Depenne Dominique - Déontologie et éthique

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Dominique Depenne, titulaire d’un doctorat en sociologie politique, est devenu formateur au campus des métiers du social Buc-Ressources, après avoir exercé comme éducateur spécialisé et chef de service éducatif. Auteur de plusieurs ouvrages dont « Éthique et accompagnement en travail social », il revendique ici la force du questionnement éthique face au carcan de la morale et de la déontologie.
 
JDA : La morale est-elle une aide ou un frein à l’action des professionnels ?
Dominique Depenne : Dès lors où l’on parle de « la » morale, on laisse penser qu’il en existe une et une seule. Or, l’on compte autant de morales qu’il y a de moralistes. De ce fait, la vérité édictée par chacune demeure tout à fait relative et subjective. Par ailleurs, derrière l’idée de morale se cache une prétention illusoire à l’objectivité à laquelle chacun devrait se convertir et se plier, sans regard critique. C’est d’ailleurs l’un des principes de toute morale : se présenter comme absolue et s’imposer comme l’unique orthodoxie digne d’être respectée. Cette approche repose sur une logique d’exclusion et de rejet de tout ce qui en diffère et ne lui reste pas conforme. Il est évident que la morale ne permet pas de liberté d’action, puisque ses impératifs sont là pour encadrer des façons d’être et de faire qui doivent se reproduire à l’identique et demeurer conformes au seul modèle toléré, sans que leur sens ne puisse jamais être ré-interrogé. Elle est donc un frein en ce qu’elle vise à l’uniformisation des esprits et des comportements et donc s’oppose à l’accueil des différences, de l’altérité et de la singularité individuelles. Ce frein, seule l’exigence éthique peut le libérer.
 
JDA : La profession d’animateur ne possède pas de code de déontologie. Devrait-elle en élaborer un ?
Dominique Depenne : La déontologie répond aux mêmes logiques normatives et contraignantes que la morale. Morale et déontologie sont des ensembles de valeurs, de règles et de normes qui s’imposent de façon impérieuse et extérieure aux individus, afin d’enrégimenter et d’uniformiser leurs pratiques et leurs pensées. La question, en fait, n’est pas de rejeter l’édification de valeurs communes. Elle est de savoir si, oui ou non, l’éthique prime sur la morale et la déontologie. A cette question, ma réponse est affirmative. L’éthique ne se réduit pas à un ensemble de valeurs, mais renvoie à l’hospitalité, c’est-à-dire l’accueil de l’Autre, de son altérité, de sa reconnaissance et de son respect inconditionnels. Le respect du fondement d’humanité de l’être humain ne peut pas être relativisé en fonction d’une époque ou d’une culture, par exemple. A force de vouloir tout codifier, on finit par ne même plus se poser de question… « On suit » le code (ou l’Opinion…). On applique les directives… Ainsi, on n’engage plus aucune responsabilité personnelle. On se désengage. Et par là, on se rend disponible et captable à n’importe quelle idéologie. Ainsi désengagé, l’individu se fait suiveur et n’imagine plus faire autrement que ce que le code réclame de lui. De nos jours, l’idée de référentiel joue ce rôle-là. C’est à partir de ce type de texte que l’on conçoit ce qui est une « bonne » pratique. De fait, toute pratique autre n’a plus droit de cité. Ce qui est aberrant puisque pour être dite « bonne », une pratique doit être mise en œuvre, afin de vérifier si elle l’est effectivement. L’absurdité saute aux yeux ! Plus qu’un code de déontologie, les métiers de l’animation (comme tous les métiers de l’accompagnement relationnel) devraient d’abord et avant toute chose être sensibilisés aux enjeux d’une relation éthique.
 
JDA : Justement, la formation professionnelle forme-t-elle vraiment à la démarche éthique ?
Dominique Depenne : Insistons d’abord sur l’idée que l’on ne forme pas à l’éthique. A l’encontre de celles et de ceux qui vendent leur programme de formation à l’éthique (comme on vend des produits au supermarché !), l’idée même de former à l’éthique est une supercherie. Tout juste (mais c’est déjà beaucoup), peut-on se sensibiliser aux enjeux fondamentaux qu’elle soulève et à la rencontre inter-humaine qu’elle induit. Le bluff apparaît criant dès lors, puisqu’il n’y a rien de plus unique qu’une rencontre inter-humaine entre deux « Moi’s » qui sont singuliers et incomparables. Derrière l’idée de former à l’éthique se glisse la prétention de savoir ce qu’est ou devrait être cette relation inter-humaine ! Or, aucune d’entre elles ne ressemble et ne peut ressembler à aucune autre. Ce que l’on « forme » aujourd’hui, c’est de plus en plus des automates à qui l’on ne demande rien d’autre qu’être des exécutants. L’esprit néo-libéral bat son plein et envahit jusqu’à nos plus intimes sphères de vie. Il nous faut opposer le contrepoison de l’exigence éthique à l’encontre de ce qui nous est présenté de nos jours comme un inéluctable : la loi du marché et l’hégémonie de l’esprit techniciste qui déshumanisent le monde chaque jour davantage. C’est d’abord contre tout cela que devrait se consacrer la formation professionnelle. Non seulement, elle doit retrouver ce qui aurait dû rester son fondement – l’émancipation des individus et des groupes – mais plus encore faire retour vers le trésor perdu de l’humain. Mais est-ce bien vraiment ce qu’on lui demande ?…
 
JDA : Les décisions prises par choix éthique ne présentent-elles pas le risque parfois de se mettre en porte à faux avec son employeur ou la loi ?
Dominique Depenne : Derrière votre question, j’en entends une autre : celle de l’engagement, celle du refus comme l’affirma Maurice Blanchot, en son temps. Si la loi ne permet plus le respect éthique du fondement d’humanité de l’homme, faut-il encore lui obéir ? Prenons l’exemple des lois raciales. En s’y soumettant, on accepte cette infâme idée selon laquelle il existerait des individus qui seraient des sous-hommes, ne méritant pas le respect inconditionnel de leur différence et de leur spécificité d’êtres uniques et incomparables. A l’inverse, l’éthique énonce que toute personne portant atteinte à la dignité, à l’altérité et la singularité d’autrui s’extrait du champ d’humanité des autres hommes. Pour tout dire, l’idée-même de choix n’existe pas face à ce questionnement. La réponse s’impose, car le fait qu’autrui advienne à moi me confronte, d’emblée à l’accueil de son étrangeté d’être différent de moi. C’est à autrui que je dois ma propre humanité. C’est lui qui me fait sortir de mon repli égoïste sur moi-même. Autrui, ce n’est pas l’Enfer (Sartre.) Autrui, c’est ma chance ! Je ne peux donc pas me dérober à la « responsabilité-pour-autrui. » De fait, elle me singularise et m’incombe. Personne ne peut s’engager à ma place. Si on comprend nos sociétés modernes contemporaines comme des sociétés utilitaristes et égoïstes, il est évident qu’une reprise de la question éthique exigerait de reconsidérer ce qu’est notre vivre-ensemble actuel, afin de le repenser sous le signe de l’égalité sociale. Donc : oui, l’exigence éthique peut nous placer dans une position qui va à l’encontre de la loi. Dès lors, chacun est placé devant une responsabilité qui lui incombe. Chacun a toujours le choix entre la lâcheté et le courage.

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Jacques Trémintin - Journal de L’Animation  ■ n°171 ■ septembre 2016