Suard Michel - Maltraitance

Agression et agresseurs : renoncer aux évidences

Michel Suard intervient comme thérapeute familial dans deux établissements pénitentiaires à Caen et à Argentan auprès de personnes condamnées pour des agressions sexuelles intrafamiliales. Depuis des années, la gestion des maltraitances sexuelles nous a confrontés à des certitudes que la réalité érode de plus en plus. A preuve, le témoignage d’un psychologue qui remet en cause bien des idées reçues.

Vous avez reconnu publiquement avoir renoncé, dans une situation particulière, à signaler une agression sexuelle au parquet. Pouvez-vous nous préciser les circonstances ?

Michel Suard : si j’ai fait le choix de ne pas signaler, ce n'est pas pour défendre le principe du secret professionnel, mais parce que cela m’a paru tout à fait injustifié. J’ai reçu une famille qui m’a exposé un problème qu’elle avait rencontré, quelques jours auparavant. En sortant d’un repas, la petite dernière, âgée de 7 ans, s’était adressée à son frère de 12 ans, en lui disant : « tu viens me lécher la zézette ? ».  En entendant cela, les parents ont réagi d’une manière tout à fait adaptée. Ils ont mis tout le monde autour de la table et ont cherché à savoir ce qui s’était passé. Ils ont ainsi appris que le fils aîné de 15 ans avait voulu, après avoir regardé un film pornographique à la télévision, expérimenter ce qu’il avait vu, en faisant un cunnilingus à sa petite sœur. Les parents ont sanctionné le garçon, fait parler les enfants et rappelé qu’on n’avait pas à toucher au corps de l’autre. Ils se sont rendus compte que le fonctionnement familial était insatisfaisant : la mère était très prise par ses activités professionnelles et le père, chauffeur routier, était absent très souvent. Il y avait un délaissement des enfants. Ils ont pris la décision de modifier leur fonctionnement et d’être beaucoup plus présents. Dans le même temps, ils ont consulté les pages jaunes de l’annuaire et ont cherché à « thérapie familiale » : c’est comme cela qu’ils ont pris rendez-vous avec moi. Ils voulaient parler de ce qui s’était passé et demander conseil. Mais ils avaient déjà fait tout ce qu’il fallait faire.  Ils avaient montré leur compétence parentale, d’une manière complète et satisfaisante. Ils ont reconnu leur part de responsabilité et permis que tout cela soit parlé. Le garçon de 15 ans a pu exprimer sa culpabilité. Nous nous sommes rencontrés pendant trois ou quatre séances et cela a permis de dépasser ce qui s’était passé.

 

N’avez-vous pas l’impression que vous vous êtes mis en porte-à-faux avec la loi de 1989 qui fait obligation d’avoir à signaler sans délai, sans pouvoir évaluer au préalable l’opportunité d’une telle transmission ?

Michel Suard : oui, sûrement. J’espère que la gamine ne portera pas plainte contre moi, à sa majorité, parce que je n’ai pas dénoncé !  Je ne suis pas sûr qu’elle ait été vraiment traumatisée. J’ai la conviction profonde que cela ne se reproduira pas, parce que les parents ont fait le nécessaire. Si je n’ai pas signalé, c’est parce qu’ils ont été capables de dire et de faire respecter la loi, sans qu’il faille pour cela faire appel à une intervention qu’elle soit administrative ou judiciaire. Quand il y a des agressions sexuelles entre enfants et que les parents sont capables de réagir, il faudrait leur laisser la responsabilité de gérer la situation. C’est bien différent quand les parents sont complaisants, n’ont rien voulu savoir ou ne font rien. Ce qui est fondamental pour qu’une victime se reconstruise, c’est que l’auteur reconnaisse les faits, la responsabilité de ce qu’il a commis et notamment les dommages occasionnés. Ensuite, il faut qu’il y ait une médiatisation : cela ne peut pas rester à l’intérieur de la famille. Il ne suffit pas que l’auteur promette qu’il ne le fera plus. Il faut que quelqu’un d’autre intervienne. Mais ce tiers n’est pas obligatoirement un juge. Il n’y a pas que la justice qui puisse dire la loi. Ici, ce sont les parents qui l’ont représenté et qui ont éprouvé le besoin qu’un tiers vienne médiatiser. Je ne pense pas que la justice aurait pu faire mieux.

 

Il n’y a donc pas forcément nécessité qu’il y ait sanction pénale pour que la victime se sente reconnue et se reconstruise ?

Michel Suard : je travaille en prison avec des auteurs d’agression sexuelle grave. J’en ai vu à peu près 200. J’ai aussi rencontré 42 victimes et ai réussi à médiatiser 112 entretiens entre auteurs et victimes. Cette petite expérience m’a permis d’arriver à plusieurs constats que je ne généralise pas, mais qui constituent un témoignage. Le procès a très peu servi à réparer les victimes que j’ai rencontrées qui ont souvent culpabilisé, car ce qu’elles demandaient ce n’était pas forcément une incarcération de leur agresseur pour qui elles ont encore de l’affection. Cela a été surtout utile quand l’auteur niait les faits et que seule la justice pouvait reconnaître la place de la victime. Mais quand l’auteur reconnaît, ce qui a permis d’avancer c’est une rencontre médiatisée. Il est toujours étonnant d’entendre l’auteur remercier la victime de l’avoir dénoncé. Paradoxalement, la demande de sanction ne vient pas forcément de la victime, mais de l’auteur. Beaucoup reconnaissent qu’ils avaient besoin de la prison pour mûrir et réfléchir. Je ne parle pas des courtes peines passées en maison d’arrêt où ils sont six dans une cellule de trois, ce qui ne laisse guère de mentalisation possible. Ceux que je vois en centre pénitentiaire, ce n’est pas le Club Méd, mais ils vivent en cellule individuelle. La peine est tellement longue qu’ils ont le temps de réfléchir. Ce n’est pas le discours habituel où l’on dit que la prison esquinte les auteurs et est utile pour les victimes. A partir de ceux que je rencontre, j’aurais tendance à dire le contraire.

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin
LIEN SOCIAL ■ n°810 ■ 28/09/2006