Erhet Marie-Florence - C'est pas juste

dans Interviews
Auteure prolixe tant en littérature générale, poétique, que jeunesse (plus d’une vingtaine de livres à son actif) Marie-Florence Ehret anime de nombreux ateliers d'écriture. En 2012, elle a publié « Juste et injuste », destiné aux 9-13 ans. L’occasion de lui demander son éclairage sur les représentations de l’enfant et la meilleure manière pour l’adulte de cultiver chez lui le sens de la justice.
 
 
JDA : qu’est-ce qui peut expliquer, selon vous, que le sens de la justice soit universel ?
 Marie Florence Ehret : je ne sais pas si je peux vraiment expliquer cette universalité. Il faudrait sans doute relativiser selon les cultures, chacune ayant sa propre façon de ressentir ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Ce que je peux vous dire, par contre, c’est que ce sens de la justice n’est pas propre à l’être humain. On le retrouve aussi chez les animaux, chez qui certains vont même jusqu’à parler de sens moral. Ce qu’ils partagent avec l’espèce humaine, c’est plutôt le sens de l’injustice, qui fonde celui de la justice chez les humains. D’abord, parce que la vie n’est pas juste et ensuite parce que la justice est avant tout une construction  semblable à une cathédrale mentale toujours à repenser. Elle constitue un horizon  que l’on n’atteint jamais vraiment, mais vers lequel il faut tendre.
 
JDA : justement pour un enfant qu’est-ce qui est juste, qu’est-ce qui est injuste ?
Marie Florence Ehret : chez l’enfant, tout commence par une émotion négative : l’indignation quand il est confronté à ce qui lui semble injuste. Par exemple, lorsqu’un autre enfant lui semble favorisé par rapport à lui. On peut, ,peut-être y trouver l’illustration du rôle des neurones miroirs, ces cellules nerveuses du cerveau qui s’activent aussi bien quand on exécute une action que lorsque l’on voit quelqu’un d’autre accomplir cette même action. On est dans un mécanisme de comparaison : s’identifiant à l’action de l’autre, on ne peut que réagir en constatant le différentiel entre ce que chacun reçoit. Mais, l’enfant peut tout autant s’indigner qu’on ne fasse pas quelque chose qu’on lui a annoncé (ou promis) ou au contraire, qu’on lui impose une décision sans l’en avoir informée, au préalable. Là, c’est le décalage entre l’intention annoncée et sa réalisation qui peut lui apparaître inacceptable. Ce n’est donc pas tant l’acte ou la parole qui sont justes ou injustes en eux-mêmes, mais le contexte dans lequel ils se produisent. Un exemple permettra de mieux comprendre. Si vous promettez un bonbon à un enfant et que finalement vous lui en donnez deux, il sera très content. Si vous lui en promettez trois et que vous ne lui en donnez que deux, il risque de protester, car il se sentira lésé. Pourtant dans les deux cas, il a obtenu deux bonbons. Mais, les conditions dans lesquelles l’obtention de ces bonbons s’est effectuée changent diamétralement le ressenti de l’enfant.
 
JDA : n’y a-t-il pas chez l’enfant une confusion entre ce qui est injuste et ce qui ne lui plaît pas ?
 Marie Florence Ehret : c’est exactement ce qui se passe chez tous les enfants. Le sentiment d’être victime d’une injustice est d’abord totalement confondu avec l’émotion issue de la frustration : cela ne me plaît pas, donc c’est injuste. Ce qui est important, c’est d’aider l’enfant à dépasser cette étape. Cela passe par la  prise de conscience progressive que l’autre est un sujet à part entière et existe différemment de lui. Dès lors, il peut se mettre à comprendre que ses désirs se heurtent à ceux d’autrui et ne pas forcément être satisfaits, sans que cela ne relève obligatoirement d’une injustice. C’est en fait, de l’empathie qu’il s’agit, cette capacité à se représenter ce que ressent l’autre et à lui faire de la place au détriment parfois de ses propres intérêts. On peut situer l’émergence de cette compétence, quand le petit enfant qui parle souvent de lui-même à la troisième personne commence à distinguer le « je » du « tu ». Cette évolution n’intervient pas d’un seul coup. Elle est progressive, survenant plus ou moins tard selon les enfants, certains adultes n’ayant jamais réussi à bénéficier complètement de cette maturation. Cela explique qu’à tout âge, on puisse parfois avoir du mal à distinguer entre une véritable injustice et une insatisfaction qui ne fait qu’irriter celui qui n’obtient pas ce qu’il veut.
 
JDA : comment renforcer le sens de la justice chez les enfants ?
Marie Florence Ehret : en commençant par respecter soi-même ce sens de la justice. Plusieurs attitudes peuvent y contribuer. Expliquer clairement à un enfant dans quel contexte et circonstances s'appliquent les règles qu'on lui impose. Respecter soi-même celles qui ne relèvent pas spécifiquement de son âge ou de sa situation.   Ne pas le soumettre à son seul bon plaisir et prendre en compte avant tout son intérêt. Permettre à l’enfant de s’exprimer sur ce qu’il trouve injuste en établissant un vrai dialogue, plutôt que de se contenter d’imposer sans discussion. Lui expliquer ce qui est explicable, sans forcément chercher à se justifier systématiquement. Partager avec lui les raisons de sa décision en éclairant son sens et sa logique. Lui donner des limites explicites, à l’intérieur desquelles il pourra vivre. Se montrer cohérent entre ce que l’on dit et ce que l’on fait.
 
JDA : où se termine la juste autorité des adultes et où commence leur injuste arbitraire ?
 Marie Florence Ehret : cela semble facile en théorie, mais plus difficile à mettre en pratique. La juste autorité de l’adulte se termine aux limites du bien de l’enfant et son injuste arbitraire commence quand il agit pour lui et ne pense qu’à lui. La question qui se pose est de réussir à définir ce qu’est le bien de l’enfant. Les réponses sont bien différentes selon les époques et les régions du monde. L’adulte étant juge et partie dans la relation à l’enfant, notre société a prévu de limiter son pouvoir, en lui interdisant par exemple les mauvais traitements qu’il pourrait lui infliger. S’il reste essentiel qu’il fixe des règles, celles-ci ne peuvent être despotiques, au risque de le décrédibiliser.
 
JDA : est-il possible d’éviter de se montrer injuste ?
Marie Florence Ehret : sans doute pas. Mais il faut essayer. Nous sommes parfois aveuglés par notre mauvaise foi. Et nous sommes aussi prisonniers de ces biais cognitifs qui nous convainquent que nous avons raison, alors que nous avons tort. Ainsi, trop souvent, nous ne sélectionnons que les informations qui viennent confirmer nos convictions initiales. Nous voulons toujours trouver des relations de cause à effet là où il n’y en a pas forcément. Ou encore, nous portons un jugement à partir d’éléments non représentatifs. Ces dérives sont fréquentes en éducation. Elles sont sources d’injustice. Il est possible de les corriger. En prenant conscience de ces mécanismes psychologiques. Mais aussi, en étant attentifs à nos états émotionnels. Et puis, en s’ouvrant aux critiques tant des autres adultes que des enfants, en acceptant d’entendre leurs remarques et en consentant à se remettre en cause. Parmi les nombreux moyens permettant de limiter les risques de se fourvoyer, toutes ces postures me semblent être les plus pertinentes.


Lire le dossier : C’est pas juste !

 

Jacques Trémintin - Journal de L’Animation  ■ n°181 ■ septembre 2017