résultat. Premier principe : ce qui est recherché c’est bien la qualité et non la conformité, le pourquoi avant le comment. L’idée de formater ou de ramener chaque institution à un modèle identique a été rejetée d’emblée. A l’inverse, il n’a pas été question de construire un outil qui serait propre à chaque population concernée. On a cherché tout au contraire, à s’appuyer sur ce qui traverse aussi bien un CHRS qu’une pouponnière, un CAT qu’une maison de retraite, un hébergement pour personnes handicapées mentales qu’un établissement de protection de l’enfance etc ... l’important est bien la finalité et le sens de l’action engagée dans une logique de à la transversalité. Autre principe essentiel : la souplesse et l’adaptation du support proposé. Sa première version a été soumise à l’expérimentation de cinquante établissements dans dix régions différentes. Le test ainsi proposé a permis d’apporter des améliorations réalisées à partir des remarques et des suggestions fournies. Une version 2 a donc été élaborée. Aujourd’hui, nous en sommes à la version 3. Le dispositif mis en place par l’ANCREAI permet d’envisager une adaptation permanente et l’émergence de versions successives qui répondront aux ajustements qui apparaîtront nécessaires.
 

L’outil et la démarche

L’outil proposé n’est pas forcément très simple à décrire. Il nécessite qu’on y consacre du temps pour le décrypter (voir encadré). Il est avant tout le support d’une démarche globale d’évaluation de la qualité qui doit se vivre comme un processus pensé au bénéfice de l’usager. C’est un guide pluridimensionnel dont la primauté va à la technique du service rendu. Une telle approche implique un certain nombre de préalables. Il faut d’abord que toute l’institution soit concernée (les services généraux et du matériel ne devant pas être mis de côté) : c’est avant tout un acte qui pose la question du pourquoi et qui tente de repréciser le sens et la finalité qui fondent l’existence du service ou de l’établissement. Il faut ensuite que chacun des membres du personnel adhère au projet : cette méthode émane du terrain et implique une logique de démarche participative. Il faut encore que du temps soit libéré et consacré à cette démarche : cela a été fait pour l’application des 35 heures. On doit pouvoir se donner les moyens en temps et en énergie, pour améliorer la qualité du service rendu  l’usager.  L’expérience montre que la bonne durée correspond à l’échelle de l’année scolaire (de septembre à juin), ce qui laisse suffisamment de temps pour permettre à chacun de s’approprier et de s’investir dans la démarche. Le protocole proposé par l’ANCREAI tient compte de tous ces éléments. La première phase de la démarche relève de la négociation avec l’organisme gestionnaire et la direction pour établir une convention d’intervention. C’est à ce stade que sont associées les instances représentatives du personnel et des usagers. La seconde phase concerne la présentation de la démarche à l’ensemble du personnel : chacun doit savoir de quoi il va être question et sur quoi on lui demande de s’impliquer. Puis, vient la phase de constitution d’un groupe transversal où sont représentés tous les services. Celles et ceux qui s’y engagent (sur la base du volontariat) vont devoir s’approprier la méthodologie proposée (une formation leur étant apportée sur une douzaine de journée). Puis, intervient la phase de production proprement dite au travers de groupes de travail dont les animateurs sont les membres du groupe transversal : il s’agit de recueillir les données correspondantes aux différents indicateurs proposés par le guide. Vont ainsi être interrogés les différents champs d’intervention : fonction hôtellerie, fonction hébergement, fonction transport, fonction formation, fonction production, fonction accompagnement social etc. ... Il revient encore au groupe transversal de procéder à la synthèse de toutes les informations recueillies. Emerge alors un diagnostic d’évaluation qui fait l’objet d’une restitution devant l’ensemble du personnel. Pour une institution l’accent sera mis sur la nécessaire réorganisation du travail, pour une autre ce sera la qualification du personnel qui sera pointé. L’architecture sera interrogée dans une troisième. Les écrits professionnels ou la tenue du dossier individuel seront interrogés ailleurs.

Une telle démarche ne peut se dérouler sans l’intervention d’un tiers extérieur qui est alors le garant du caractère participatif de la démarche, de la fiabilité intellectuelle du processus, de l’appropriation de la méthode par le groupe transversal et de l’aboutissement à un diagnostic partagé. II revient ensuite à l’institution de se donner les moyens pour faire passer dans les faits les améliorations qui s’avèrent nécessaires.

 

Une telle démarche doit correspondre à une décision forte qui passe tant par l’orientation politique de l’association gestionnaire que par le désir de la direction de se donner les moyens de la faire vivre et de l’engagement des personnels : former des référents qualité dans les établissements qui soient garants d’un processus continu d’amélioration des prestation, tel est l’enjeu. D’où l’importance de la sensibilisation et de l’explication des objectifs visés. L’outil proposé par l’ANCREAI se distingue des autres méthodologies déjà existantes qu’à partir peut-être de cette volonté de relier l’évaluation à la dynamique du quotidien et de la placer sous le contrôle des acteurs de terrain qui sont appelés à améliorer en permanence l’outil proposé.

 

Jacques Trémintin – Mai 2001

 

(1)   Michel Autès dans« Les mutations du travail social »  p.263

(2)   CROSS :  Comité régional de l’Organisation sanitaire et social chargé par la loi de 1975 de préparer les décision d’ouverture, d’extension et de transformation des équipement sanitaires, sociaux et médico-sociaux et ce afin d’ajuster aux besoins et d’éviter une concurrence sauvage.

