Hayez Jean-Yves - Toucher chaste

Chef du service de psychiatrie infanto-juvénile aux Cliniques Universitaires Saint-Luc de Bruxelles, Jean-Yves Hayez est aussi professeur à la faculté de médecine de l’Université catholique de Louvain, membre de comités scientifiques internationaux et de comités de rédaction (« Neuropsychiatrie de l'Enfance et de l'Adolescence », « Perspectives psychiatriques », « Enfances § Psy »), chercheur et auteur de nombreux ouvrages Son témoignage est d’autant plus précieux qu’il relie toujours son apport scientifique au témoignage d’une expérience clinique et humaine d’une grande richesse.

Journal de l’animation: le contact physique est-il important pour le petit d’homme ?

Jean-Yves Hayez : la famille a un rôle d’installation de l’enfant dans son corps. C’est elle qui va faire qu’il ressente de la joie d’être ce qu’il est. C’est aussi par son corps que l’enfant, qui est très concret, mesure l’amour qu’on lui porte. Il ne suffit pas de lui dire qu’on l’aime, ni se contenter de bien veiller à ses besoins ou à sa protection. Si le regard tendre et positif, ou la nomination sont importants, le contact direct l’est tout autant, que ce soit sous la forme de caresses, d’étreintes, de petites chatouilles ou, tout simplement, en le faisant  sauter sur les genoux. Ce corps est sexué. Cela inclut pour moi, surtout quand l’enfant est jeune, des petits clins d’œil tendres à ses parties dites sexuelles. Il faut pouvoir dire à un garçon qu’il a un joli zizi ou à une fille qu’elle a belle quiquine. Le parent qui, au sortir du bain du tout-petit, fait une chiquenaude tendre et amusée à cette partie, permet à l’enfant d’intégrer cet attribut comme quelque chose de bon. Ces petits gestes affectifs sont nécessaires partout sur le corps, surtout au début de la vie. Un parent bien dans sa peau qui agit ainsi, ce n’est pas pour lui, c’est pour l’enfant. Il ne recherche pas sa propre jouissance, il essaie d’échanger de la tendresse. Bien sûr, ça lui fait plaisir, mais cela ne lui est pas nécessaire, pour se sentir comblé. Il y a quelque chose de tout à fait gratuit. Et c’est très positif.

 

Journal de l’animation : faut-il adopter une distance à l’adolescence ?

Jean-Yves Hayez : quelle que soit l’intention qu’on manifeste dans la tendresse qu’on dispense, il faut toujours respecter les besoins de l’enfant. Plus celui-ci grandit, plus il a une mentalité de propriétaire. Il habite un petit château qui est le sien. Il faut de plus en plus frapper à la porte, avant d’entrer. Avant l’âge de quatre ou de cinq ans, on ne lui demande pas trop, s’il est d’accord quand on le prend dans ses bras. Petit à petit, il va vouloir réguler la distance avec les autres et faire sentir que son corps lui appartient. Je crois qu’on ne peut plus l’approcher, sans avoir implicitement son autorisation. On ne peut plus le couvrir de bisous parce qu’on l’aime bien, sans entendre qu’il ne veut parfois plus en recevoir ou seulement de certaines personnes. Il demande qu’on interagisse avec son corps, seulement quand cela l’intéresse. Il veut bien parfois monter encore sur les genoux ou donner la main. Mais cela doit venir de lui. S’il ne donne pas la permission, il se sent vite envahi. Il n’accepte plus d’être la petite poupée de l’adulte. Il aime être reconnu comme un grand. C’est un mouvement qui s’accentue notamment à l’adolescence et qu’il faut respecter. Il y a un autre vécu auquel l’enfant attache de l’importance et qui va être très variable selon les personnes, c’est la question de la pudeur. A partir de sept huit ans, une majorité d’enfants n’aimera plus être vue nu. Ils vont commencer à fermer les portes des toilettes ou de la salle de bain. Il faut les respecter. Il ne faut jamais blesser la pudeur que manifeste quelqu’un. Il y a une minorité d’enfants pour qui, cela n’a pas d’importance. Dans tous les cas, il faut rester attentif à ce qu’il exprime.

 

Journal de l’animation: on semble bien plus craindre les contacts physiques des hommes avec les enfants que des femmes. Comment l’expliquez-vous ?

Jean-Yves Hayez : il y a  une dimension culturelle qui opère ici. Les pays méditerranéens n’ont pas ce type d’appréhension, ni de suspicion qu’on met chez nous sur les contacts physiques entre hommes. Dans nos pays, les garçons ne doivent ni pleurer, ni exprimer leurs émotions, et encore moins se toucher. Il y a une petite évolution qui se fait jour, les adolescents de même sexe commençant à se faire la bise à l’arrivée au collège et même au lycée…. Même si on est loin de rencontrer comme dans les pays du sud des adolescents qui, main dans la main ou bras dessus bras dessous, manifestent plus physiquement leur amitié. Chez nous, ils n’oseraient pas à cause des quolibets à coup sûr des autres. On a encore du chemin à faire. On pense que les femmes, qui  sont bien plus proches du corps de l’enfant par les soins qu’elle lui apporte et du fait de leurs qualités que l’on considère comme naturellement maternantes, ont des rapports à l’enfant toujours innocents. Ce n’est pas si vrai que cela. Certaines mères ne savent pas se désengluer de leur enfant qui devrait à leurs yeux continuer longtemps à être leur petite poupée. Il y a même parfois des rapports encore plus troubles, des mères sexualisant les relations qu’elles vivent avec leur fils devenus l’objet nécessaire de leur jouissance. En résumé, on pourrait dire, vive le contact physique des mères avec leurs enfants ; c’est souvent sain et nourrissant, mais des dérapages sont toujours possibles, surtout liés à la solitude ou à l’insatisfaction relationnelle entre adultes. 

