Rosenczveig J-Pierre - Affaire Supéri

La question essentielle d’aujourd’hui est de répondre aux jeunes les plus déstructurés

Jean-Pierre Rosenczveig est Président du tribunal pour enfant de Bobigny et Président de Défense des Enfants International-France

Tout en condamnant les agressions sexuelles dont s’est rendu coupable François Supéri, vous avez affirmé, lors de son procès, que Cheval pour Tous avait été bénéfique pour de nombreux jeunes. Un adulte qui n’arrive pas à distinguer entre l’attitude éducative et ses comportements tant d’alcoolisation que sexuels face à des adolescents qu’il a en charge, peut-il être considéré comme un professionnel aux méthodes novatrices le jour et un abuseur la nuit ?

Jean-Pierre Rosenczveig : L’histoire de l’action sociale démontre que, très souvent et paradoxalement, ce sont des gens déséquilibrés dans leur vie personnelle qui peuvent réussir à restructurer les personnes en grande difficulté. Le travailleur social parfaitement lisse, avec sa petite formation, sa petite femme, sa petite voiture, son petit tiercé, son petit chien etc... ne sera pas forcément le mieux placé pour aider celui qui est complètement disjoncté. Les rapports sexuels que François Supéri a eus avec certains jeunes sont inacceptables surtout de la part de quelqu’un qui exerçait un rapport d’autorité et  condamnables pénalement. Mais, si quelques enfants ont été violentés tous ne l’ont pas été. Un certain nombre d’entre eux est venu témoigner aux assisses en précisant qu’en aucune manière, ils n’avaient fait l’objet de la moindre sollicitation. En fait, cela a surtout concerné des jeunes de la première période de Cheval pour Tous, au cours de laquelle une grande confusion régnait entre enfants et adultes, une sorte de symbiose, un pacte à  la vie à la mort entre un Supéri devenu adulte, sans n’avoir jamais achevé son parcours d’enfant et des jeunes en qui il retrouvait son propre parcours. Si je condamne fermement des dérives dont la Cour d’assise vient de faire justice, il n’est pas inutile de s’interroger sur l’itinéraire de cet homme qui ressemble tant à celui des gamins qu’il a pris en charge. Son histoire, c’est l’histoire d’un enfant maltraité par sa famille puis par une institution chargée de la protection des mineurs (il a vécu dans treize 13 structures d’accueil successives), et qui a appris à 30 ou 40 ans que sa mère était en hôpital psychiatrique à 20 kilomètres d’où il vivait (ce que la DDASS s’était bien gardé de lui révéler). Les déséquilibres de l’homme Supéri ont pu, par certains côtés, aider des enfants à se structurer. Cheval pour tous, c’est lui qui l’a créé et animé. Mais on ne peut résumer cette structure à François Supéri. C’était tout un système, qui, pour avoir été critiqué par certains, a été bénéfique pour nombre de jeunes qui y sont passés : avoir une relation basée sur la loi, ne pas se laisser marcher sur les pieds, les pousser dans leur retranchement, remettre de l’ordre dans le rapport entre les enfants et les adultes, leur redonner un rythme de vie, leur apprendre à se respecter soi-même et respecter les autres. Des jeunes qui sont passés par Cheval pour Tous ont pu dire à quel point c’était dur et c’était sévère, mais aussi que c’était ce qu’il leur fallait et que c’était ce qui les avait sauvés. Quand il a fait appel à un certain nombre de personnes comme moi, c’était pour passer à l’étape de la professionnalisation. C’est ce que nous étions en train de réaliser, au moment il a été interpellé. Quitte à choquer le travailleur social bien pensant, je pense que Supéri est devenu l’un des leurs, sur le tard, quand il a réalisé, y compris dans son éthique, qu’un gamin en grande difficulté ne pouvait qu’être profondément traumatisé par les relations sexuelles qu’il pouvait avoir avec lui.