(3)   Les Centres Régionaux pour l’Enfance et l’Adolescence Inadaptée interviennent dans le domaine des études, des expertises et des conseils dans le champ de l’action sociale. L’ association nationale qui les fédère peut être contactée à l’adresse suivante : A.N.C.R.E.A.I.  ZAC Tournezy Bt A5 135 allée Sacha Guitry 34070 Montpellier Tél. : 04 67 69 25 03 

 

 


Le guide pour des interventions de qualité (1)

Si  ce guide est complexe à intégrer, c’est sans doute parce qu’il rend compte de la complexité des situations qu’il a à évaluer. On peut néanmoins le présenter succinctement en évoquant son découpage en trois parties. La première concerne la définition de la nature et des caractéristiques des interventions au regard des besoins des usagers. Tout d’abord, les interventions qui sont déclinées, le sont à partir des dimensions à la fois individuelle  (existence d’un dossier conforme à la législation, d’un projet individuel utilisé pour dynamiser l’action engagée...) et collective (dispositif d’accueil, procédure d’admission, distinction entre les espaces privatifs et collectifs...). Puis, vient le registre des interventions d’ordre éducatif et social, pédagogique et formatif, thérapeutique... S’ensuit la pratique d’étayage et/ou de suppléance aux fonctions parentales, à l’entourage immédiat ou l’environnement social. Autre point important,  la continuité et la complémentarité des interventions : prise en compte de la personne avant et depuis son admission, suivi après la sortie, mais aussi l’articulation des partenaires et de la cohérence de leur intervention. Enfin, « last but not least », l'association des usagers aux projets les concernant : quel rôle jouent les parents ou la personne concernée dans l’élaboration de son projet ? Comment sont pris en compte leurs attentes ou leurs réserves ? Quelle place prennent-ils dans l’évaluation ? etc ...

Le deuxième plan du guide relève de la confrontation des pratiques ainsi listées aux différents cadres de référence : on interroge donc les interventions au regard des missions confiées, au regard du dispositif local départemental ou régional, au regard du projet d’établissement ou de service etc ... mais aussi, à partir du respect du droit des usagers ( libertés individuelles, dispositifs garants de ces droits, soutien effectif pour l’exercice de ceux-ci etc...) et des garanties et responsabilités tant des professionnels que de l’établissement ou des organismes prescripteurs.

Après avoir défini le service rendu à l’usager et les cadres dans lesquels ceux-ci doivent l’être, le dernier plan proposé est celui des ressources : humaines ( organisation et conditions de travail, relations sociales...) et matérielles (implantation, architecture, équipement, maintenance...) mais aussi les ressources de l’environnement (articulation du réseau interne avec le réseau économique, social et culturel externe).

A chacun de ces nombreux points ainsi listés correspond un certain nombre de pré-requis (ce qui conditionne la qualité des interventions et qui permet de s’interroger sur elle) ainsi que des indicateurs (données observables permettant de vérifier la présence ou non du pré-requis).

Quelques illustrations permettront de mieux saisir la logique du guide.

Sur le plan des interventions dans le registre du travail, un des pré-requis évoqué concerne l’aménagement des postes conformément aux capacités des usagers et à leur sécurité : les indicateurs proposés sont par exemple la définition ergonomique de ces postes ou la connaissance par les usagers des règles de sécurité. Toujours sur le même plan, on peut retenir dans le cadre de l’étayage de l’entourage immédiat le pré-requis de l’inventaire des personnes ressources au sein de la famille et des relations amicales de l’usager. Les indicateurs correspondants sont alors la mention au dossier de ces personnes ressources et la connaissance des indications et contre-indications, autorisation et interdiction dans ces relations.

Si l’on se situe sur le plan du respect des droits des usagers, l’un des aspects évoqué est le rôle de référence du projet de service ou d’établissement. Un pré-requis proposé consiste dans le processus participatif dans l’élaboration de ce document. Les indicateurs seront alors : la procédure d’association du personnel, les modalités de consultation des usagers, les modalités d’évaluation etc. ...

Le plan des ressources, à présent,  évoque par exemple l’organisation du travail avec comme pré-requis des moyens en personnel adéquats à la mission. Les indicateurs correspondants seront la nature et la structure des qualifications, les ratios d’encadrement, la nature des contrats de travail etc. ...

L’ensemble du guide se décline donc selon la même méthodologie : exigences (service rendu/respect des droits, ressources) auxquelles correspondent des pré-requis qui peuvent à leur tour être interrogés à partir d’un certain nombre d’indicateurs. Cette démarche en cascade permet de vérifier l’écart entre ce qui est nécessaire de fournir comme service et ce qui dans les faits ne se concrétise pas. Le diagnostic est ensuite facile à effectuer.       

(1)   La valisette comprenant la méthode d’évaluation inetrene proposée par le CREAI est disponible auprès de chaque CREAI régional.

 
Qui va me financer cette démarche ?
C’est le cri du coeur poussé par nombre de directeurs d’établissements qui expliquent disposer d’une marge de manoeuvre financière étroite, encore réduite du fait de l’application des 35 heures. C’est vrai qu’à raison de 6000 F la journée de l’intervenant du CREAI, sans compter les mise à disposition de temps (qui impliquent de remplacer par du personnel temporaire), le coût peut s’avérer important.Première piste : solliciter les Organismes Paritaires Collecteurs d’Assurance formation (Promofaf, Uniformation...) : dans une démarche qui peut relèver tout à fait de leurs attributions. Seconde piste, étaler l’investissement financier sur deux exercices budgétaires (en prévoyant l’intervention de septembre à juin de l’année suivante). Et puis, on peut imaginer que si la loi rend obligatoire la procédure d’évaluation qualité, son financement pourrait être aussi prévu.                                                                     
 


L’évaluation est-elle soluble dans l’éducatif ?

Rendue obligatoire par le législateur, l’évaluation peut-elle être une chance pour l’action des professionnels ou est-elle une menace ?  Tous ne partagent pas la même appréhension. Reportage dans l’association Marie Moreau qui a fait le choix de prendre le problème à bras le corps.

La loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale fait obligation aux  établissements et services de ce secteur de procéder, au moins tous les cinq ans, à une évaluation interne, et à faire procéder, au moins tous les sept ans et deux ans avant la date de renouvellement de l’autorisation, à une évaluation externe. L’année 2007 s’est achevée, sans que tous les établissements aient rempli cette première obligation d’évaluation interne, loin de là. Certains ont procédé à un travail très formaliste. D’autres se sont enferrés dans une démarche dont ils ne savent plus trop comment sortir. D’autres encore, ont su mettre à profit cette contrainte, pour créer une véritable dynamique d’ouverture, en réussissant à interpeller les pratiques et à questionner les modes de fonctionnement. Cette diversité est en grande partie liée aux résistances et aux réticences d’un milieu professionnel non seulement peu préparé à la logique de l’évaluation, mais souvent hostile à sa logique.

