La guerre

Comment parler de la guerre aux enfants ?

A peine couvert par les célébrations du conflit de 1914-1918 et du débarquement en Normandie de 1944, le bruit de la guerre s’est encore fait entendre, en de multiples coins de notre planète. Que ce soit en Afrique où notre armée est engagée (Mali), à l’est de l’Europe (Ukraine) ou encore au proche orient (Gaza, Syrie), les armes parlent. Les enfants et adolescents ne peuvent échapper aux images des morts qui s’accumulent et des tueries qui se multiplient. Comment leur expliquer la guerre ? Comment parler de celles qui sont passées, de celles qui occupent notre actualité et de celles qui ne manqueront pas d’éclater à l’avenir ? Au-delà des idées reçues et/ou convenues, ce dossier propose un certain nombre de réflexions qu’il reviendra à l’animateur de reprendre ou non dans son argumentaire.
 
La guerre est-elle (in)évitable ?
Cinq jours avant d’être assassiné, Jean Jaurès prononça un discours dans lequel il s’écria : « Le capitalisme porte en lui la guerre, comme la nuée porte l’orage ! » L’espèce humaine est-elle donc inévitablement condamnée à s’entretuer régulièrement ?
 
Les préhistoriens ne sont pas d’accord entre eux. Pour les uns, la vie de l’humanité, avant que ne commence l’Histoire, fut elle aussi émaillée d’affrontements meurtriers entre tribus. Pour les autres, l’immensité du territoire combinée à la faible densité de peuplement (0,03 habitants au km²) et l’absence d’une véritable compétition (gibier et produit de la cueillette dispobibles en abondance) incitaient les différents groupes à vivre en bonne entente, voire à coopérer. Aucune trace écrite ne subsistant de cette époque, on ne le saura jamais. Le seul élément qui fasse consensus, c’est la conjonction entre l’apparition de la propriété privée et des inégalités, de l’agriculture et de l’élevage d’un côté et des conflits violents, de l’autre. Il faut une raison pour en vouloir à l’autre, au point d’attenter à sa vie ou de le blesser gravement. Si la jalousie amoureuse, le rapt de femmes ou la razzia dans une carrière de silex ont pu constituer des raisons d’affrontements durant des millions d’années, les tentations se sont considérablement accrues, lorsque l’enjeu en fut l’appropriation de richesses accumulées. Protéger ses stocks de la convoitise de ses voisins ou aller attaquer les siens nécessita alors d’élever de hautes murailles et d’utiliser ses armes autrement, que pour tuer le gibier. S’il n’est pas question ici de regretter ce passé fait de pêche, de cueillette et de chasse, on peut néanmoins s’intéresser à la manière dont les Hommes ont réagi face à l’amplification de cette violence tant individuelle que collective. Les premières règles pénales répondant aux transgressions du vivre ensemble remontent au Code Hammourabi datant de 1730 avant notre ère : c’est la Loi du Talion qui prévoit des punitions proportionnelles au mal commis.
 

Guerre (in)juste

Pour ce qui est de la première codification de la guerre, elle fut établie il y a 4.200 ans dans le Mahâbhârata indien. Il y est question de proportionnalité, de traitement équitable des prisonniers et des blessés, mais surtout d’un thème appelé à un grand succès dans les millénaires suivants : une cause juste. La guerre se justifierait, dès lors qu’elle aurait une raison valable. Le problème c’est qu’il n’y a rien de plus subjectif que la légitimité d’un conflit. Chaque camp est persuadé qu’il détient la vérité, qu’il a le droit pour lui et qu’il se bat pour une bonne cause : celle de faire triompher la justice. Mais, « dès que les hommes décrètent que tous les moyens sont bons pour lutter contre le mal, leur notion du bien se confond avec le mal qu’ils cherchent à détruire », affirmait le sociologue britannique Christopher Dawson. N’y a-t-il donc pas des circonstances légitimant la guerre ? On pense, bien sûr, aux situations des peuples opprimés se révoltant contre la puissance qui les asservit. Malheureusement, l’histoire est pleine de ces épisodes pathétiques, au cours desquels un peuple se libère, pour parallèlement ou peu de temps après se transformer en oppresseur. Le 8 mai 1945, la France apprend avec soulagement et bonheur que l’hydre nazie a été battue. Ce même jour, à Sétif en Algérie, elle réprime des manifestations indépendantistes qui feront entre huit et quinze milles morts. Le 5 juillet 1962, l’Algérie se libère de la colonisation française. A peine deux mois après son indépendance, l’armée algérienne conduit une violente répression contre l’une de ses provinces rebelles, la Kabylie, qui fera plus d’un millier de morts. Et, l’on pourrait multiplier ces exemples, à l’envie ! « Encor s'il suffisait de quelques hécatombes / Pour qu'enfin tout changeât, qu'enfin tout s'arrangeât / Depuis tant de "grands soirs" que tant de têtes tombent / Au paradis sur terre on y serait déjà », chantait Brassens, en concluant : « Mourrons pour des idées, d'accord, mais de mort lente ».
 