 

Va-t-il falloir, dorénavant, se méfier de toutes les actions expérimentales dirigées par des personnalités charismatiques ?  Quel cadre minimum devrait exiger les magistrats avant de placer des jeunes en grande difficulté, pour essayer de se prémunir contre des structures pouvant s’avérer au final plus destructrices que réparatrices ?

Jean-Pierre Rosenczveig : On n’a pas les moyens de se méfier a priori des gens qui ont du charisme. Ce n’est pas, pour autant, qu’il faille leur donner un chèque en blanc. Il faut garder un regard vigilant quant à leurs motivations. On peut bien sûr procéder à une enquête de moralité, et vérifier leur casier judiciaire. Pour autant, il n’existe pas d’appareil qui permette de vérifier les arrières pensées. Les contrôles les plus sophistiqués ne permettront jamais d’apporter une garantie à 100%. On découvrira toujours des choses qu’on avait pas vues au moment des investigations. La femme de Supéri a pu vivre au quotidien avec lui, en ignorant tout de son homosexualité. Il ne faut pas se contenter de contrôle a priori, il faut aussi mettre en place un minimum de cadre protecteur. C’est justement ce qui a manqué pour Cheval pour Tous. Dans les années 93-94, la chancellerie était très intéressée par cette structure. C’est même un fonctionnaire qui a rédigé son projet pédagogique. Le préfet, lui, a exigé un certain nombre de travaux. On aurait pu, à l’époque, concevoir pour Supéri un statut d’institution nationale expérimentale qui aurait articulé les exigences nécessaires d’un cadre minimum  permettant d’éviter les dérives et la souplesse tout aussi indispensable à l’expérimentation. C’est justement ce cadre protecteur, demandé par tous les lieux de vie depuis de longues années, qui vient d’être accordé par la loi de janvier 2002 sur la réforme de la loi de 1975. Et c’est très important : nous avons toujours besoin de structures expérimentales. Jamais la réponse sociale n’est bouclée. La vie bouge, les réponses doivent pouvoir être différentes. Au XIXème siècle, l’enjeu essentiel était de prendre en charge les enfants abandonnés. Au XXème siècle, la situation a évolué. On a ressenti le besoin d’un travail avec les familles : on a conçu le milieu ouvert, qui au début a fonctionné de façon expérimentale. En internat, jusqu’aux années 80, la prise en charge des adolescents difficiles pouvait se contenter d’un lieu d’accueil avec des bonnes conditions d’hébergement et de formation et de bons éducateurs. Les jeunes qu’on a vu arriver dans les années 90 étaient autrement déglingués : déstructurés et violentés par la vie, en même temps agressés et agresseurs, ne croyant plus en rien ni en eux-mêmes, ni dans les adultes et en rébellion contre tout... Ils ont mis en échec les structures classiques comme l’école, mais aussi celles qui étaient spécialisées pour les recevoir. Il fallait inventer quelque chose d’autre qui réponde aux nouveaux besoins de ces nouveaux enfants. Aujourd’hui, la question essentielle qui se pose, c’est bien de proposer des solutions qui répondent aux situations de gamins déstructurés. L’action sociale aura toujours besoin de structures innovantes qui inventent de nouveaux processus.

 

La préoccupation  sécuritaire  occupe une grande place dans le débat politique des présidentielles et des législatives : on parle de la réforme de l’ordonnance de 1945 ou de la création de centres fermés... Quelles mesures préconisez-vous pour répondre à l’insécurité et au sentiment d’insécurité ?

