Depenne Dominique - Idéologie techniciste

dans Interviews

 « L’idéologie techniciste est une idéologie de déshumanisation du travail social »

Derrière la revendication d’efficacité se cache une quête d’opérationnalité performante et de rentabilité, l’esprit techniciste remplaçant la rencontre par la suspicion et la peur face à autrui qu’il cherche à maîtriser.
 
Pourquoi affirmez-vous que le technicisme fonctionne aux antipodes de la rencontre ?
Dominique Depenne : Il y a dans le technicisme des logiques totalitaires de chosification, de dénaturation de la souffrance, de maîtrise totale et de rationalisation de l’humain. C’est en cela, qu’il dégrade et déshumanise la relation d’accompagnement, en prétendant pouvoir la mathématiser en fonction de catégories prédéfinies. Il s’agit, non plus de partir des individus sensibles, de situations et d’expériences vécues, mais de catégories où faire rentrer la clinique. A cela s’ajoute l’idée que le travail social doit devenir rentable comme toute marchandise commercialisable, au nom de certaines normes (ISO) qui infligent leurs logiques instrumentales à l’humain. Ainsi déploie-t-il un discours clos détournant le sens des mots, introduisant dans notre secteur des registres empruntés notamment au monde de l’entreprise fondé sur la compétitivité (prestations de service, démarche qualité…). L’esprit techniciste évacue l’éthique et liquide la clinique au nom…de l’opérationnalité performante et de la marchandisation. S’offre à nous un ordre établi qui semble immuable. L’humain devrait se plier à des catégories imposées, devenir flexible jusqu’au point de perdre tout souvenir de sa nature propre. Que deviennent les individus dans une telle logique ? Des êtres désincarnés, des automates et des fantômes sans sensibilité, ni spontanéité qui font obstacle à la performance rationnelle. Le technicisme veut faire un sort à l’humain qui échappe toujours, inévitablement marqué par l’imprévisibilité. Aucune formule, aucune méthode-type, ne peut en venir à bout. C’est là sa dignité.
 
Pourquoi les référentiels de bonne pratique, l’évaluation et les projets individualisés sont-il des instruments de l’idéologie techniciste ?
Dominique Depenne : L’idée de référentiel élimine, d’emblée, la possibilité qu’existent d’autres pratiques que celle préconisée autoritairement (et arbitrairement). De fait, l’idéologie des « bonnes pratiques » devient ce qui nous empêche d’avoir des rencontres véritablement individualisées. Or, pour qu’une pratique soit reconnue comme « bonne », il faut au moins avoir pu l’expérimenter…ce qui devient impossible puisque le référentiel désigne les seules acceptables. Il ne s’agit là que d’un programme de standardisation et de normalisation des pratiques, des pensées et des individus (personnes accompagnées et professionnels) qui, par ailleurs, déresponsabilise les travailleurs sociaux, puisqu’il ne leur est plus demandé que de suivre,  tels de dociles moutons, les diktats référentiels. Ils ne sont plus que des individus agis comme l’était l’ouvrier du XIX siècle, au moment de la révolution industrielle, transformé en appendice de sa machine. L’évaluation participe d’une même logique qui impose la suprématie du mesurable, du quantifiable et de la maîtrise à partir de critères soi-disant objectifs ! Pour convaincre de la pertinence de sa démarche, le technicisme crée une novlangue, un discours clos, technique et rationalisant. De là, il redéfinit la réalité des gens accompagnés au détriment du réel de leurs situations vécues. Ceux qui évaluent se présentent comme les légitimes détenteurs d’un ordre, d’une mesure et de critères définis de façon totalement subjective. Quant à la tyrannie du projet qui veut rendre le temps programmable, rentable, en dévitalisant la relation d’accompagnement, il fait disparaître toute dimension d’histoire vécue et, par là, désincarne les individus et les actions d’accompagnement. Le passé et le présent ne comptent plus. Seul le futur est pris en compte, c’est-à-dire : la mesure prévisionnelle d’un parcours dicté au nom des objectifs de rentabilité visés. Dès lors, les pratiques ne peuvent plus être autrement qu’instrumentales.
 
