Balta François - Débats contradictoires

dans Interviews

Les divergences devraient nous enrichir plutôt que de nous diviser

François Balta, médecin psychiatre, formateur et superviseur, enseigne l’Approche Systémique (Coopérative) depuis plus de trente ans auprès -entre autres- de travailleurs sociaux. Privilégiant un travail conversationnel et coopératif, il fait ici l’éloge du partage des idées : l’échange des analyses que chacun réalise à partir d’une même réalité permet d’enrichir la perception qu’on en a, chaque approche ayant la vertu de compléter ses voisines et non de les supprimer.

JDA : Comment réussir à départager la vérité de l’erreur ?

François Balta : ce qui distingue le vrai du faux c’est le contexte. Si l’on mesure les avantages du moteur à explosion en fonction des besoins de déplacement, on trouvera qu’il constitue un indéniable bienfait permettant de franchir des distances avec une rapidité inégalée. Si on le considère du point-de-vue de ses répercussions sur la qualité de l’air ou l’épuisement des énergies fossiles, le bilan carbone sera tout de suite moins positif. Lui opposer le moteur électrique peut sembler une solution idéale, évitant l’accroissement des gaz à effets de serre. Mais, si l’on calcule l’utilisation des terres rares pour fabriquer des batteries, du charbon ou du pétrole pour produire l’électricité qui permet de les charger et les difficultés du recyclage, ces éléments nuancent sérieusement son intérêt. Ces exemples démontrent que ce qui peut être vrai dans un cadre donné, ne l’est pas forcément dans un autre. Il en va de même en thérapie familiale. Deux logiques sont présentes pour des parents désireux de faire grandir leur enfant dans les meilleures conditions : favoriser son autonomie (en se différenciant d’eux), favoriser son appartenance à sa famille (en étant conforme à leurs attentes). Deux logiques contradictoires et nécessaires. Tenir compte des multiples facteurs d’une problématique permet de mieux comprendre les problèmes émergents, réponses complexes qui à défaut de satisfaire parfaitement tous les besoins en présence, aboutissent à la moins mauvaise solution.

JDA : Justement, la dispute, la controverse et le contradictoire ne permettent-ils pas de favoriser un échange d’idées susceptible d’éviter la recherche d’une cause ou d’une raison unique ?

François Balta : si le dialogue se déroule avec l’intention de tenir compte de l’angle à partir duquel l’autre a construit son argumentation, de prendre en compte ses objections et au final de s’enrichir de son point-de-vue, cela peut être tout à fait profitable. A l’inverse, si l’on utilise l’échange comme une tribune, avec la certitude que rien ne pourra faire changer sa propre opinion et que le seul enjeu est de convaincre de la justesse de ses positions et de l’erreur dans laquelle se trouve l’autre, cela devient stérile. La simple juxtaposition d’avis se succédant sans s’articuler les uns aux autres n’a pas grand intérêt. La question qui devrait être posée par tout animateur de débat à la fin des échanges, est la suivante : qu’avez-vous appris de votre contradicteur ? Car, dans toute confrontation, ce qui est intéressant, c’est justement de repérer des éléments d’analyse que l’on n’avait pas perçus et qui viennent compléter sa propre approche. C’est ce frottement réciproque qui peut permettre d’élargir son propre champ de vision et d’intégrer encore un peu plus la complexité de la question abordée. Chacun n’accède qu’à une approche partielle d’un monde complexe et ne peut que bénéficier des apports d’autrui.

JDA : Comment définiriez-vous cette complexité ?

François Balta : je distingue d’une façon simple le compliqué du complexe. Le compliqué répond au « comment ? » et implique un certain apprentissage pour être déchiffré. C’est le domaine du spécialiste. Le complexe correspond au « pour quoi ? » (en deux mots) auquel on répond à partir de sa propre vision existentielle. C’est le domaine de tout le monde, celui du sens. Si l’on me demande d’expliquer comment fonctionne un ordinateur, je serais en difficulté pour apporter des éclaircissements. Il vaudra mieux poser la question à un informaticien. Par contre, si l’on me sollicite pour savoir les raisons pour lesquelles je trouve que cette technologie facilite la vie, je pourrais donner mon avis. La convention citoyenne sur le climat a réuni des personnes tirées au sort qui avaient pour objectif de proposer des solutions face aux effets du dérangement climatique. Ils ont été éclairés par des spécialistes, des experts, qui leur ont apporté beaucoup d’éléments de compréhension sur des aspects particulièrement compliqués d’une question particulièrement complexe. Mais, ce qu’on a demandé aux participants de ces rencontres, ce n’est pas de se focaliser sur telle ou telle dimension, mais bien d’entrer dans la complexité de ce sujet à partir d’une vision globale de ce que doit être « Une vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes », comme le disait le philosophe Paul Ricœur. Et, cette globalité ne peut être abordée qu’en intégrant des arguments hétérogènes à la fois antagonistes et complémentaires qui abordent le plus d’aspects de la question.

