Evin Claude - Exclusion

« L’homme politique n’est pas plus puissant que les autres pour apporter des réponses »

Claude Evin est ancien ministre de la Santé et des Affaires Sociales, Conseiller Général et Président de l’Association Communale de Prévention de la Délinquance de Saint-Nazaire.

Placer la lutte contre l’exclusion au coeur de la politique sociale nécessite de l’humilité de la part des hommes politiques et une modification du mode d’intervention des travailleurs sociaux.

La question de l’exclusion et de la fracture sociale se pose au coeur des problèmes de société qui s’expriment aussi bien dans les quartiers urbains que d’une manière générale dans les rapports entre une partie de la population qui a de plus en plus de mal à trouver une place et une autre qui est relativement stable et protégée. C’est encore très difficile d’avoir un débat dans notre société sur  tous ces sujets qui touchent l’emploi, le partage du travail, le maintien de la protection sociale (notamment pour ceux que l’absence de travail ne permet plus de bénéficier des mêmes avantages). Cela est lié pour beaucoup au fait que cette société relativement installée est consciente de la précarité dans laquelle elle peut se trouver un jour et qu’elle a du mal à accepter de regarder cette autre partie qui, elle, est déjà dans l’exclusion.

Un homme politique ne peut pas rester indifférent à cette situation, et ne pas avoir un regard là-dessus: des propositions, un projet, des réflexions. Mais il n’est pas tout seul. Et c’est peut-être cela qu’on n’a pas compris. En l’absence d’intermédiaires et de prise de conscience, on a reporté sur lui la demande de résolution de l’ensemble des problèmes. Alors qu’il n’est pas plus puissant que les autres à apporter des réponses. Il peut s’exprimer sur un type de société qu’il souhaite construire. Toutes ces questions sont en débat au sein des organisations politiques. Par exemple, le problème de l’exclusion est-il une question centrale ou pas ? Moi, je crois que oui. Je pense que la préoccupation qu’on doit avoir c’est de permettre à chacun de trouver sa place dans la société et de réduire cette fracture, pas seulement dans le discours mais aussi dans les faits. Une société dans laquelle on ne traite pas les problèmes de l’exclusion est une société qui perd ses valeurs par rapport à ce qu’ont été les éléments constitutifs de la République. Je n’accepte pas de mettre en opposition cette préoccupation avec celle qui concernerait prioritairement les populations en situation relativement insérée aujourd’hui et qui pourrait être fragilisée. Certains, y compris à gauche, considèrent que la priorité est de défendre ce qui résulte d’un certain nombre de luttes et d’acquis arrachés dans des conditions difficiles. Défendre les exclus, pensent-ils, c’est d’abord défendre ces conquêtes. Je ne suis pas pour qu’on fragilise une population au prétexte d’essayer de rechercher des solutions pour les autres. Mais je crois que le traitement de l’exclusion est aujourd’hui absolument prioritaire dans le projet politique. Pour l’homme politique, ce n’est pas toujours évident d’affirmer cela. En effet, quand quelqu’un est exclu,  il ne se sent plus totalement citoyen, les autres ne le considèrent plus comme tel notamment dans le cadre de démocratie élective.

On n’a pas réussi à suffisamment travailler en la matière. Sur de telles questions, les problèmes se sont considérablement accrus, et l’efficacité des politiques publiques tout aussi considérablement  émoussée. En plus, on n’a pas trouvé la réponse. Il ne faut pas jeter un jugement totalement négatif parce qu’il y a eu des essais à partir de la politique de la ville ou de quartier et de la mobilisation de l’ensemble des acteurs. Mais on voit bien quand même qu’on change les choses à la marge. Peut-être, faut-il avoir l’humilité de se dire que ce sera très long et que la crise nous a pris de plein fouet sans qu’on l’ait préparée. Il est plus facile de déconstruire que de construire. Je suis très préoccupé par cette question tout en restant très conscient de la limite de notre discours et de notre projet aux uns et aux autres. Mais là, où je n’ai plus aucune interrogation, c’est sur la nécessité c’est de mettre la lutte contre la fracture sociale, au centre des préoccupations et de la problématique sociale.

Cela doit notamment amener -et c’est là la préoccupation, je pense, aussi des Assises du Travail Social- à une modification de l’action des travailleurs sociaux. En tant qu’éducateur dans les années 70, j’ai pensé que le travail social avait ses limites et que s’il ne s’agissait pas de le renier, il y avait une autre manière d’aborder les choses qui nécessitait un engagement politique. Mais, c’était sur des enjeux différents. La reconnaissance de l’individu dans la société était moins problématique il y a 25 ans qu’elle ne l’est aujourd’hui. Cela veut dire un certain nombre de réorientations sur les politiques des collectivités locales et de l’Etat. Mais, ce type de réponses ne peut être simplement au niveau du politique mais aussi par rapport au lien avec le tissu social. La préoccupation du politique doit être de savoir comment on mobilise la société, comment on mobilise les réseaux... Je suis très conscient qu’en disant cela dans un bureau ce n’est pas aussi simple que de le mettre en oeuvre derrière. C’est bien un des problèmes que l’on rencontre. On l’a bien vu avec le RMI. Verser une prestation, on sait faire. Ce n’est pas excessivement compliqué. Mobiliser une société pour qu’il y ait un certain nombre d’acteurs qui interviennent, en terme de solidarité mais aussi de réponse concrète  pour des gens qui ont besoin d’un environnement pour retrouver une identité  et une expression, c’est déjà plus compliqué. Les travailleurs sociaux, et là je m’exprime en tant qu’ancien ministre des Affaires Sociales, ont eu du mal à jouer ce rôle nouveau de mobilisation des acteurs de terrain. Cela les aurait obligé à une modification de leur approche.  Malheureusement, beaucoup trop d’entre eux ont encore un mode d’intervention qui reste de type individuel. Les modalités de réponse doivent absolument bouger. La relation personnelle est certainement utile. Elle n’est plus aujourd’hui exclusive de toute autre forme d’action. Je ne porte pas d’accusation ni de jugement sur l’attitude des travailleurs sociaux en tant que telle. Je dis simplement qu’en terme d’expression du travail social, on n’a pas encore bien  pris toute la mesure des changements opérés. On ne peut plus apporter  des réponses aux problèmes de l’exclusion aujourd’hui par le seul traitement personnel. Un certain nombre de gens ont à aborder leur propre problématique avant de se poser la question comment ils vont trouver leur place dans la société mais la question est de savoir s’il est possible ou non de s’appuyer aussi sur les réseaux et d’utiliser le tissu social.

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

LIEN SOCIAL ■ n°350  ■ 25/04/1996