Pour quelles raisons n’y a-t-il pas plus de résistance face au technicisme ?
Dominique Depenne : En standardisant les pratiques et les pensées, le technicisme offre la sensation d’une maîtrise de ce qui échappe (l’humain) et une reconnaissance professionnelle à celles et ceux qui acceptent de se réduire à leur seule fonction automatisée, quitte à renoncer à toute responsabilité. Les travailleurs sociaux qui y adhèrent se sentent appartenir à une communauté (de soi-disant bons professionnels). Ils en tirent une satisfaction, qu’ils leur faudra parfaire encore et toujours plus en se mettant aux ordres de l’Ordre techniciste. Ceux qui se rangent derrière cette vision dans une sorte de « servitude volontaire », oublient ce qui les a amenés à choisir un métier de l’accompagnement humain. Pourtant, il n’est pas juste de dire qu’il n’y a plus de résistance. Je rencontre des professionnels (et des étudiants en travail social) qui s’opposent à ces logiques de chosification de l’humain. L’histoire n’est pas finie ! L’histoire est un fait d’hommes. Elle peut donc être défaite et réorientée par les hommes. Encore faut-il que ceux-là n’acceptent plus d’être réduits à des automates « faiseurs d’actes » pour reprendre une formule d’Anna Arendt et qu’ils (re)deviennent des êtres de parole, des être pensants.
 
Comment les travailleurs sociaux peuvent-il réagir ?
Dominique Depenne : Pour contrer l’esprit de rationalisation, de technicisation, de bureaucratisation du travail social commercialisable, il faut faire appel à ce qui constitue le cœur du travail social. Tout d’abord, refuser d’être réduit au rôle de simple « faiseur d’actes », réduction qui dénie au travailleur social le fait d’être un être pensant. Ensuite, s’opposer à l’atomisation du travail social tel qu’il apparaît avec le new management, singe moderne du taylorisme d’antan. Quand l’accompagnement est découpé en tâches spécifiques et que les travailleurs sociaux ne s’occupent plus que d’un segment d’action, il y a perte du sens global de la problématique, en même temps que du sens clinique exigeant la confrontation à d’autres points de vue. Chacun tente d’être performant dans le secteur qui lui est attribué, avec comme conséquences de disperser l’agir collectif, d’esseuler les professionnels et de les priver de réflexion commune. Enfin, vigilance essentielle s’il en est, renoncer à la tentation de ranger dans des cases prédéfinies l’Autre qui est non réductible à un thème, une catégorie, un symptôme, un numéro. Les travailleurs sociaux arrêteront de se lover dans le prêt-à-penser techniciste et retrouveront leurs propres facultés à penser en cherchant tout d’abord à maintenir une préoccupation éthique, celle de ne jamais porter atteinte à la singularité, l’altérité, la dignité et l’intégrité de la personne accompagnée qu’il convient d’accueillir en ce qu’elle est et non comme la logique techniciste voudrait qu’elle soit. Surtout, il leur faut préserver ou retrouver la rencontre interhumaine où se concentre le premier « lieu » de résistance aux logiques de chosification. Enfin, l’utopie de l’humain réclame quelque chose du côté de l’engagement dont le travailleur social ne peut se départir. Ce sont là les valeurs au fondement du travail social à même de combattre le technicisme.
 
 
Dominique Depenne, ancien éducateur spécialisé et chef de service, formateur à Buc-Ressources, docteur en sociologie politique. Il a publié chez ESF : « Ethique et accompagnement en travail social » (2012), « Distance et proximité en travail social » (2013), « Pédagogie et travail social » (2015) « Utopie et rencontre éthique » (2017), « Dialogue sur le génie du social » (2018)
 
 
Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1227 ■ 30/04/2018