Rougé Denis - Les pieds dans le paf

Denis Rougé est animateur socioculturel depuis 1981 et travaille dans un Foyer de jeunes travailleurs. Il a pris en 2000 la présidence de ce qui constitue la seule association dédiée aux intérêts des téléspectateurs : « les pieds dans le paf ». Refusant le rôle de moraliste ou de censeur, il nous présente ici l’action engagée par une équipe de bénévoles et un salarié, et qui se donnent  pour objectif principal l’information et l’éducation aux média. Il refuse l’accusation d’être anti-télé. S’il revendique un plus grand pluralisme dans les programmes et les points de vue, il parle surtout de la regarder autrement ce satané petit écran.

C’est quoi « les pieds dans le paf » ?

Denis Rougé : c’est une association qui est née en 1989, de la rencontre entre des élèves du lycée Fénelon qui, au moment de la privatisation de TF1 et l’instauration de la coupure publicitaire dans les films, avaient lancé une pétition « contre le décalage horaire des émissions intéressantes à la télévision » et d’étudiants d’une trentaine d’universités, critiques sur le système d'enseignement de la communication en France. Le projet conçu alors, est encore valable aujourd’hui: construire une télévision qui soit respectueuse d’un certain nombre de valeurs éducatives et du vivre ensemble et qui refuse le sexisme, le racisme ou la discrimination. Nous nous inscrivons dans les valeurs humanistes de l’éducation populaire. Ce que nous reprochons à la télévision, c’est de prétendre (ou de laisser croire) que ce qu’elle montre pourrait être objectif. Or, chaque image constitue un point de vue. Quand on filme une rue on a le choix de s’attarder sur l’architecture des bâtiments, soit sur les poubelles. On est libre de son choix à condition de l’assumer en tant que tel et de ne pas donner à penser que c’est là la seule ou la meilleure façon de présenter la réalité. Il ne s’agit pas de demander l’interdiction de telle ou telle émission, mais d’alerter, d’informer et surtout de proposer une éducation aux média : apporter les informations afin de montrer comment fonctionne la télévision et son économie, donner les moyens aux téléspectateurs de décoder ce qu’ils regardent, permettre de décrypter les mécanismes utilisés par la technique audio-visuelle et ce, afin de se rendre maître de ses choix face aux programmes.

 

Donc, vous ne revendiquez pas de fermer la télévision ?

Denis Rougé : nous ne sommes pas téléphobes comme on nous le reproche souvent. Le choix de ne pas avoir de télévision est respectable en soi. Mais, cela n’est pas handicapant à condition qu’on ait les moyens (et notamment économiques) d’avoir accès à d’autres formes de culture. En outre, cela règle un problème individuel, mais pas celui qui se pose au niveau collectif. Ce que l’on constate c’est que tout le monde a quelque chose à dire sur la télévision. Mais, il n’y a pas d’espace pour permettre de s’exprimer. On est la seule association de téléspectateurs, ce qui est aberrant quand on sait que la télé est allumée en moyenne plus de 5h30 dans chaque foyer. Il n’y a pas d’autres exemples où les usagers d’un service aussi massif ne soient pas constitués ni en collectif, ni représentés dans les instances décisionnelles. Il n’y pas de représentants des téléspectateurs ni au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, ni dans les Conseils d’Administration des chaînes, ni dans la commission Copé qui réfléchit actuellement sur la question de la publicité sur les télévisions de service public (et qui réunit aux côtés des parlementaire, des professionnels). L’UNAF qui représente les familles aurait pu trouver une place dans l’une ou l’autre de ces instances. Même pas ! Ce que nous revendiquons ce n’est donc pas d’éteindre la télévision, mais de prendre notre place, en tant que téléspectateur.

 

Pourtant, votre regard sur la télévision est très critique…

Denis Rougé : On peut, effectivement, s’inquiéter des évolutions récentes. On aurait pu espérer qu’avec la multiplication des chaînes, les programmes se seraient diversifiés. On constate, au contraire, que  rien n’a arrangé. On est toujours sur les mêmes formats : plus il y a de chaînes, moins il y a de choix ! La télévision s’est imposée à notre vie quotidienne au point que les familles qui décident de ne pas en avoir, placent leurs enfants en difficulté relationnelle avec leurs copains, l’un des principaux sujets de conversation étant les programmes de la veille. Autre constat, la dimension conviviale de la famille regroupée autour du poste tend à disparaître. Chacun semble avoir pris l’habitude de regarder dans son coin parfois … la même émission ! Quand on intervient dans les classes et que l’on demande qui n’a pas la télé, parfois il y a un bras qui se lève : c’est le fils de l’instituteur. Qui a une télé chez lui ? Quelques bras se lèvent. Quand on arrive à quatre ou cinq postes, c’est une forêt de bras qui se lève. Au point de laisser certains parents désemparés face à la concurrence de la télévision dans l’éducation qu’ils souhaitent donner à leurs enfants. Il y a des valeurs qui deviennent socialement acceptables, parce qu’elles passent à la télé, comme ce jeu du maillon faible qui véhiculait, sans que cela ne pose manifestement de problèmes à grand monde, l’idée qu’il était légitime d’éliminer son concurrent pour faire valoir ses intérêts. Sans compter les choix de société induits : comment se battre devant la vidéosurveillance quand on a accepté de regarder vivre les autres devant un loftstory ?

