Charlie

Sommes-nous tous vraiment Charlie ?

La belle unanimité contre les massacres de début janvier a été ébranlée par un certain nombre de réactions divergentes chez des adolescents. Les enseignants qui en ont été témoins s’en sont fait l’écho, sans toujours savoir que répondre. Certains animateurs se sont trouvés dans une situation proche. De la provocation de la part de jeunes trouvant là un bon moyen de s’opposer aux adultes à l’adhésion aux thèses intégristes ; du refus de laisser ridiculiser les religions à l’incompréhension de ce que recouvre vraiment la liberté d’expression ; du constat d’une indignation à géométrie variable à l’écoeurement de constater que rien ne change dans le quotidien … Comment interpréter ? Comment comprendre ? Comment réagir ? Ce dossier n’apporte pas de réponses, mais aide à penser pour les trouver.
 
 
Menaces contre la liberté
La liberté d’expression est tellement banalisée, qu’on n’en mesure plus forcément la saveur, sauf quand elle est menacée. La cerner permet d’en comprendre la portée et les limites. Mesurer les dangers qui la menacent justifie qu’on la préserve.
 
Pour illustrer l’absence de liberté d’expression, il est fréquent de faire référence au régime nazi ou au soviétique qui ouvrirent, peu de temps après leur accession au pouvoir, des camps de concentration, pour y enfermer leurs opposants politiques. Ces effroyables épisodes ont un point commun : imposer une seule façon de penser et terroriser, voire massacrer celles et ceux qui s’en écartent. Mais il n’est pas toujours nécessaire de remonter si loin : en novembre 2014, en Arabie Saoudite, Raef Badawi a été condamné, à dix ans de prison et à mille coups de fouet. Son crime ? Avoir créé un forum de discussion internet où s’échangent librement des avis. L’un des chefs d’accusation est d’avoir publié un article critiquant la « Commission pour la promotion de la vertu et la prévention du vice » (une police des mœurs) qui traque le moindre objet de couleur rouge en lien avec la Saint-Valentin susceptible d’être offert le 14 février, ceux qui les portent étant arrêtés et punis. Mais, cette atteinte aux droits élémentaires de l’homme que sont la liberté de penser et de parler n’est pas du seul fait des régimes totalitaires. On la retrouve, au cœur même des démocraties, dans ces minorités extrémistes convaincues de détenir la vérité. Elles sont persuadées d’avoir trouvé la seule et unique manière de penser, d’agir et de se comporter.
 

Sectes et fondamentalistes

Elles arborent une vision explicative totale du monde, proposant des réponses à toutes les questions et ne tolérant aucune divergence de vue, ni contradiction. On a vu émerger, depuis une cinquantaine d’années, un certain nombre de sectes prêchant l’apocalypse, se réclamant de la sagesse orientale ou s’inspirant de la parapsychologie. Les grandes religions possèdent aussi, leurs propres extrémistes. Ainsi, de l’intégrisme catholique voulant imposer l’enseignement du créationnisme prétendant que l’univers aurait six milles ans d’âge. Ainsi, des ultra orthodoxes hassidiques juifs rejetant totalement l’égalité et la mixité homme femme. Ainsi, du fondamentalisme musulman qui, en application de la charia, justifie la pratique de l’esclavage ou de la lapidation. L’évangile, la torah ou le Coran proposent des messages tellement multiples, diversifiés et contradictoires que chacun peut y trouver ce qu’il veut y chercher, affirmant détenir seul la bonne interprétation au profit d’un message soit de haine, soit d’amour. Tant que ces groupuscules se contentent de s’imposer à eux-mêmes leurs certitudes, ils passent pour des illuminés, mais ne constituent pas vraiment une menace. Quand ils se mettent en tête de vouloir convertir à tout prix les autres, cela peut devenir problématique, mais pas encore forcément dangereux.
 

De la dévotion au terrorisme

Là où surgit le vrai péril, c’est quand ces intégrismes prétendent imposer leur conviction ou leur croyance, par la contrainte, la terreur ou la violence. Il y a sans doute de multiples explications possibles au basculement d’un exalté dans le fanatisme. L’une d’entre elle fait référence à la logique sectaire. Entrer dans une secte, c’est intégrer un univers global qui remplace tout (famille, amis, collègues de travail…), pourvoit à tout (logement, nourriture, sexualité…), répond à tout (besoin de sécurité, de protection et de cohésion). Rejoindre une telle organisation totalitaire, c’est subir un embrigadement qui implique une soumission absolue. De l’obéissance et de la discipline sans faille à un dévouement allant jusqu’à sacrifier sa vie, il n’y a qu’un pas. Certains épisodes de suicide collectif au sein de certaines sectes sont dramatiquement célèbres. On a là bien des ingrédients menant au terrorisme islamique qui, pour prétendre s’inspirer de la religion musulmane, n’en partage pas moins les caractéristiques de ce qui est commun à toute dérive sectaire.
 