 

Une pratique non mesurable

La démarche d’évaluation a effectivement bien mauvaise presse dans notre secteur. Elle se heurte à la conviction qu’un rapport d’accompagnement ou une relation clinique est à chaque fois unique, car s’adressant à un sujet singulier. Aucun modèle reproductible, ni généralisable ne peut être appliqué qui ferait l’objet d’une mesure précise, ou d’une prévision de résultats. « Dans la pratique du travail social, l’acte relève beaucoup plus du talent des praticiens, de leur art, de leur subjectivité, que de l’application d’une méthodologie efficace qui en réduit la complexité » affirme Romuald Arvet (1) A vouloir jauger l’efficience et l’efficacité de l’action engagée, « on en oublierait presque la complexité intrinsèque de tout rapport pédagogique ou tout simplement clinique, sa singularité, ses opacités, ses impondérables, tout cela au profit d’un système de preuves de plus en plus sophistiqué, impliquant la méfiance et la peur du risque, au seul service de la nouvelle rationalité gestionnaire, au demeurant assez boutiquière » (2) lui répond en écho Michel Chauvière. La messe semble donc être dite. Peut-on imaginer entrer peu ou prou dans de telles pratiques, sans perdre son âme ? Et puis … et puis, il y a des praticiens de terrain qui, confrontés à l’obligation que leur fait la loi, ont tenté de rendre les pratiques d’évaluation et la démarche qualité compatible avec la logique du travail social et éducatif. Ils ont décidé de s’approprier la méthodologie pour en tirer ce qui pouvait être utilisable, sans pour autant tomber dans les dérives perverses qu’on aurait pu craindre.

 

Une dynamique de changement

En avril 2005, Didier Mahé est nommé Directeur général de l’association Marie Moreau située à Saint Nazaire. L’homme qui arrive alors à ce poste a déjà derrière lui 26 années d’expérience de direction, dans le secteur sanitaire et médico-social, ainsi qu’une pratique de 5 ans, comme expert en accréditation de santé. Ses premiers mois d’exercice lui permettent d’évaluer un besoin de réactivation de la dynamique sociale au sein de l’institution. En collaboration étroite avec son président, il initie alors une procédure originale qu’il refuse, d’emblée, de limiter à une approche experte qui serait monopolisée par quelques cadres ou consultants. La démarche projet qu’il propose s’inscrit dans une logique qui, tournant le dos à toute subordination, veut privilégier la coordination, la délégation, la responsabilisation et la communication des différents acteurs. Cette large implication concerne le Conseil d’administration (qui va être amené à réécrire son projet associatif), l’équipe de direction (appelée à lancer et soutenir la démarche) et l’ensemble du personnel (invité à s’approprier la logique à l’œuvre et à construire), sans oublier les usagers (le Conseil de Vie Sociale sera consulté à chaque étape) et les instances de contrôle (informées de l’évolution du processus). Le choix est fait, toutefois, de recruter un consultant susceptible de jouer un rôle de tiers extérieur. Celui qui est finalement sélectionné le sera, non à partir de sa connaissance du secteur (auquel il est totalement étranger), mais pour sa capacité de médiation, d’écoute et son aptitude à être garant de la méthodologie. Il saura, au final, de sa place de candide, poser les bonnes questions.

 

L’élaboration des projets

Les différentes instances de l’association se mettent au travail, soutenues et accompagnées par le consultant qui interviendra sur vingt journées éparpillées tout au long de l’année 2006. C’est le Conseil d’administration qui commence par réécrire son projet d’association, l’articulant autour de trois axes (les valeurs, la vision et les missions) et des objectifs qu’il se fixe. Puis, vient l’étape de l’élaboration du projet de chacun des établissements et services. Didier Mahé se pose d’emblée comme pilote de l’opération et garant de l’articulation opérationnelle des objectifs du projet associatif, tout au long de son déroulement. Il participe aux comités de pilotage respectifs et définit une trame transversale qu’il veut voir transcender tous les projets individuels des personnes accueillies dans l’association : l’accueil, l’admission, l’accompagnement, l’évaluation, l’orientation vers la sortie. Chaque structure doit décliner son projet à partir des spécificités techniques de soins, de formation, de pédagogie, d’accompagnement social, de production etc… qui lui sont propres. Il laisse toute latitude à chaque responsable de structure de concevoir, avec son équipe, le contenu et la forme de la démarche. A la fin de 2006, la démarche est bien engagée : le projet associatif et les projets d’établissement sont construits et validés. L’enjeu de l’année suivante va être d’utiliser la même démarche participative et la même méthodologie, mais cette fois-ci pour élaborer les critères et indicateurs d’évaluation, à partir des objectifs énoncés dans les différents projets, puis de réaliser la collecte de l’information par les différents acteurs afin qu’une première autoévaluation puisse être réalisée ( bilan, régulation). Pour mieux comprendre ce qui a été imaginé et conçu, nous allons donner un coup de projecteur sur l’un des établissements de l’association : l’ITEP.

 

La réalisation des protocoles

L’année 2007 y est l’occasion d’un nouveau travail dont l’objectif final est de finaliser un outil d’amélioration continue. La première étape va consister à formaliser un certain nombre de procédures, protocoles et instructions portant sur toutes les actions potentiellement menées au sein de l’établissement, en pertinence au projet d’établissement élaboré et mis en œuvre en 2006. Des fiches sont alors réalisées, en collaboration avec les personnes directement concernées. Elles sont avant tout un outil. A ce titre, elles peuvent être corrigées ou complétées à tout moment, pour leur permettre  de coller le mieux possible à la réalité. Le document final est réparti en trois domaines : la prise en charge des usagers (admission, et accueil, organisation des sorties, tenue des dossiers, des traitements médicaux, gestion d’une situation de maltraitance, gestion d’une agression externe …), la qualité-securité-prévention (gestion d’une panne de chauffage, d’un dégât des eaux, d’une alerte incendie, de l’hygiène alimentaire …) et enfin, le management (gestion des ressources humaines, gestion administrative logistique et financière). L’objectif de ces fiches est bien de proposer un bon ordonnancement des actes quotidiens. Certaines préconisations semblent tomber sous le sens. Prenons l’exemple des instructions en cas de crise d’un enfant à l’ITEP. La première consigne consiste à isoler l’intéressé, afin de le sécuriser. Puis, on préconise de tenter de calmer la situation. Ce n’est que si la difficulté perdure qu’un responsable sera appelé.

