Abry Jean-Michel - Réinjecter de l'humain

« Réinjecter de l’humain pour redonner de la vie aux institutions »

Après avoir obtenu  respectivement les diplômes de moniteur éducateur, d’éducateur spécialisé et de chef de service de l’action sociale (DCAS), Jean-Michel Abry a suivi un  3ème cycle de management stratégique ICG de l’Institut français de gestion de Lyon, institut de référence des dirigeants de PME. Il est actuellement Directeur de MAS. En recherchant de plus en plus à élaborer des procédures standardisées de prise en charge, les institutions sociales et médico-sociales s’éloignent des rapports humains qui sont pourtant le fondement de leur action. Jean-Michel Abry en appelle à la résistance pour ouvrir une troisième voie.

Quelle est votre vision de l’organisation de la dirigeance dans les institutions sociales et médico-sociales ?

Jean-Michel Abry : on fonctionne aujourd’hui dans une architecture technocratique des politiques publiques qui nous soumet à une avalanche de textes règlementaires le plus souvent d’autant plus inapplicables et incompréhensibles qu’ils changent tout le temps. Cette pression provient d’un postulat qui veut que les institutions médico-sociales auraient, pendant des années, floué l’Etat, en dépensant beaucoup trop d’argent. C’est en imposant la transparence, que l’administration pense pouvoir mieux les contrôler. Cette exigence a débouché sur deux dérives. Il y a d’abord l’idée d’une recherche de rentabilité souvent inadaptée à notre secteur. Je ne conteste pas la maîtrise des dépenses budgétaires, mais si cette orientation devait prédominer dans une logique concurrentielle, on finirait par privilégier ceux qui, étant parmi les moins handicapés, rapporteraient le plus. Quant aux moins rentables, on serait tenté de les laisser de côté. Seconde dérive, la tentative d’adaptation à la demande externe de formalisation qui s’est traduite par l’adoption de ce qui existait sur le marché : les vieux outils du taylorisme (la démarche qualité et les modes d’organisation et de contrôle pyramidaux). Ce qui m’étonne le plus, c’est que personne ne remette en cause ce choix, ni ne se pose la question du bien fondé de cette approche : à quoi elle se réfère et  pourquoi on s’en saisit ? Je regrette l’absence de toute créativité qui nous aurait permis, si nous nous étions mis au travail et avions réfléchi ensemble, de créer nos propres modèles de mise en œuvre de cette exigence.

 

Pourquoi contestez-vous ce modèle ?

Jean-Michel Abry : Pour moi, on ne peut utiliser comme modèle pour le système social et médico-social des rationalités très archaïques et déshumanisantes qui remontent au siècle dernier et qui ont été mises au point pour améliorer la productivité des salariés de employeurs qui font la promotion de la technostructure, en prenant systématiquement des consultants, ce qui n’est pas forcément nécessaire pour améliorer la prise en charge. Cette structure hyper hiérarchisée, ces services organisés sur un mode très pyramidal sont à l’opposé de ce qu’il faudrait faire pour promouvoir des associations modernes ouvertes aux exigences que la vie va nous poser. Cela questionne, car nos métiers ne peuvent remplir correctement leur mission, en s’appuyant sur un socle constitué par exemple d’une séparation entre conception et réalisation de tâches en outre segmentées à l’extrême, dans le seul but de la performance économique. Parce que nous sommes en permanence confrontés à l’humain, nous devons plus travailler sur le fond que sur la forme. Comme illustration, il suffit de constater qu’un même mot n’a pas le même sens selon le secteur où on l’utilise. Prenons l’exemple de la notion de processus. Dans la démarche qualité, elle désigne l’architecture des procédures. Dans la relation humaine, elle définit la dimension non traçable de la rencontre avec l’autre. Autre illustration, la démarche qualité travaille sur la notion de cohésion, là où notre secteur privilégie la cohérence.

 

En plus d’être inadapté, vous accusez cet archétype d’être suranné…

Jean-Michel Abry : J’ai pu constater, en étant plongé dans un milieu d’entrepreneurs pendant mes deux années de formation, que cette méthode de gestion des ressources humaines est totalement dépassée. Je continue à m’interroger pour savoir pourquoi les chefs d’établissements du secteur social et médico-social se jettent dessus à bras le corps sur des références qu’une grande partie du monde de l’entreprise ne reprend quasiment plus à son compte. Je n’arrive pas à mettre du sens sur ce succès. La qualité principale d’un manager n’est plus aujourd’hui celle qui consistait dans les années d’après guerre à être l’expert technique de son entreprise, mais bien sa capacité stratégique de réactivité, seul moyen de s’adapter dans un monde qui va très vite. Les entreprises qui marchent bien sont celles qui travaillent sur la base d’une dynamique d’équipe. Pendant ce temps, chez nous, on élabore des procédures d’une complexité inouïe qui rentrent parfaitement dans l’architecture ISO 9001, mais qui sont totalement inefficaces dans l’amélioration globale de la prise  en charge des personnes.

 

Quels sont les effets de cette taylorisation sur les salariés ?