 
« On est des frères » (Lassana Bathily)
Le massacre de l’Hyper Casher serait le symbole d’une guerre de religion des musulmans contre les juifs, affirment ceux qui ne rêvent que d’opposer les communautés entre elles. Malheureusement pour eux, pendant qu’un fanatique de religion musulmane assassinait quatre clients de religion juive, un employé de religion musulmane sauvait plusieurs otages de confession israélite, en les cachant au sous-sol. Il serait trop facile d’opposer le bon mahométan au mauvais islamiste. Mais que vient faire la religion dans ce face à face ? Il s’agit bien plus de confronter une attitude barbare avec un réflexe d’humanité, un individu exalté et un autre éduqué dans la tolérance.
 
 
Morts de rire
« Peut-on rire de tout ? » s’interrogeait Pierre Desproges, lui qui n’hésitait pas à brocarder les juifs, les cancéreux ou la mort. Il répondit « oui, mais pas avec n’importe qui ». Il était face à Jean-Marie Le Pen. Et nous étions le 28 septembre 1982. Quarante après, où en est-on ?
 
Dans le film Les héritiers, mettant en scène une classe de lycée découvrant les horreurs de la déportation nazie, un élève fait une blague sur les juifs. Son enseignante le reprend vertement, en lui expliquant que le racisme n’est pas une opinion, mais un délit puni par la loi. Pour beaucoup, se moquer de la shoah est insupportable. Comme de ricaner à des blagues contre les arabes, contre les roms ou contre les homosexuels. Dans le même temps, Charlie hebdo s’est fait connaître pour son insolence et son irrespect à l’égard tant des religions (catholiques, juives et musulmane), que des institutions (police, armée, justice), des extrémistes (racistes, intégristes), ou de la politique (de droite comme de gauche). N’y a-t-il pas deux poids, deux mesures, les uns ayant le droit de rire, pas les autres ? A-t-on le droit de se moquer des valeurs sacrées des uns, mais pas de celles des autres ?
 

Le rire au cœur de la démocratie

L’humour constitue une attitude essentielle à la vie en société. Il permet de prendre de la distance face à une situation angoissante ou déprimante. Il joue un rôle cathartique, valant bien des anti-dépresseurs. Il désacralise et aide à relativiser le tragique. Pour autant, l’humour peut aussi permettre de passer en fraude des propos qui ne seraient pas acceptées aussi facilement s’ils étaient affirmés sérieusement et ouvertement. Et, c’est là où se situe la limite entre le trait d’esprit et la calomnie. La loi protège les citoyens d’un certain nombre d’atteintes portées sous le couvert de l’ironie. En France, on a droit de railler autrui, à condition de 1) ne pas le diffamer ou s’attaquer à son honneur 2) d’appeler à sa mise à mort 3) de faire l’apologie des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité 4) d’inciter à la haine d’un groupe en raison de son appartenance ethnique, religieuse, de son sexe, de son orientation sexuelle ou de son handicap. Certains pays ont rajouté à cette liste, l’atteinte aux religions et notamment le blasphème, allant jusqu’à punir de mort ou d’emprisonnement à vie ceux qui s’en rendent coupables. La France cultive, depuis longtemps, l’irrévérence à l’égard des différents cultes. Tous sont potentiellement moqués, brocardés, ridiculisés, choquant les croyants, sans que les rieurs ne soient inquiétés par la justice. Leur impunité est même revendiquée comme un marqueur essentiel de la liberté d’expression.
 

Limites du droit à l’humour

C’est le propre de la démocratie que de permettre à chacun de penser ce qu’il veut, de rire à ce qui lui semble drôle et d’être offensé par ce qui le vexe. Autre chose est de violer la loi. Pour comprendre cette distinction, comparons Charlie Hebdo et Dieudonné. L’un et l’autre ont en commun d’avoir du rendre des comptes devant les tribunaux, en raison de leurs propos satiriques. Entre 1992 et 2014, Charlie a été la cible de quarante huit procès, suite à des plaintes de l’extrême droite, des journalistes ou des medias et des associations catholiques, les associations musulmanes ne venant qu’en quatrième position dans le nombre de plaignants. Le journal a été condamné neuf fois. Entre 2000 et 2014, Dieudonné a été attaqué en justice onze fois et condamné à 125.000 euros d’amende. Ce qui différencie Charlie de Dieudonné, c’est le motif de leurs condamnations réciproques. Si le premier a été reconnu coupable d’injure et de diffamation, le second l’a été pour « provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale ou religieuse » ou « contestation de crimes contre l’humanité ». Ce n’est pas parce que le doit à l’humour est une règle intangible de notre société que l’on peut dire n’importe quoi. Mais, ce n’est pas parce qu’on s’estime victime d’insulte que, pour autant, celle-ci est légalement constituée. Il revient aux juges d’avoir à en décider.
 