 

Cadrer les procédures

On s’interroge sur la nécessité de créer une fiche pour affirmer ce qui peut apparaître comme des banalités. Pour autant, il arrive que dans l’affolement, on prenne les choses à l’envers. La hiérarchisation ainsi proposée constitue plus un filet de sécurité et une réassurance, qu’un mode d’emploi rigide et contraint. « Ce qu’on attend d’un professionnel, c’est non le respect strict et à la lettre d’une règle qui s’imposerait, sans discuter, mais une réaction d’abord guidé par un réflexe de bon sens, la fiche étant là, plus pour l’aider que pour l’asservir », explique Jacques Lambert, Directeur de l’ITEP. Si ces fameuses fiches décrivent des procédures assez simples, elles interviennent aussi pour ce qui est plus complexe. Ainsi, de la fugue. Premier réflexe demandé : vérifier que l’enfant est bien parti et n’est pas dans un coin de l’établissement. Ensuite, il est recommandé de lui laisser un temps raisonnable afin de lui permettre de revenir de lui-même. Ce n’est qu’ensuite qu’il faut appeler le cadre d’astreinte. Celui-ci a alors pour mission de vérifier que l’éducateur a bien rempli les points 1 et 2. Puis, il téléphone dans la famille de l’enfant pour savoir si celui- ci n’est pas rentré chez lui. Enfin, il téléphone à la police pour signaler cette disparition. Chaque professionnel est destinataire des fiches qui le concernent directement. Ainsi, chaque éducateur sait ce qu’on lui demande d’accomplir, quand il est confronté à une situation de maltraitance, à un début d’incendie ou quand il a à rédiger le projet personnalisé d’un usager.

 

Vers l’amélioration continue

Même si ces procédures peuvent toujours être amendées, elles restent malgré tout assez statiques. Leur élaboration a permis d’entrer dans une dynamique de réflexion qui va se poursuivre d’une manière bien plus réactive au travers de la dernière étape de la démarche engagée : l’amélioration continue des pratiques, la fameuse « démarche qualité ». Jacques Lambert rejette l’idée d’un guide de bonnes pratiques : « ce que nous avons cherché, ce n’est pas de décrire comment il faut faire, mais comment l’on fait. Ensuite, on vérifie si cela fonctionne bien. Si ce n’est pas le cas, on essaie de voir comment on peut améliorer. » L’ensemble du personnel est là aussi associé pour déterminer les critères de réalisation des objectifs énoncés dans le projet d ‘établissement. Tous les aspects de la vie de l’enfant au sein de l’établissement ont été passés en revue. A chaque item identifié, correspond toute une série de questions : existe-t-il une procédure ? Quels sont les moyens mis en œuvre ? Quels critères d’évaluation existent ? Quels indicateurs ont été choisis ? Comment se fait la collecte des informations permettant la vérification de la réussite de l‘objectif ? Et enfin, quel est le résultat ? A la fin de l’année, il est aisé de mesurer la réalisation ou non des moyens ainsi listés. Et c’est là que tout peut se gâter. Prenons l’exemple du degré de socialisation atteint par les enfants. On peut le mesurer au travers du niveau d’intégration scolaire ou d’inscription dans les activités extérieures. Il suffit pour cela, de comptabiliser le nombre d’enfants qui fréquentent respectivement des établissements scolaires ou des clubs sportifs ou culturels en dehors de l’établissement.

 

Mesurer l’efficience

Ainsi, dans le cas de l’ITEP, au cours de l’année 2007/2008, ils sont respectivement 9 et 18 enfants à bénéficier de ces services. Mais, que signifient ces chiffres ? Mesurent-ils l’efficacité du travail de l’équipe ou le degré de difficulté que présente à un moment donné le groupe d’enfants ? Le risque serait de vouloir « faire du chiffre », de chercher à atteindre les objectifs prévus, voire de les dépasser, en ne tenant plus compte ni du rythme des enfants, ni de leur capacité à progresser. On n’ose imaginer la pression des financeurs, réclamant toujours plus de résultats. Mais, d’une part, l’utilisation de tels chiffres est infime au regard de la nature des critères proposés et ce chiffrage a été proposé par les personnels. En outre, c’est sans compter sur la capacité à expliciter un travail, à donner du sens aux chiffres, à élaborer un bilan qui ne soit pas strictement comptable. Cette méthodologie amène à visibiliser tout ce qui est mis en œuvre et à interroger les pratiques. Mais, ce n’est qu’un outil. Et comme tout outil, il peut être utilisé à bon ou à mauvais escient. Il peut tout autant servir à faire remonter des besoins et justifier de moyens supplémentaires. On retrouve dans l’approche mise en œuvre par l’association Marie Moreau tout ce qui peut à la fois inquiéter, mais aussi séduire les professionnels. Rendre enfin lisible ce qui fonctionne et ce qui manifestement ne fonctionne pas est une ambition qui peut être fort intéressante : plutôt que de travailler à l’aveuglette ou à l’instinct, n’y a-t-il pas des moyens de vérifier l’impact respectif de nos différentes pratiques ?

 

Vers une appropriation ?

Mais n’est-ce pas une utopie de croire que l’on puisse objectiver ce qui relève le plus souvent de l’indicible ? Cela ne va-t-il pas se transformer en cauchemar, quand on nous demandera peut-être demain de fournir des résultats chiffrés de nos actions ? De toute façon, nous n’avons plus le choix. Il nous reste soit la voie d’une résistance passive, en refusant tout en bloc, soit celle qui consiste à investir ces démarches d’amélioration continue pour y instiller du sens et du contenu éducatif, d’agir pour relativiser les chiffres et s’opposer à la seule logique de la rationalisation des choix budgétaires. Si nous sommes tenus à l’obligation de moyens et non à l’obligation de résultats, peut-être peut-on commencer à évaluer les moyens que nous mettons en œuvre ? Au sein de l’association Marie Moreau, les services et établissements ont terminé en 2007 leur première autoévaluation. Ceux qui s’adressent aux adultes ont choisi un rythme calendaire (de janvier à décembre), ceux accueillant des enfants fonctionnent sur l’année scolaire (de septembre à juin). Chacun procède ainsi à son autoévaluation annuelle, dans une dynamique qui répond à la fois aux exigences externes et aux besoins de l’équipe, la conséquence étant une dynamique d’amélioration continue. On mesure l’écart entre ce qui avait été prévu et ce qui a été réalisé afin d’ajuster la pratique. On valorise ce qui a bien fonctionné (critères de réussite) et  l’innovation trouve sa place au profit de la personne accueillie.