Réguler plutôt qu’arrêter la guerre
Convention de Genève, convention de la Haye, crime de guerre, crime contre l’humanité, Tribunal pénal international … le droit moderne a cherché, depuis 1863, à fixer des règles pour les conflits armés permettant de limiter la violence et de protéger les droits humains fondamentaux. Même si cette régulation peut apparaître par certains côtés absurdes (comment définir la « bonne façon » de se faire la guerre ?), il s’agit d’un début de contrôle par l’espèce humaine de l’un de ses principaux défauts : s’entretuer. Puisque cette pratique ne peut être éradiquée, essayer de réduire autant que faire se peut ses effets les plus terribles constitue une noble quête.


 
Commémoration et devoir de mémoire
Occasion traditionnelle de rendre hommage à ceux qui y ont laissé leur vie, la célébration des guerres sert trop souvent à glorifier le patriotisme, le sacrifice consenti servant de justification à l’horreur vécue. Réflexion sur cette manipulation.

Saint Cyprien en Dordogne, ce 5 juillet 2014. Sur le vieux pont métallique du Garrit tout rouillé, une centaine de figurants s’activent dans une reconstitution d’un affrontement opposant des troupes alliées et allemandes, en juin 1944. Soldats en costumes d’époque, armes et véhicules militaires sont de sortie. Les touristes peuvent se faire prendre en photo, à côté d’un allemand levant les bras, d’un américain faisant le V de la victoire ou d’un résistant arborant un brassard FFI. Voilà une façon de parler de la guerre aux jeunes générations … et de leur faire regretter de ne pas avoir été présents pour participer à ce glorieux épisode … qui n’a jamais existé tel qu’il est présenté, rappellera le commentateur officiel. Tout cela fait un peu froid dans le dos. On a du mal à banaliser les motivations de ces bénévoles jouant à la guéguerre et de spectateurs se délectant d’un spectacle évoquant un champ de bataille synonyme de souffrance et de morts. Le plus sain, dans cet évènement, c’est finalement ce groupe d’une dizaine de mômes de huit/neuf ans qui, ayant décidé de construire un barrage sur les berges de la Dordogne, continua imperturbablement, malgré les pétarades et le son des cornemuses, à s’affairer pour accumuler des pierres et des morceaux de bois, afin de constituer une réserve d’eau.

 

Invoquer l’honneur …

Il est une façon de célébrer les guerres qui consiste à rendre hommage au courage, à l’abnégation et à la bravoure de ceux qui sont tombés au champ d’horreur. Le devoir de mémoire à leur égard justifierait leur sacrifice au nom de la nécessité de défendre la patrie, de protéger la démocratie ou de réagir à l’agression de l’ennemi. Il y a là un effet pervers majeur : préparer les esprits à renouveler éternellement les guerres. Car, légitimer les conflits passés, en évoquant toutes les excellentes raisons qui ont amené les belligérants à s’entretuer, c’est valider les suivants, en donnant par avance un blanc seing aux arguments qui les déclencheront. Les célébrations nostalgiques ou revanchardes, empreintes de fierté ou d’arrogance préparent la future chaire à canon. Si de telles attitudes perdurent, c’est sans doute, qu’aucune armée ne réussira jamais à envoyer au front des soldats, sans l’idéologie patriotique et la propagande belliciste. Remises de médailles arborées fièrement comme preuve que l’on s’est bien battu, reconnaissance éternelle de la nation aux anciens combattants, manifestation solennelle devant les monuments aux morts ne sont pas tant là pour se souvenir de l’abomination vécue, que pour ne retenir surtout que l’honneur d’y avoir participé.

 

… ou rappeler l’horreur

 

Comment faudrait-il donc alors parler de ces guerres, sans en faire la promotion ? Sûrement, tout d’abord, en ne les considérant jamais comme une fierté, mais invariablement comme un malheur. Sans doute aussi, en évoquant la folie des hommes qui en est à l’origine et en insistant sur l’absurdité des justifications qui tentent de les légitimer. Encore, en décrivant les innombrables calamités qu’implique tout conflit armé, tant pour la population civile que pour les soldats en uniforme. Systématiquement, en ne reconnaissant aucune noblesse et aucune gloire à ceux qui les déclenchent. Toujours, en parlant des morts des champs de bataille, non comme des héros, mais comme des victimes de logiques qui les dépassent. Pour l’immense majorité, ils n’ont jamais demandé à quitter leur foyer, leur famille et leur travail, pour se retrouver un fusil à la main, à affronter le même type de pauvres bougres dans le camp d’en face. Invalider la logique guerrière, dénoncer le bien-fondé des affrontements meurtriers et s’attaquer aux justifications, c’est faire en sorte que celles et ceux qui ont laissé leur vie dans les conflits du passé, ne soient pas morts pour rien.