 
Relaxe de Charlie dans le procès des caricatures de Mahomet
« Nul n’est obligé d’acheter ou de lire, à la différence d’autres supports tels que des affiches exposées sur la voie publique (…) toute caricature s’analyse en un portrait qui s’affranchit du bon goût pour remplir une fonction parodique (…) en dépit du caractère choquant, voire blessant, de cette caricature pour la sensibilité des musulmans, le contexte et les circonstances de sa publication dans le journal Charlie Hebdo, apparaissent exclusifs de toute volonté délibérée d’offenser directement et gratuitement l’ensemble des musulmans ; que les limites admissibles de la liberté d’expression n’ont donc pas été dépassées » (22 mars 2007)
 
 
 
On fait quoi, maintenant ?
Comment réagir face à des réactions pas vraiment appropriées minant l’apparente unanimité ? Le soutien plus ou moins explicite aux assassins islamistes justifient-ils plus de répression ou plus d’éducation ? L’un ne va sans doute pas sans l’autre. Mais …
 
La réponse aux attentats du World Trade Center, en 2001, fut le Patriot Act, loi permettant aux services de sécurité américains, entre autre, de détenir sans limite et sans inculpation toute personne soupçonnée de terrorisme. Une démocratie qui emploie contre la dictature, les mêmes moyens que celle-ci, risque d’y perdre un peu de son âme. « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux », affirmait Benjamin Franklin.
 

L’éducation à la citoyenneté

S’il ne s’agit pas ici de prôner l’angélisme face à au fanatisme, ne réagir que par la répression, c’est prendre le risque de le conforter. La réponse éducative garde une place essentielle. Et le secteur des CVL peut et doit y prendre sa part. La réaction possible peut être explicite : répondre aux questions des enfants, organiser des débats, reprendre des réflexions inappropriées. Mais, elle peut aussi être implicite et choisir de cultiver des postures éthiques. C’est tous les jours que l’on doit accroître notre capacité à accepter la diversité, à admettre la différence et à permettre aux divergences de s’exprimer. Quotidiennement et en toutes occasions, on doit favoriser le droit de penser, d’agir et de se comporter hors des modèles imposés. La reconnaissance de ce qui nous est étranger, l’acceptation de ce que l’on ne partage pas, la tolérance aux modes de vie que nous pouvons par ailleurs réprouver, à titre personnel, constituent des axes de vigilance permettant de s’opposer à tous les dogmatismes. « Je suis Charlie » doit se muer en « je suis une femme qu’on rabaisse », « je suis un black à qui on refuse un logement », « je suis un maghrébin que l’on refuse d’embaucher », « je suis un handicapé qui ne trouve pas de travail », « je suis un policier que l’on abat, à la vue de son uniforme », « je suis un juif que l’on assassiner  pour sa religion ». Les réflexions sexistes, racistes, homophobes, discriminatoires doivent être encore moins tolérées que d’habitude.
 

Au cœur du projet

En cohérence avec la démarche de l’éducation populaire, la tolérance et la citoyenneté comptent parmi les principaux objectifs annoncés dans les projets éducatifs. Les Directeurs ont la responsabilité de construire leur projet pédagogique, en conséquence. Les animateurs possèdent une créativité et une imagination suffisamment fertiles, pour concevoir un projet d’animation répondant à la recherche de ce vivre ensemble. Se pose, avec une plus grande acuité encore, la place des jeux de coopération face à ceux qui privilégient la rivalité. Donner à vivre aux enfants et aux adolescents des moments de partage, d’entraide et de solidarité est aussi important que de les faire s’affronter pour obtenir la victoire. Les deux options peuvent coexister et s’articuler. La compétition a pour ambition de démontrer que l’on est le meilleur. Mais, il y a de multiples façons d’être reconnu dans ses performances. Certains clubs sportifs  montrent l’exemple, quand ils valorisent le fair-play, le respect de l’autre et l’acceptation de la défaite. Faire connaître les autres cultures, les autres façons de vivre, les autres façons de penser, à travers les activités constituent un outil utile pour faire accepter l’autre. Un défilé de mode ? Et si l’on s’intéressait aux vêtements portés dans les autres pays. Une activité théâtrale ? Et si l’on choisissait des textes qui fassent endosser des rôles bien différents de ce que vivent les acteurs en herbe. Le dessin ? Et si l’on initiait les jeunes artistes à la caricature. Une revue de presse ? Et si on leur apprenait à décrypter les medias, pour en identifier les pièges. Il y a mille façons d’utiliser les techniques d’animation pour cultiver l’esprit critique, l’acceptation de l’autre et le respect des différences.
 