<(1)  « Le travail social mis à mal. Le risque totalitaire » Romuald Avet, EFEdition, 2007, p. 48

(2)  « Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation » Michel Chauvière, la Découverte, 2007, p. 68

 

 


L’ association Marie Moreau
L’association Marie Moreau, a été créée en 1959, pour gérer un IME. Depuis, elle n’a cessé d’évoluer. Elle est aujourd’hui constituée de six établissements et services. D’abord, un secteur enfance : un IME (Institut Médico Educatif), un ITEP (Institut thérapeutique, Educatif et Pédagogique) et un SESSAD (Service d’Education Spéciale et de Soins à Domicile). Elle comporte ensuite un secteur adulte : un ESAT (Etablissement et Service d’Aide par le Travail), un SAVS (Service d’Accompagnement à la Vie Sociale) et une résidence services (logements accompagnés). L’association prend en compte 170 personnes, l’âge des usagers s’étalant de 6 ans à 55 ans. Elle emploie 85 salariés.

 


Pourquoi ça marche ?

Au final, quels ont les ingrédients de la recette ? Didier Mahé le Directeur général de l’association nous livre son secret !

Quels sont, de votre point de vue, les critères de réussite de la démarche que vous avez initiée ?

Didier Mahé : j’en vois plusieurs. Il y a d’abord le sens qu’on y donne. Par sens, j’entends la direction et la signification impulsées. Il faut que chaque acteur de l’association sente qu’on réfléchit à ce qu’on fait ensemble et pourquoi on le fait. Il faut ensuite, que l’instance de gouvernance de l’association, le Conseil d’administration et son président, valide le projet et donne l’exemple. Il faut encore un pilote qui soit garant de l’opérationnalité de la démarche et  de son articulation : c’est mon rôle de dirigeant. Mais il est tout autant nécessaire de faire intervenir un tiers médiateur chargé à la fois de décristaliser les problèmes de pouvoir et de faire accoucher l’opération, ce que ne peut faire directement un directeur trop impliqué dans sa fonction de direction : c’est la fonction du consultant. Le premier relais à mobiliser est celui des fonctions d’encadrement : responsables de sites, cadres intermédiaires, cadres fonctionnels. Mais rien ne pourra se faire sans entraîner les personnels dans une dynamique d’appropriation, ce qui sous entend des processus d’assimilation et de transformation par les différents acteurs. En outre, on ne peut engager une telle démarche sans prendre le temps nécessaire, ni garantir la continuité de son déroulement. Enfin, la valorisation des critères de réussite conditionne la régulation des différents acteurs.


Quels sont les effets positifs que vous identifiez, à terme ?

Didier Mahé : Le premier effet positif est certainement l’esprit de changement et d’innovation qui règne dans l’association. J’en veux pour preuve les modifications qui ont été effectuées au secrétariat concernant la confidentialité des dossiers des usagers, avant même que la démarche n’arrive à son terme. Le protocole mis au point garantit dorénavant leur confidentialité, comme l’atteste la dernière inspection de la DDASS.  L’autre conséquence positive importante est l’effet miroir entre les différents cadres de direction. Chacun s’inspire des avancées de son voisin et s’en trouve stimulé. Il y a aussi un résultat non négligeable : celui de la transparence des actions entreprises. Tous les acteurs possèdent les mêmes informations. Dernière dimension, mais pas la moindre : l’effet sur les instances de contrôle qui, parce que nous sommes visibles et lisibles, nous font une grande confiance. Quand nous leur présentons un dossier, nous sommes d’autant plus crédibles.

… et les effets négatifs ?

Didier Mahé : nous nous sommes heurtés à une certaine résistance au sein du personnel. Ce n’est pas simple de se remettre en cause, ni de rendre visible sa pratique, encore moins de partager son référentiel. Mais la démarche de projet ne peut fonctionner que si les différents acteurs (personnel, usagers, administrateurs) acceptent de l’investir ensemble. J’évoquais à l’instant parmi les facteurs de réussite, l’appropriation. Cela  implique d’un côté la compréhension et l’assimilation de ce qui se met en place et de l’autre l’acceptation du changement et la mise en œuvre de la transformation. Il faut prendre en compte les résistances, afin d’essayer de les dépasser. Car sans la participation active des acteurs, la démarche d’amélioration continue ne peut vivre. A constater le résultat obtenu, je pense que l’on réussit à convaincre et à cheminer ensemble sans laisser trop de monde sur le bord du chemin.

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

 

 


De la méfiance à l’appropriation : itinéraire d’un éducateur

Nicolas Auvray est éducateur spécialisé dans l’un des établissements de l’association Marie Moreau. Son témoignage montre l’évolution qu’ont pu suivre certains salariés, depuis leurs réticences initiales jusqu’à  leurs convictions finales.

Comment l’équipe éducative a-t-elle accueillie le projet mis en œuvre par la direction de l’association ?

Nicolas Auvray : La démarche d'évaluation, à son début, a été assez mal perçue par l'ensemble de l'équipe pluridisciplinaire de l'ITEP. Le terme même d'évaluation était vécu un peu de manière inquisitrice et faisait ressortir certaines craintes : qui va-t-on évaluer ? Est-il possible d'évaluer notre travail avec la multitude de réalités auquel il renvoie ? Comment faire rentrer notre pratique dans des cases ? Que va-t-il se passer pour nous si l'évaluation est négative ? Quelle est la philosophie qui se cache derrière ce projet ? A quoi, à qui vont servir ces données ? Le champ social va-t-il être managé à la manière du monde commercial ? Est-ce que nous serons bientôt soumis à une obligation de résultat ? Les premiers temps de réunions ont fait ressurgir de vieux réflexes protectionnistes où les idéaux humanistes étaient en jeu. D'un point de vue économique, la démarche d'évaluation était mieux perçue car tout le monde ou presque s'entendait pour dire qu'il fallait de la transparence dans la gestion financière des établissements sociaux et médicaux sociaux. Utilisons-nous l'argent qui nous ait confié à bon escient ? Où vont les deniers publics ?