 

Certains n’hésitent pas à assimiler la télévision à une drogue…  

Denis Rougé : la télévision a des effets sur le cerveau, comme l’a bien montré le film de Peter Entell « le tube ». C’est un flux qui se déroule en permanence, ne s’arrête jamais et qui propose l’équivalent du sommeil, en fournissant les rêves. Sa consommation peut devenir addictive. Comme pour les autres drogues, on peut distinguer entre une consommation récréative, abusive et dépendante. La télé, c’est aussi des choses qui sont à la fois utiles ou divertissantes : on peut faire le choix de les regarder. Mais, il y a des téléspectateurs qui ne rateront pour rien au monde leur émission préférée. Il n’est pas rare de rencontrer des personnes qui s’interrogent pour savoir comment faire pour moins regarder. On n’est pas loin des « alcooliques anonymes » ! Lorsque, dans mon travail au FJT, je présente les studios aux résidents qui arrivent, la première question qui m’est posée est de savoir s’il y a une prise de télévision. Combien de gamins commencent très énervés leur journée d’école, frustrés d’avoir dû arrêter de regarder la télé pour se rendre en classe ?

 

Que proposez-vous concrètement, pour rendre le téléspectateur plus acteurs ?

Denis Rougé : nous avons un temps fort : « la semaine sans/100 télés » qui lance le défi de ne pas regarder son poste, pendant une semaine, de réfléchir sur notre consommation et de se retrouver pour regarder des productions vidéos qui n’y passent jamais. Mais, notre action peut avoir lieu tout au long de l’année. Depuis avril 2007, nous avons recruté un salarié qui propose des interventions d’éducation aux média. Nous n’assurons pas de prestations clé en main. Nous préférons agir en soutien à une action initiée par une école, un centre de vacances, une association de parents, en appui avec le tissu associatif ou en prise avec un quartier. Nous nous considérons plus comme une ressource. Cela peut aller d’une simple séance de décryptage vidéo, jusqu’au projet sur une année qui implique la réalisation d’un film réutilisant les codes des émissions télé. Je peux vous donner cet exemple d’un groupe d’adolescents d’un centre de vacances auprès de qui nous sommes intervenus pendant une semaine : nous avons d’abord travaillé sur l’émission « le droit de savoir » (TF1), en la repassant plusieurs fois et en montrant les techniques audiovisuelles. Nous avons ensuite conçu une petite vidéo qui abordait un sujet fictif : un groupe d’enfants ayant été voler au Shopi du coin. On a utilisé les arrêts sur image, les ombres chinoises des témoins qui veulent rester dans l’anonymat, un ensemble de procédés qui permettent de manipuler.

 

La télévision apparaît comme un rouleau compresseur : beaucoup la critique, mais tout le monde la regarde… La partie est-elle perdue d’avance ?

Denis Rougé : nous savons bien que, quoi que nous fassions, nous aurons du mal à concurrencer la télévision. Pour quelques personnes qui s’emparent de nos propositions, il y a l’immense majorité du public qui soit l’ignore, soit y reste indifférent. Quelque soit la mobilisation à laquelle on pourra arriver, on ne sera jamais aussi nombreux que toutes celles et tous ceux qui se retrouvent devant leur écran !  Non, notre ambition est bien plus modeste : ce que nous visons, ce n’est pas une prise de conscience massive, mais une étincelle qui amène à se poser la question de son rapport à la télévision. Cela ne débouche pas forcément sur un changement quant au mode de consommation, mais un début de réflexion s’est engagé. Car, les véritables évolutions relèvent de la volonté politique. Nous pensons que la télévision devrait être considérée au même niveau que l’école. Il faut s’en emparer comme une question centrale de société. Et ce que l’éducation ne permet pas de faire, l’éducation populaire peut peut-être y contribuer. Il apparaît nécessaire que le milieu socio-éducatif s’empare de cette question. La première étape, c’est d’accepter d’en parler et d’arrêter de considérer la télévision comme une concurrente. Il faut, au contraire, l’intégrer aux activités proposées, mais de manière à en faire un support d’éducation aux média. La seconde étape consisterait à réhabiliter la vidéo, afin de familiariser avec cet outil et de le démystifier.

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

Journal de L’Animation  ■ n°91  ■ sept 2008

 
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