Bocala Yann - Aide Sociale à l'Enfance

« Un éduc, c’est comme une béquille »

Yann Bocala est éducateur à l’Aide Sociale à l’Enfance. Nous l’avons interrogé sur sa pratique de la référence.

Lien social: Comment concevez-vous votre rôle de référent ?

Yann Bocala: À l’A.S.E., le cadre de notre travail est fixé soit par une décision de justice, soit par un contrat signé entre les parents et l’Inspecteur à l’enfance. C’est sur cette base que je suis désigné par mon service comme référent d’une situation. Dès cet instant, je rentre dans la vie d’un jeune et de sa famille. Je vais m’intéresser à tout ce qui le concerne: sa scolarité, ses relations familiales, sa santé, ses loisirs, son équilibre, ses difficultés, etc ... Le degré et l’intensité de mon implication vont dépendre de l’évaluation que je fais d’où en sont à la fois le gamin et sa famille. Cela peut aller du simple soutien au rôle parental à un véritable relais face à des parents qui n’assure pas. Dans certaines situations, on est vraiment les cales qui permettent à l’ensemble de ne pas aller de guingois: on est là pour un bout de temps. Dans d’autres, on donne juste un coup de main limité dans le temps. On recadre, on repositionne et au bout de quelque mois ça roule. C’est vrai qu’il y a des fois où on fait un peu partie de la famille. On pourrait presque nous installer un lit de camp !

Là, en fait, je parle surtout du Milieu Ouvert. On est aussi référent des enfants placés en famille d’accueil. Notre boulot, c’est de rappeler en permanence que ce n’est pas une adoption. On doit faire la place de la famille naturelle au mieux sous la forme de visites, au pire dans la tête de tout le monde quand celle-ci est dans le désintérêt. On travaille aussi sur l’orientation et sur tout ce qui sort du quotidien et de la routine.

Et puis, on est aussi référent dans les établissements financés par l’ASE. On y joue un peu le rôle de paratonnerre: c’est important que le jeune aie une personne extérieure à qui s’adresser et dire tout ce qu’il a sur le coeur s’il le souhaite. Je travaille bien avec mes collègues d’internat. Mais il faut qu’on représente un interlocuteur différent, à un autre niveau: on est en quelque sorte un fusible supplémentaire avant le passage à l’acte.

Notre travail de référent c’est donc bien d’être une tierce personne entre l’enfant et respectivement ses parents,  sa  famille d’accueil ou l’établissement qui le reçoit.

 

Lien Social: Quel type de relation établissez-vous avec l’enfant ?

Yann Bocala: On s’installe potentiellement dans la durée. On est un peu garant de la continuité du jeune et de son histoire. Ce qui, entre parenthèse, n’est pas sans poser problème quand le turn-over sur un même poste est très élevé: je me suis occupé d’un jeune, qui à mon arrivée m’a demandé si je restais longtemps. A 14 ans, il avait eu 12 référents successifs ! Du fait-même de cette proximité, les relations peuvent devenir très fortes. Dès le début, je m’engage auprès du jeune à garder ce qu’il me dit sans aller le répéter. Autant dire que j’en apprends des vertes et des pas mûres. Il n’y a pas complicité dans la mesure où je ne cautionne jamais. Je dis toujours ce que j’en pense. Je marque ma solidarité avec les parents, les collègues d’internat ou les profs. Mais je n’irai jamais leur raconter ce que le jeune m’a dit. Je perdrai la confiance du môme. Je préfère travailler avec lui sur ses transgressions, ses dérapages pour l’aider. Seule exception, quand le jeune est en danger. Mais même là, j’essaie toujours de négocier avec lui ce que je vais dire pour essayer de le convaincre. La confiance est la base de notre relation. Lors du premier entretien, je dis toujours au jeune que je ne lui demande pas de me faire confiance rien qu’à ma tête. C’est à moi de faire mes preuves et de lui prouver qu’il peut me considérer comme quelqu’un à qui on peut faire crédit. Avec certains, ça va très vite. Avec d’autres c’est plus long. Tout dépend des expériences antérieures qu’ils ont eu avec les adultes ... s’ils se sont fait blouser ou non par eux.

 

Lien Social: Ce lien n’est-il pas parfois trop proche ?

Yann Bocala: C’est vrai que c’est un jeu qui peut être dangereux si on ne prend pas de précautions. Pas tant pour nous que pour le gamin qui peut investir en nous autre chose que ce qu’on est. C’est à nous d’être vigilant. Moi, je mesure sur une échelle entre zéro et dix ce qui se passe entre le jeune et moi. Zéro, ça correspond au glaçon, à l’antipathie extrême, au rejet. Je te rassure, ça ne m’est jamais arrivé. Dix, c’est plutôt le côté « ce môme, qu’est-ce que j’aimerais que ce soit mon fils ou ma fille ». Je mentirais si je disais que ca ne m’est jamais arrivé. L’important, c’est d’être conscient où se place pour chaque gamin le curseur entre le zéro et le dix. Je me dis parfois « tu es trop cool avec untel parce que tu l’aimes bien ». Je redresse la barre. « Ca ne passe pas trop avec tel autre » et je prends les moyens pour m’appliquer à bien faire mon travail malgré cet apriori un peu négatif. Je mets un point d’honneur à contrôler mes réactions.

Je me méfie aussi du fantasme de vouloir réussir là où les autres ont échoué: c’est dangereux notamment en cas d’échec, du fait de la déception. J ’explique aux gamins: un éduc c’est comme une béquille, on l'utilise tant qu’on en a besoin. Après on la laisse pour qu’elle puisse servir aux autres ! Je ne vais jamais vers les jeunes dont je ne m’occupe plus. Ils savent qu’en cas de besoin, ils peuvent venir me voir. Mais, c’est leur choix. J’appartiens trop à une période perturbée de leur vie qu’ils ont parfois envie d’oublier. Ce n’est pas moi qui irai la leur rappeler en reprenant contact avec eux une fois qu’ils se sont envolés de leurs propres ailes.

Agir en professionnel par rapport à la référence, c’est à mon avis faire avec tout cela: trouver un juste équilibre entre la trop grande proximité et une attitude trop distante. C’est important de se blinder pour ne pas couler face aux situations dures et parfois sordides auxquelles on est souvent confronté. Mais si la carapace devient trop épaisse, on devient insensible: il faut alors changer de métier.

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

Décembre 1995