Ce questionnement s’est-il transformé en résistance active ou passive, ou bien a-t-il évolué ?

Nicolas Auvray : Le travail de réflexion se poursuivant, les points de vue ont évolué. Même si l'équipe a toujours gardé à l'esprit de ne pas vouloir faire le jeu des approches ciblées, prédictives et normatives chères à l'idéologie politique sécuritaire du moment (dépistage, fichage, pointage, comptage...), chacun a commencé à percevoir l'intérêt d'une telle démarche. L'évaluation permet de prendre du recul par rapport au quotidien, à l'opérationnel de tous les jours et oblige à réfléchir sur le projet institutionnel et à se rappeler nos intentions pour la personne accueillie. En outre, l’idée n’est pas d’évaluer l’usager, le professionnel ou le résultat, mais la démarche : quels moyens l'institution met en oeuvre pour réaliser ce qu'elle a annoncé ? C'est une évaluation qui porte sur les moyens, sur la manière d’agir. Paradoxalement, pendant les temps d’échanges sur le projet, c’est l’équipe qui tendait à dévier sa réflexion sur l’évaluation du résultat alors que c’est ce qu’elle craignait. La culture du résultat est finalement bien ancrée dans l’inconscient des équipes éducatives et pédagogiques et le consultant extérieur n’a eu de cesse de recentrer notre réflexion autour des moyens. Ce fut un véritable travail de déconstruction et de reconstruction-coconstruction autour du projet d’établissement et de nos pratiques, pour finalement aboutir à notre propre création.

Au final quel regard portez-vous sur cette démarche ?

Nicolas Auvray : C’est lors de la première évaluation interne que l’équipe a mis tout son sens aux nombreuses heures de réunions passées autour du projet ORION. En effet, au terme de cette première boucle, nous avons pu dégager nos points faibles sans attendre que notre action éducative et pédagogique butte dessus dans le quotidien. Car ce n’est pas seulement une démarche d’évaluation, c’est aussi un travail d’amélioration continue. Nous avons pu cerner les points à améliorer et envisager des actions concrètes pour les corriger, à différents niveaux. Le projet n’est pas figé et est amener à évoluer régulièrement.

Enfin, au cours de cette autoévaluation, nous avons pu faire ressortir les points forts de notre action. Par conséquent, ce projet est extrêmement valorisant à l’extérieur de l’institution, auprès de nos partenaires. Nous sommes en capacités de dire concrètement ce que nous faisons pour arriver à ce vers quoi on tend. Notre travail de réflexion plait manifestement auprès des instances de tutelle et cette reconnaissance fort appréciable quand elle fait cruellement défaut au quotidien.

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

 


« Réinjecter de l’humain pour redonner de la vie aux institutions »

Après avoir obtenu  respectivement les diplômes de moniteur éducateur, d’éducateur spécialisé et de chef de service de l’action sociale (DCAS), Jean-Michel Abry a suivi un  3ème cycle de management stratégique ICG de l’Institut français de gestion de Lyon, institut de référence des dirigeants de PME. Il est actuellement Directeur de MAS.

En recherchant de plus en plus à élaborer des procédures standardisées de prise en charge, les institutions sociales et médico-sociales s’éloignent des rapports humains qui sont pourtant le fondement de leur action. Jean-Michel Abry en appelle à la résistance pour ouvrir une troisième voie.

Quelle est votre vision de l’organisation de la dirigeance dans les institutions sociales et médico-sociales ?

Jean-Michel Abry : on fonctionne aujourd’hui dans une architecture technocratique des politiques publiques qui nous soumet à une avalanche de textes règlementaires le plus souvent d’autant plus inapplicables et incompréhensibles qu’ils changent tout le temps. Cette pression provient d’un postulat qui veut que les institutions médico-sociales auraient, pendant des années, floué l’Etat, en dépensant beaucoup trop d’argent. C’est en imposant la transparence, que l’administration pense pouvoir mieux les contrôler. Cette exigence a débouché sur deux dérives. Il y a d’abord l’idée d’une recherche de rentabilité souvent inadaptée à notre secteur. Je ne conteste pas la maîtrise des dépenses budgétaires, mais si cette orientation devait prédominer dans une logique concurrentielle, on finirait par privilégier ceux qui, étant parmi les moins handicapés, rapporteraient le plus. Quant aux moins rentables, on serait tenté de les laisser de côté. Seconde dérive, la tentative d’adaptation à la demande externe de formalisation qui s’est traduite par l’adoption de ce qui existait sur le marché : les vieux outils du taylorisme (la démarche qualité et les modes d’organisation et de contrôle pyramidaux). Ce qui m’étonne le plus, c’est que personne ne remette en cause ce choix, ni ne se pose la question du bien fondé de cette approche : à quoi elle se réfère et  pourquoi on s’en saisit ? Je regrette l’absence de toute créativité qui nous aurait permis, si nous nous étions mis au travail et avions réfléchi ensemble, de créer nos propres modèles de mise en œuvre de cette exigence.

Pourquoi contestez-vous ce modèle ?

Jean-Michel Abry : Pour moi, on ne peut utiliser comme modèle pour le système social et médico-social des rationalités très archaïques et déshumanisantes qui remontent au siècle dernier et qui ont été mises au point pour améliorer la productivité des salariés de employeurs qui font la promotion de la technostructure, en prenant systématiquement des consultants, ce qui n’est pas forcément nécessaire pour améliorer la prise en charge. Cette structure hyper hiérarchisée, ces services organisés sur un mode très pyramidal sont à l’opposé de ce qu’il faudrait faire pour promouvoir des associations modernes ouvertes aux exigences que la vie va nous poser. Cela questionne, car nos métiers ne peuvent remplir correctement leur mission, en s’appuyant sur un socle constitué par exemple d’une séparation entre conception et réalisation de tâches en outre segmentées à l’extrême, dans le seul but de la performance économique. Parce que nous sommes en permanence confrontés à l’humain, nous devons plus travailler sur le fond que sur la forme. Comme illustration, il suffit de constater qu’un même mot n’a pas le même sens selon le secteur où on l’utilise. Prenons l’exemple de la notion de processus. Dans la démarche qualité, elle désigne l’architecture des procédures. Dans la relation humaine, elle définit la dimension non traçable de la rencontre avec l’autre. Autre illustration, la démarche qualité travaille sur la notion de cohésion, là où notre secteur privilégie la cohérence.