 
Une guerre légitime ?
Quoi de plus juste que le combat contre l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste et le Japon, entre 1939 et 1945 ? La barbarie sans nom, dont a notamment fait preuve la puissance allemande, dans les pays qu’elle a occupés, restera dans l’histoire comme un sommet de sauvagerie et de cruauté. Mais, il ne faudrait pas que cette férocité fasse oublier les 155.000 à 246.000 être humains tués dans les bombardements atomiques de Nagasaki et d’Hiroshima, les 25.000 morts de Dresde, sous 3.900 tonnes de bombes, sans oublier les 70 à 75.000 français victimes des pilonnages alliés. Tous ces morts étaient dans leur quasi totalité des civils. Responsables de rien, ils ont payé très cher.
 

 

Les valeurs et leur conséquences

Chacun se sent impuissant face aux mécaniques guerrières. Pourtant, il existe des valeurs favorisant le bellicisme et d’autres qui tentent de le limiter. C’est donc indirectement que l’animateur peut agir, en privilégiant l’empathie et la fraternité.

L’espèce humaine est souvent tentée d’adopter des comportements favorisant l’individu et son groupe d’appartenance, au détriment de ses congénères et des autres communautés. Revendiquer une identité de territoire, de culture ou de croyance peut fort bien se vivre dans l’acceptation de l’autre. Mais cela peut aussi se transformer en ségrégation et en discriminations à son égard. C’est ce que l’on retrouve dans la  xénophobie (hostilité à tout ce qui est étranger), le racisme (considérer une catégorie d’humains comme inférieure), le nationalisme (s’identifier à une nation), le chauvinisme (admirer inconditionnellement sa nation et dénigrer tout ce qui n’y appartient pas), le patriotisme (considérer que son pays a toujours raison), le sectarisme (défendre avec intransigeance une opinion), le dogmatisme (abandonner tout esprit critique à l’égard d’une doctrine), le fanatisme (se dévouer absolument et exclusivement à une cause), l’intégrisme (défendre de façon conservatrice et intransigeante une doctrine). Toutes ces postures sont fondées sur l’intolérance, le repli sur soi et le rejet de la différence. Dès lors, que l’on est convaincu de détenir la vérité, on fera tout pour la défendre … y compris la guerre. Un leader d’extrême droite résumait ses convictions, en affirmant : « je préfère mon frère à mon cousin, mon cousin à mon voisin et mon voisin à un étranger », à l’inverse d’un Fénelon (1651-1715) affirmant : « J'aime mieux ma famille, que moi-même, j'aime mieux ma patrie que ma famille, mais j'aime mieux encore le genre humain que ma patrie ». La première conception prépare la guerre, la seconde la combat.
 

Des valeurs  qui s’opposent à la guerre

Les adultes sont les premiers à rejeter ou à se méfier de l’autre, parce qu’il n’appartient pas au même quartier, à la même ville, à la même région, au même pays, à la même religion, ou qu’il ne partage pas la même sensibilité d’opinion. Les enfants et les adolescents les imitent, en croyant bien faire. Ce sont justement ces dérives qu’il faut éviter, en leur opposant d’autres valeurs telles la tolérance, l’ouverture d’esprit et l’acceptation des différences. C’est contre cette vision exclusive qu’il convient d’évoquer la profusion des opinions, la multiplicité des croyances et la variété des convictions d’autant plus légitimes qu’elles sont respectueuses des autres. Ces manifestations doivent être l’occasion de réfléchir à l’infinie diversité des modes de vie, des coutumes et des traditions. La capacité non seulement de nous mettre à la place de l’autre, mais aussi de nous laisser transformer par lui constitue non un handicap, mais une chance, non un appauvrissement, mais un formidable enrichissement. Un certain nombre d’animations peuvent être interrogées, quant à l’ouverture à la différence et à la familiarisation à autrui. Faut-il organiser des grands jeux inter centres, en privilégiant des équipes regroupant les enfants de chaque centre ou doit-on les mixer ? Doit-on grimer les enfants en bleu blanc rouge, leur faire chanter la Marseillaise et les faire hurler devant le petit écran, quand la France joue en compétition sportive internationale ou est-ce l’occasion d’imaginer des jeux leur permettant de mieux connaître les coutumes, les chants et/ou le mode de vie du pays de l’équipe adverse ? Est-il préférable d’ignorer la diversité ethnique des familles des enfants présents au centre, au nom d’une citoyenneté nationale qui araserait toutes les particularités, ou au contraire en faire une formidable opportunité pour que chacun apprenne à connaître la culture des autres ? Est-il préférable d’organiser un concert, un défilé de mode ou une soirée dansante, en privilégiant un style, une mode ou un usage ou au contraire en les mélangeant ? Au terme de ce dossier, c’est au lecteur d’en décider.