Jean-Michel Abry : la déresponsabilisation, le désengagement et une tentative de clandestinité des processus institutionnels. La première conséquence de l’organisation taylorienne, c’est la désappropriation de la tâche par la personne qui l’accomplit et la mécanisation de ses gestes. Ce que recherchait justement Taylor, à l’origine : que les actes soient techniquement les plus précis possibles et qu’ils puissent être répétés à l’identique, à l’infini. Pour ce qui explique le désengagement, il y a bien des facteurs qui permettent de comprendre, quel que soit le secteur d’activités, cette perte du sens au travail. On constate régulièrement, ce qui est plus grave, une sorte d’amnésie : des professionnels dûment diplômés oublient un certain nombre de notions élémentaires. C’est une réflexion assez courante d’entendre des collègues cadres se demander ce que les jeunes professionnels ont vraiment appris en formation. Je considère que c’est là l’effet d’un mode de management basé sur l’excès de formalisation et de procédures. A force de proposer des réponses toutes faites, il n’y a plus besoin de réfléchir et cela joue sur la mémoire qui s’efface, en perdant les connaissances acquises. On pourrait à ce propos s’interroger sur la pertinence de certains contenus de formation des métiers du secteur. Mais, c’est aussi à la bureaucratisation excessive des modes d’organisation que l’on doit désengagement des acteurs.

 

Vous parliez aussi de clandestinité ?

Jean-Michel Abry : Il y a, en effet, des mécanismes d’occultation qui commencent à se développer au coeur des institutions. Prenons l’exemple de la communication avec les familles. Le tout transparent impliquant de tout dire aux usagers a remplacé, ce qui n’était pas mieux, la chape de plomb qui pesait sur ces relations, notamment en ce qui concernait la consultation des dossiers des usagers. Des effets pervers n’ont pas tardé à apparaître : les écrits se sont transformés. Ils ne viennent plus servir une confrontation à l’autre, mais sont devenus lisses, plats et conformes. Le travail de conceptualisation apparaît dans d’autres écrits qui ne sont pas publiés. Il y a une sorte de clandestinité qui s’installe. J’ai bien peur qu’à force de vouloir tout savoir, on finisse par ne plus savoir quoi que ce soit. Le fait d’échanger avec l’autre ne doit pas répondre à une injonction. Cela relève de la responsabilité et de l’engagement des acteurs.

 

Cela signifie-t-il que vous remettez en cause la nouvelle place faite aux usagers et à leurs droits ?

Jean-Michel Abry : Il est nécessaire de trouver un équilibre entre la contrainte passée qui était faite à l’usager de s’adapter à l’institution (cela a été notre idéologie, pendant des années) et ce que l’on prône aujourd’hui, la toute puissance de l’usager qui ferait tout. Ce ne doit être ni des usagers qui resteraient sous la chape de plomb de professionnels, ni l’usager roi qui s’imposerait à des institutions réduites au statut des prestataires de service.  Il est important de sortir de ces deux modes et de trouver une troisième voie. Il n’est pas contestable de revendiquer la qualité de prise en charge. Mais il faut l’aborder dans une dynamique de confrontation et non dans la logique actuelle qui tend à l’a-conflictualité. Il n’y a plus de place pour le débat et l’échange des idées, c’est le risque de la pensée unique.

 

Qu’appelez-vous « réinjecter de l’humain » ?

Jean-Michel Abry : Je ne prône pas l’anarchie institutionnelle où tout le monde ferait ce qu’il voudrait et où il n’y aurait plus de règlements. Mais, le dispositif règlementaire qui nous est imposé aujourd’hui dans les institutions nous enferme et ne permet aucune souplesse, aucun espace. Sans compter certains employeurs qui uniformisent toutes les actions que leurs salariés mènent. Pour réinjecter de l’humain, il faut renoncer aux procédures trop fermées et laisser aux acteurs un minimum d’auto prescription. Il est indispensable de sortir d’un mode d’organisation bien trop étriqué qui ne laisse pas à l’autre la possibilité de réfléchir et pourquoi pas de se tromper. Il faut réintroduire de la différence, réactiver le débat d’idées, réhabiliter la confrontation. Il est nécessaire de sortir de l’idéologie règlementaire, paradoxalement pour être au plus près des résidents, il faut parfois contourner la loi et les règlements. S’il y a bien un travail de formalisation à effectuer dans notre secteur qui n’a jamais été dans la culture de la trace et de l’écrit, plus on ira du côté de la procédure, moins on sera dans la dimension humaine du flou, de l’incertitude, de la confrontation des idées. Les personnes prises en charge doivent redevenir des énigmes dont la recherche des clés est le moteur de la dynamique d’équipe. La prise en charge doit trouver sens dans la réflexion éducative et non dans l’application d’une fiche technique ou d’un protocole qui viendrait nous expliquer comment on doit être en relation avec quelqu’un. Pour réinjecter de l’humain, il faut que le management crée des espaces, des zones de tolérance et parfois d’incertitude.

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

Non paru ■ mars 2008