En plus d’être inadapté, vous accusez cet archétype d’être suranné…

Jean-Michel Abry : J’ai pu constater, en étant plongé dans un milieu d’entrepreneurs pendant mes deux années de formation, que cette méthode de gestion des ressources humaines est totalement dépassée. Je continue à m’interroger pour savoir pourquoi les chefs d’établissements du secteur social et médico-social se jettent dessus à bras le corps sur des références qu’une grande partie du monde de l’entreprise ne reprend quasiment plus à son compte. Je n’arrive pas à mettre du sens sur ce succès. La qualité principale d’un manager n’est plus aujourd’hui celle qui consistait dans les années d’après guerre à être l’expert technique de son entreprise, mais bien sa capacité stratégique de réactivité, seul moyen de s’adapter dans un monde qui va très vite. Les entreprises qui marchent bien sont celles qui travaillent sur la base d’une dynamique d’équipe. Pendant ce temps, chez nous, on élabore des procédures d’une complexité inouïe qui rentrent parfaitement dans l’architecture ISO 9001, mais qui sont totalement inefficaces dans l’amélioration globale de la prise  en charge des personnes.

Quels sont les effets de cette taylorisation sur les salariés ?

Jean-Michel Abry : la déresponsabilisation, le désengagement et une tentative de clandestinité des processus institutionnels. La première conséquence de l’organisation taylorienne, c’est la désappropriation de la tâche par la personne qui l’accomplit et la mécanisation de ses gestes. Ce que recherchait justement Taylor, à l’origine : que les actes soient techniquement les plus précis possibles et qu’ils puissent être répétés à l’identique, à l’infini. Pour ce qui explique le désengagement, il y a bien des facteurs qui permettent de comprendre, quel que soit le secteur d’activités, cette perte du sens au travail. On constate régulièrement, ce qui est plus grave, une sorte d’amnésie : des professionnels dûment diplômés oublient un certain nombre de notions élémentaires. C’est une réflexion assez courante d’entendre des collègues cadres se demander ce que les jeunes professionnels ont vraiment appris en formation. Je considère que c’est là l’effet d’un mode de management basé sur l’excès de formalisation et de procédures. A force de proposer des réponses toutes faites, il n’y a plus besoin de réfléchir et cela joue sur la mémoire qui s’efface, en perdant les connaissances acquises. On pourrait à ce propos s’interroger sur la pertinence de certains contenus de formation des métiers du secteur. Mais, c’est aussi à la bureaucratisation excessive des modes d’organisation que l’on doit désengagement des acteurs.

Vous parliez aussi de clandestinité ?

Jean-Michel Abry : Il y a, en effet, des mécanismes d’occultation qui commencent à se développer au coeur des institutions. Prenons l’exemple de la communication avec les familles. Le tout transparent impliquant de tout dire aux usagers a remplacé, ce qui n’était pas mieux, la chape de plomb qui pesait sur ces relations, notamment en ce qui concernait la consultation des dossiers des usagers. Des effets pervers n’ont pas tardé à apparaître : les écrits se sont transformés. Ils ne viennent plus servir une confrontation à l’autre, mais sont devenus lisses, plats et conformes. Le travail de conceptualisation apparaît dans d’autres écrits qui ne sont pas publiés. Il y a une sorte de clandestinité qui s’installe. J’ai bien peur qu’à force de vouloir tout savoir, on finisse par ne plus savoir quoi que ce soit. Le fait d’échanger avec l’autre ne doit pas répondre à une injonction. Cela relève de la responsabilité et de l’engagement des acteurs.

Cela signifie-t-il que vous remettez en cause la nouvelle place faite aux usagers et à leurs droits ?

Jean-Michel Abry : Il est nécessaire de trouver un équilibre entre la contrainte passée qui était faite à l’usager de s’adapter à l’institution (cela a été notre idéologie, pendant des années) et ce que l’on prône aujourd’hui, la toute puissance de l’usager qui ferait tout. Ce ne doit être ni des usagers qui resteraient sous la chape de plomb de professionnels, ni l’usager roi qui s’imposerait à des institutions réduites au statut des prestataires de service.  Il est important de sortir de ces deux modes et de trouver une troisième voie. Il n’est pas contestable de revendiquer la qualité de prise en charge. Mais il faut l’aborder dans une dynamique de confrontation et non dans la logique actuelle qui tend à l’a-conflictualité. Il n’y a plus de place pour le débat et l’échange des idées, c’est le risque de la pensée unique.

Qu’appelez-vous « réinjecter de l’humain » ?

Jean-Michel Abry : Je ne prône pas l’anarchie institutionnelle où tout le monde ferait ce qu’il voudrait et où il n’y aurait plus de règlements. Mais, le dispositif règlementaire qui nous est imposé aujourd’hui dans les institutions nous enferme et ne permet aucune souplesse, aucun espace. Sans compter certains employeurs qui uniformisent toutes les actions que leurs salariés mènent. Pour réinjecter de l’humain, il faut renoncer aux procédures trop fermées et laisser aux acteurs un minimum d’auto prescription. Il est indispensable de sortir d’un mode d’organisation bien trop étriqué qui ne laisse pas à l’autre la possibilité de réfléchir et pourquoi pas de se tromper. Il faut réintroduire de la différence, réactiver le débat d’idées, réhabiliter la confrontation. Il est nécessaire de sortir de l’idéologie règlementaire, paradoxalement pour être au plus près des résidents, il faut parfois contourner la loi et les règlements. S’il y a bien un travail de formalisation à effectuer dans notre secteur qui n’a jamais été dans la culture de la trace et de l’écrit, plus on ira du côté de la procédure, moins on sera dans la dimension humaine du flou, de l’incertitude, de la confrontation des idées. Les personnes prises en charge doivent redevenir des énigmes dont la recherche des clés est le moteur de la dynamique d’équipe. La prise en charge doit trouver sens dans la réflexion éducative et non dans l’application d’une fiche technique ou d’un protocole qui viendrait nous expliquer comment on doit être en relation avec quelqu’un. Pour réinjecter de l’humain, il faut que le management crée des espaces, des zones de tolérance et parfois d’incertitude.