Jean-Pierre Rosenczveig : Toutes les préconisations qui sont avancées s’attaquent à la récidive de la délinquance des mineurs. Aucune ne s’intéresse à la délinquance elle-même. Ce n’est pas parce qu’il y a consensus, qu’on est forcément dans le vrai. Une première réponse a déjà été donnée par Toubon, ministre de la justice de droite, sous la forme des Unités Educative à Encadrement Renforcé. L’idée a été reprise par Guigou, ministre de la justice de gauche, qui a lancé un programme pour ouvrir 150 Centres d’Education Renforcés et 50 Centres de Placement Immédiat. Aujourd’hui, le programme est loin d’avoir été achevé. En quantité et en qualité, on est loin de du compte. Il ne suffit pas d’ouvrir de telles structures, il faut aussi faire en sorte que celles qu’on vient d’ouvrir ne ferment pas. Il faut ensuite qu’elles soient innovantes : il ne faut pas que les jeunes qu’on y accueille, se contentent de tenir les murs du foyer après avoir tenu ceux de leur quartier. On doit leur donner à vivre quelque chose de différent que ce que les structures traditionnelles proposent. Autre problème : l’appareil de formation des travailleurs sociaux n’a pas préparé les professionnels à accueillir ce genre d’enfants. On fait donc appel à des bateleurs qui font du saut en parachute, des randonnées africaines ou encore sur des séjours sur des bateaux,  tout cela, à 2300 F par jour. Si ces actions ne sont pas inutiles, elles sont insuffisantes à enrayer la violence. Certains parlent alors d’instaurer un flagrant délit pour les mineurs. Cette proposition sape à la base l’ordonnance de 1945. Car, qui dit jugement immédiat, dit incarcération immédiate. D’où l’idée qui en découle : réintroduire la détention provisoire pour les 13-16 ans. C’est dangereux, car il sera toujours plus facile de mettre un jeune en prison (cela prend une heure et demi), que de passer cinquante coups de fils pour trouver un foyer (« envoyez-moi un dossier je vous réponds dans quinze jours »). Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas donner des réponses rapides à l’égard de certains jeunes. Le problème qui est posé est celui des 13-15 ans qui ont le sentiment qu’ils ne pourront pas être sanctionnés (ce qui est faux car ils peuvent être condamnés à une peine, même si celle-ci est divisée par deux par rapport à ce que risquent les majeurs) mais dans leur tête ils ne le seront jamais. Ce que je propose c’est de les placer en contrôle judiciaire. Cette mesure constitue un filtre entre le jeune et la prison. Pourquoi ces précautions ? Parce que l’on sait que si incarcérer un jeune permet de protéger la société à court terme, cela ne règle rien à long terme. Pendant trois ou quatre mois, le jeune ne commettra plus de délits, mais quand il sortira, il sera dix fois plus dangereux. Car, la prison reste quand même l’école du crime. Certains préconisent alors de créer des centres éducatifs fermés. Si de tels lieux devaient permettre de sortir les jeunes des pourrissoirs de la honte que constituent aujourd’hui les prisons de la société française, alors oui, pourquoi pas. Si on se donne pour objectif, de les éliminer du circuit un certain temps et de les punir (deux objectifs qui sont socialement tout à fait sains), de les faire se coucher et lever à la même heure, de se préoccuper de leurs problèmes de santé, de canaliser leur rapport à eux-mêmes et aux autres. Mais là, où cela devient plus contestable, c’est quand on prétend vouloir accoler le mot éducatif au mot centre de détention. Je ne vois pas comment on peut apprendre la cité dans un lieu clos. Ne mélangeons pas la répression et l’éducation. Certes, toute démarche éducative est une contrainte toute contrainte se veut aussi éducative. Mais on n’apprend pas la vie en étant enfermé ! On n’apprend pas à courir dans une pièce qui est close. C ’est la rue qui apprend à maîtriser la course. Ce n’est pas seulement un geste technique, c’est aussi apprendre à slalomer sur le trottoir, à ne pas renverser les vieilles personnes ou les enfants, à ne pas traverser inconsidérément. Les centres de sécurité pour mineurs, oui si ce sont de nouvelles prisons, non si ce sont des lieux à vocation éducative. Pour autant, tant qu’on se contentera de renforcer la digue pour répondre aux vagues qui se font toujours plus hautes, on ne s’inquiètera pas de l’absence d’espoir  laissée à la jeunesse de ce pays. Tout le monde sait que les châteaux de sable que constituent ces digues, aussi haut qu’ils puissent être construits, finiront un jour par être emportés.

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

LIEN SOCIAL ■ n°616 ■ 04/04/2002