JDA : Le complotisme et les infox ne répondent-ils pas, à leur façon, à ce « pour quoi ? » et ce « comment ? » que vous venez d’évoquer ?

François Balta : Pas vraiment ! L’être humain ne cesse de se poser des questions existentielles sur son passé, son présent et son avenir. L’animal, lui, ne se préoccupe pas vraiment de telles interrogations. Il vit dans l’instant. L’unique souci de la gazelle, quand elle est pourchassée par un lion, est de s’enfuir le plus vite possible pour ne pas finir entre ses crocs. Elle ne s’interroge pas en permanence sur la justice de ce qu’elle vit. Notre espèce, si ! Nous sommes comme ces bébés dont la faim a été assouvie et qui dorment paisiblement quand tout va bien ; ils ne cherchent pas à élucider les raisons profondes de ce bien-être. Simplement ils en profitent. Quand le bébé réclame à manger, il braille, pour alerter la présence extérieure qui ne fait pas son travail assez vite à son goût ! Dès que cela commence aller un peu moins bien ou carrément mal, pour nous adultes, c’est pareil : l’angoisse nous envahit. Et il nous faut donner du sens à notre souffrance, trouver une explication cohérente et une raison logique. Comme chacun de nous considérons légitimement être animé de bonnes intentions, plutôt que de remettre en question nos actions, nous avons le réflexe spontané d’incriminer des tiers : il y a forcément quelqu’un qui est à l’origine de nos problèmes. Hier, c’était le juif, aujourd’hui le musulman, le terroriste. Mais, c’est aussi ce « on » inconnu qui nous veut du mal : le deep state, le Capital, le système... Ce qui facilite ce syndrome de persécution c’est notre tendance à réduire la réalité d’une manière binaire en chapeaux blancs et chapeaux noirs. Les chapeaux blancs sont gentils, les chapeaux noirs sont méchants. Quand les chapeaux blancs commencent à être méchants et l’inverse, rien ne va plus. La complexité commence à perturber nos classifications. Mais, il n’est pas rare que nous nous y accrochions quand même.

JDA : Internet est-elle un bon media pour accueillir le contradictoire ?

François Balta : pas du tout. La toile accueille sans distinction tout et n’importe quoi. Le pire c’est que les algorithmes qui y sont utilisés détectent nos préférences et ne nous proposent que ce qui va dans notre sens, ne faisant ainsi que nous conforter dans nos idées au lieu de nous aider à les relativiser, à les contextualiser. Il faudrait, au contraire, que ces algorithmes nous orientent vers des informations alternatives et contradictoires, afin de distancier nos certitudes en mettant en évidence leurs limites et leur fragilité. Il ne s’agit pas là de faire changer de conviction la personne qui consulte le net, mais d’élargir son champ de vision, de lui donner une plus grande capacité de penser la question qui la préoccupe, en lui ouvrant les chemins de la complexité.

JDA : Quels sont les outils à privilégier pour favoriser l’esprit critique chez les jeunes générations ?

François Balta : les neurosciences ont identifié toute une série de biais cognitifs qui nous amènent à déformer la réalité. La perception de ce que nous voyons ou entendons passe à travers les filtres physiologiques, linguistiques, culturels. Mais aussi la sélection des informations qui vont dans le sens de nos convictions et l’élimination de celles qui vont à son encontre. Une éducation au repérage et à la gestion de ces mécanismes permettrait aux jeunes générations, mais aussi aux anciennes, de ne pas invalider les points-de-vue qui contredisent leurs convictions, mais plutôt de les utiliser comme un éclairage complémentaire. Connaître les illusions perceptives peut être une entrée en matière ludique pour se confronter à la fragilité de nos « évidences ».

Propos recueillis par Jacques Trémintin

 

Lire le dossier : Le débat contradictoire

 

Son livre :

Nous sommes reliés les uns aux autres bien au-delà de ce dont nous sommes conscients. Qui influence qui ? Et mène la danse ? Que se passe-t-il en coulisse ? Découvrir comment chaque jour nous coconstruisons nos bonheurs et nos malheurs. Approche systémique et circularité … C’est ce que propose d’illustrer ce livre à travers de nombreux exemples sur le réseau d’interactions et d’influences dans lequel nous nous trouvons et leur impact sur nos vies personnelle, familiale, professionnelle, amicale, associative….

« Moi, toi, nous... Petit traité des influences réciproques »  François Balta & Gérard Szymanski, InterÉditions, 2013, 208 p. 

Contact : www.frbalta.fr