Propos recueillis par Jacques Trémintin

 


 Bibliographie :
« Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation »
Michel Chauvière, la Découverte, 2007, 225 p.
Alors que l’action sociale bruisse de ces concepts issus du secteur marchand telles la démarche qualité, la satisfaction de l’usager, l’évaluation, l’efficacité … il était temps qu’une réaction digne de ce nom ait lieu. C’est à Michel Chauvière que l’on doit ce remarquable travail de synthèse qui dresse l’état des lieux de l’offensive néo-libérale dans notre secteur. L’auteur en convient : la marchandisation du social se heurte aux limites qu’oppose l’insolvabilité des populations bénéficiaires. Adossée aux missions régaliennes et aux grands principes de justice sociale, l’intervention auprès des délinquants et des SDF, en psychiatrie comme en protection de l’enfance est protégée par l’absence de la moindre rentabilité. Pour autant, ce qui s’infiltre insidieusement c’est cette chalandisation qui s’abreuve aux sources de la raison gestionnaire. La tentative de formatage des esprits est à l’oeuvre. Le leurre principal consiste à faire croire que l’on placerait l’usager au cœur des pratiques. On présente le contrôle qualité comme la garantie de l’aide qui peut lui être apportée. La performance des intervenants se mesurerait à son degré de satisfaction. En fait, il « est le prétexte tout trouvé aux obligations de bonnes pratiques, de résultats tangibles et surtout de productivité pour les intervenants. » (p.132) L’action sociale qui était jusque là orientée vers les usagers dans le besoin bascule vers les besoins des usagers, besoins segmentés et disloqués comme autant d’objets susceptibles d’être vendus comme des services. On assiste à une inversion des valeurs fondatrices. La collectivité à qui revenait la responsabilité de garantir la sécurité et le bien-être de ses membres (en redistribuant pour cela une fraction du revenu national) se voit supplantée par l’option que chacun aurait à faire sur le bon opérateur susceptible de lui apporter le meilleur service. Afin de guider ce choix, on prétend mesurer et objectiver l’action proposée. L’acte est dépersonnalisé, seule compte la bonne gestion des ressources des offres et des compétences formalisées. La relation est réduite à des normes quantifiables présentées dans un triptyque. On commence par élaborer des référentiels qui, se limitant à quelques lieux communs, se présentent comme un outil plutôt réducteur et statique, avant tout administratif et économétrique. Leur valeur analytique et dialectique est, en général, nulle. On continue par proposer des bonnes pratiques. Tentative aventureuse dans un domaine marqué par la complexité, l’opacité et la singularité. On termine par une évaluation qui, tournant le dos aux contradictions, aux négativités, aux incertitudes, privilégie la pensée binaire et réifiée. L’auteur en appelle à la résistance et à la refondation d’une solidarité citoyenne et non consumériste.
 
 
« Le travail social mis à mal. Le risque totalitaire »
Romuald Avet, EFEdition, 2007, 118 p.
Le travail social est critiqué sur ses méthodes et son manque d’objectivité, son absence de transparence et son déficit de résultats, sans oublier son manque d’efficience. Pour répondre à cette situation, on entend le soumettre à des procédures d’évaluation quantitatives et qualitatives. Quel qu’il soit, aucun protocole ne permettra de rendre compte de la complexité des processus à l’œuvre. Parce que le praticien qui s’engage sans préjuger des résultats, ni chercher à en maîtriser le cours ne saurait se référer avec un modèle reproductible et généralisable.  Parce que l’âme du travail social s’identifiant à la reconnaissance de la singularité du sujet, à l’accompagnement d’un cheminement qui n’est jamais programmé à l’avance et demeure toujours inachevé, ne se confond pas avec une rationalité qui a pris le masque de l’efficacité. Parce que la nécessité de maintenir dans le rapport à l’autre un lieu vide de tout savoir et de tout impératif, toujours ouvert à des remaniements subjectifs et la tentative d’exploiter cette part d’inattendu et de non programmable s’opposent à l’illusion de connaissance des bonnes solutions. Parce que les réalités fugaces, déconcertantes et ambiguës que l’on rencontre au quotidien ne se prêtent ni à une mesure précise, ni à un calcul exact, ni au raisonnement rigoureux. Les intervenants ont à faire à des « situations mouvantes, complexes, porteuses de significations multiples, les plaçant dans l’obligation, voire l’urgence d’opérer des choix, de poser des limites, d’assumer des actes qui constituent de véritables décisions éthiques » (p.9) Leur savoir est toujours fragmentaire et provisoire. Il n’obéit ni à la logique de la preuve, ni à celle qui se fonde sur le raisonnement causaliste et explicatif, pas plus qu’au principe d’objectivité pure. Leur attitude se réfère à une exigence intérieure et non à un souci de rationalisation comportemental ou à l’idéologie de la maîtrise technicienne. Leurs outils ont peu à voir avec un quelconque catalogue de recettes prêtes à l’emploi, à un manuel de savoir-faire garanti, à une méthodologie de l’action propre à contenir l’illusion d’une réussite certaine. La recherche de résultats tangibles, voire immédiats, ne s’accorde guère avec le souci d’une action en profondeur et dans la durée, soucieuse de construire avec les usagers, au cas par cas, des solutions toujours particulières. Une pratique sociale trop encadrée et règlementée signerait la fin de l’expérience inventive, l’effacement de la part d’arbitraire inhérente à cette fonction. Ce dont ont besoin les professionnels, ce n’est pas le contrôle, mais une aide dans l’élaboration de leur savoir faire. Cela passe par une analyse des pratiques qui questionne dans l’épreuve partagée des difficultés quotidiennes et laisse la place au doute, au temps subjectif de chacun et au débat permanent.

 

Jacques Trémintin – Février 2008