 
Un travail en équipe
Faire face aux enfants, après les massacres de janvier, implique que les animateurs se mettent au préalable au clair tant individuellement que collectivement. L’équipe constitue alors l’indispensable espace où peuvent s’exprimer les émotions, s’élaborer les réactions et se construirent les propositions. L’attitude des adultes est captée, non seulement à partir de ce qu’ils disent, mais tout autant à partir de ce que démontrent leurs comportements et leurs attitudes. Au-delà des légitimes prises de position individuelles, nous sommes toutes et tous tenus d’adopter une posture professionnelle. L’équipe jour dès lors un rôle essentiel à la fois à la fois aidant et cadrante.
 
 
Lire l'interview : Filliozat Isabelle - Charlie

Ressources
« La Loi de Dieu contre la liberté des hommes. Intégrismes et fondamentalismes »
Jean-Louis Schlegel, Seuil, 2013
Au début du XXIe siècle, un spectre imprévu hante le monde : c'est celui des intégrismes et des fondamentalismes religieux. Que la religion vive ou survive, très bien. Mais qu'elle prétende mettre la loi de Dieu au-dessus de la liberté des hommes, voilà qui paraît inadmissible. Il faut pourtant essayer de comprendre comment et pourquoi les grandes traditions religieuses, monothéistes en particulier, voient aujourd'hui une partie de leurs adeptes basculer dans des formes de contestation radicales de la société moderne, dans des formes de croyance archaïques, dans des croisades et des guerres «saintes». Ce livre tente de saisir, sous des angles multiples, la logique qui sous-tend les fondamentalismes et les intégrismes, leur «problème» avec la modernité. Et du même coup, comment ils sont eux-mêmes un produit typique de ce qu'ils rejettent.
 
« Les fanatiques »
Bernard Chouvier, Odile Jacob, 2009
Pourquoi devient-on fanatique ? Comment comprendre que des individus qui croient en une cause en viennent parfois insensiblement à passer à l’action destructrice et à bafouer ainsi les idées qui les animent ? Quels sont les ressorts inconscients qui poussent les fanatiques à accomplir des actes définitifs dont ils sont peut-être les premières victimes ? Le fanatisme a des degrés et tous les fanatiques ne se ressemblent pas. De l’illuminé au possédé, de l’anarchiste au martyr, du kamikaze au terroriste, Bernard Chouvier brosse le portrait des différents types de fanatiques et leur donne un visage sur lequel apparaissent les lignes essentielles et les traits particuliers qui le constituent et peuvent, selon les circonstances, conduire tout être humain sur cette voie. De quoi apporter un éclairage utile et nécessaire
aux actes de terrorisme qui ont ensanglanté la France.

« Pour les musulmans »
Edwy Plenel, La découverte, 2014
Réduire les musulmans à l’islam et ce dernier à l’intégrisme, en leur imputant en bloc la responsabilité des dérives individuelles ou des conflit lointains, c’est essentialiser les humanités, en raison de leur origine, de leur culture, de leur croyance, de leur appartenance et de leur naissance. Alors que la démocratie, c’est au contraire le refus de vies déterminées à l’avance, de places assignées inexorablement, d’identités fermées définitivement et de futurs immobiles à jamais. Les crimes antisémites, les agressions négrophobes, les violences anti-roms ne sont pas dissociables des discours discriminatoires contre nos compatriotes musulmans, défend avec force l’auteur. Laisser s’installer ces discours, ne serait-ce que par notre silence, c’est habituer notre conscience à l’exclusion et à l’amalgame,
en désignant l’étranger comme adversaire.
 
 « Désamorcer l’islam radical »
Dounia Bouza, Ed. de l’Atelier, 2014
Il est temps d’arrêter de prendre les musulmans pratiquants pour des radicaux et les radicaux pour des musulmans un peu trop pratiquants.  L’islamisme fonctionne dans une logique de secte, cherchant à isoler ses adeptes tant de leur entourage que du monde qui les entoure, les incitant à se purifier en respectant toute une série de codes et en les érigeant en autorité supérieure aux autres hommes, se fondant sur des versets du Coran qui ont été épurés de tout référence à la paix, l’entente, la tolérance, la retenue et la patience. Les fondamentalistes utilisent la religion pour s’auto exclure de la société et en exclure les autres, ceux qui ne pensent pas comme eux. Leurs passages à l’acte sont d’autant plus dangereux qu’ils sont imprévisibles. Mélanger, brasser, mêler les populations de cultures et de cultes différents est la meilleure façon de contrecarrer le radicalisme.

Jacques Trémintin - Journal de L’Animation  ■ n°157 ■ mars 2015