 

Journal de l’animation: les jeunes garçons adorent se confronter physiquement : qu’est-ce qui distingue le chahut physique de contacts malsains ?

Jean-Yves Hayez : Un contact malsain commence dès lors qu’on ne se pose plus la question de la réciprocité, ni de ce que cela faire à l’autre, ni comment il peut le ressentir. L’enfant et l’adolescent ont des moments où ils ont besoin d’être touchés. Ils apprécient que leur corps soit reconnu et valorisé. Ils aiment qu’on leur dise qu’ils sont beaux ou qu’ils ont de beaux vêtements. Un père peut parfois être bras dessus, bras dessous avec son adolescente ou la prendre dans ses bras quand elle a du chagrin. Il faut trouver le bon moment et le faire, quand ça leur fait plaisir ou quand ils le demandent. Mais ils détestent l’impression d’être envahi, d’être à la merci de l’autre, d’être prisonnier de la pseudo tendresse de l’adulte. Ils ne supportent pas de se sentir ni « mattés » ni « pelotés », comme ils le disent si bien. L’adulte qui est comblé par la vie et dans ses relations sentimentales avec des partenaires adultes et qui fait un clin d’œil à son fils ou à sa fille adolescente en lui disant qu’il (ou elle) doit avoir du succès, c’est très bien. Le jeune va apprécier, parce qu’il se sent reconnu. Quand ça ne va plus, c’est quand est englué dans le regard d’un adulte qui fantasme sur lui. Pour ne pas faire ainsi effraction, il faut donc respecter l’enfant comme propriétaire de son corps et de ne pas en faire l’objet principal de son propre plaisir.

 

Journal de l’animation: les appréhensions actuelles contre les risques de pédophilie vous semblent-elles fondées ou disproportionnées ?

Jean-Yves Hayez : elles sont disproportionnées et empêchent un certain nombre d’adultes peu confiants en eux de manifester aux mineurs toute la saine tendresse qu’ils éprouvent pour eux. Elles ont amené à tort nombre d’institutions à vouloir réguler les rapports enfants-adultes d’une manière glaciale, qui ne correspond aux besoins ni des uns ni des autres. Il est grand temps de se laisser aller à être de nouveau plus « naturels ». Quant aux adultes qui ressentent l’enfant ou l’adolescent(e) comme un partenaire sentimental ou sexuel possible (enfant à soi dans le fantasme incestueux ou enfant étranger dans le fantasme pédophilique), la grande majorité parvient à contrôler ces pulsions, à les réduire et à penser à autre chose : ils ne passent jamais à l’acte. La pédophilie ce n’est pas quand on a une pensée fugace ou en tout cas partielle dans l’album d’images général de ses fantasmes sexuels, mais lorsqu’on passe tout son temps à fantasmer sur des enfants de plus en plus jeunes, vécus de plus en plus comme les seuls à pouvoir combler, et qu’on passe à l’acte, en oubliant leurs besoins pour n’assouvir que ses besoins à soi. La société a tort de diaboliser ce pouvoir d’attraction que peuvent exercer les enfants et les jeunes et de considérer ceux qui vivent cette attirance comme les plus grands et définitifs criminels qui soient. Du coup, si quelqu’un est troublé par ce qui se passe en lui, il n’ose plus demander de l’aide. Il a peur que sa confidentialité ne soit pas respectée. Il est tout à fait regrettable que l’on cloue de la sorte au pilori des gens qui se débattent avec eux-mêmes et qui voudraient parfois être aidés mais n’osent plus s’adresser aux autres.

 

Journal de l’animation: quels conseils donneriez-vous aux professionnels de l’enfance ?

Jean-Yves Hayez : d’abord qu’ils soient bien eux-mêmes dans leur vie et dans leur affectivité adulte. Ensuite, qu’ils agissent avec les enfants et les adolescents comme ils le feraient avec leurs propres enfants. Un parent qui ne se permettra pas aller dans la salle de bain quand son fils de 14-15 ans, ou, encore plus radicalement, sa fille, prend sa douche, n’hésitera pas, parallèlement, à avoir des contacts physiques avec lui, le prenant par le bras ou lui faisant un petit bisou. Je ne vois pas pourquoi il faudrait, en tant que professionnel, se comporter différemment. Un adolescent qui se sent respecté n’ira jamais accuser un adulte de quoi que ce soit. Ceux qui le font, soit ils disent vrai, soit on a été trouble avec eux, soit ils veulent se venger contre un adulte qui a vraiment été infect avec eux. Les braves gens accusés à tort, je n’y crois pas. Ce que je dis là, je l’applique pour moi qui suis en contact permanent avec des enfants et des adolescents mal dans leur peau, dans l’intimité de mon bureau. Je ne laisse pas la porte ouverte pour que des gens puisse voir ce que je fais avec eux. Il m’arrive, de temps en temps, de leur donner des signes de tendresse : prendre un bras dans un moment difficile, faire un bisou, prendre un petit sur mes genoux. Si je l’ai fait et que je continue à le faire, c’est parce que je sens, à ce moment-là, qu’ils en ont besoin. Je n’ai jamais eu l’ombre d’un ennui et je n’en aurai jamais un, car les enfants sentent bien le respect que j’ai pour eux.

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

Journal de L’Animation  ■ n°63 ■ nov 2005