 

Sublimation ou exaltation ?
La coupe du monde de football a été l’occasion de traditionnels comportements cocardiers : drapeaux français, hymne national, soutien à l’équipe de France … On peut y voir la métaphore d’une guerre entre nations qui aurait lieu de manière pacifique et règlementée, sur un terrain délimité et en un temps limité. En cela, la compétition internationale joue un rôle pacificateur, pour permettre d’évacuer le sentiment chauvin, en lui donnant l’occasion  de s’exprimer de façon paisible et débonnaire. On peut aussi y voir la persistance d’une violence potentielle liée à une identité nationale prête à exploser. Et, il y a là de quoi alimenter de futurs champs de bataille.


Lire l'interview : Renoux Christian - La Guerre

Ressources
« Dedans, dehors. La condition d’étranger »
Guillaume LEBLANC, Seuil, 2010
La cohésion d’un groupe se fait toujours au détriment de ceux qui s’en distinguent. Les uns et les autres semblent alors dotés de qualités naturelles, essentialisées, rendant leur cohabitation incompatible. Face aux tentatives de déshumanisation de l’autre, suscitée par la peur du mélange, la hantise de la créolisation et l’appréhension du partage du sensible des uns avec le sensible des autres, Guillaume Leblanc se fait le chantre de l’hybridation. Il en appelle à un renoncement, celui d’ériger ses propres différences en norme universelle et à une ouverture, celle de participer  au flux des cultures et des influences réciproques. Le mélange est la condition du renouvellement de la nation qui ne peut que s’enrichir de la créativité et de la puissance de vie de toutes les parties qui la composent.
 
« Préhistoire de la violence et de la guerre »
Marylène Patou-Mathis, Ed. Odile Jacob, 2013
La guerre, les massacres ethniques, la violence comme mode de résolution des conflits sont tellement récurrents à travers l’histoire que l’on peut se demander si l’espèce humaine peut s’en passer. Marylène Patou-Mathis, docteur en préhistoire, fait le constat du peu de traces d’actes de violence volontaire et de l’absence dans l’art pariétal de représentations les mettant en scène. Par contre, il a pu être établi sur des os datant d’environ cinq cent mille ans, des preuves de handicap qui n’ont pas empêché ceux qui en étaient atteints de survivre, alors même que la dureté des conditions d’existence ne leur aurait pas permis d’y arriver, s’ils n’avaient bénéficié de l’aide et de la solidarité de leurs congénères. La violence n’est pas inscrite dans les gênes de l’être humain. Elle est le produit de la société dont se dote, à un moment donné, une communauté.
 
« 100 questions-réponses pour éduquer à la non-violence »
Vincent Roussel, Chronique Sociale, 2011
Ils se sont mis à sept, toutes et tous membres de la Coordination pour l’éducation à la non-violence et à la paix, pour répondre aux questions qui se posent quant à la faisabilité d’une éducation privilégiant la médiation et la gestion des conflits. Cela passe par la reconnaissance de ses émotions, par l’apprivoisement de son agressivité et par l’écoute de son propre corps. Cela implique de développer les capacités d’empathie, de solidarité et de coopération. Bien vivre ensemble, c’est savoir faire sa place face à l’autre, tout en le respectant dans sa différence. Cela s’apprend et cela s’accompagne. Ce que nous aide à faire ce petit ouvrage clair et instructif, en insistant beaucoup sur le rôle de l’école véritable creuset du citoyen de demain.
 
« Les pièges de l’identité culturelle »
Régis Meyran et Valéry Rasplus, Ed. Berg International, 2014
C’est à la fin du XVIIIème siècle, qu’est élaboré en Allemagne le corpus théorique cherchant à attribuer à une population donnée une manière commune de penser et d’agir : le concept germanique de « kultur » fait alors le pendant avec la notion française de « civilisation ». Définissant un ensemble de savoirs, de croyances, de pratiques artistiques, de préceptes moraux structuré en un tout cohérent, la culture est devenue un modèle théorique largement reconnu, pour mieux cerner et comprendre les réalités ethniques. Le glissement est net entre identifier des constantes chez un peuple et l’enfermer dans une personnalité organique de base, instance éternelle, figée et refermée sur elle-même. La réalité est infiniment plus complexe, tant il est difficile d’appréhender quelque culture que ce soit, autrement que comme le produit de la combinaison d’influences multiples qui, loin d’être une atteinte ou une menace, constitue un formidable enrichissement réciproque.


Jacques Trémintin - Journal de L’Animation ■ n°152 ■ octobre 2014