Albert-Cabalion-Cohen : La radicalisation
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dans Interviews
Comment maintenir le lien ?
Alex Alber, Joël Cabalion et Valérie Cohen sont sociologues et maîtres de conférences à l’université de Tours
En juin 2016, ouvre le CPIC (1) Pontourny, véritable laboratoire de lutte contre la radicalisation. Sa fermeture à la mi-février 2017 signa la faillite d’une expérience qui a vu s’opposer deux visions du travail relationnel. Trois sociologues en ont tiré des enseignements fort utiles pour les animateurs.
JDA : Quels sont les principaux écueils auxquels s’est heurté le CPIC de Pontourny ?
Ce centre a été ouvert dans la précipitation, en réaction à la vague d’attentats de 2015 et 2016. Un projet existait déjà de regrouper des combattants de retour des scènes de guerre syriennes. Quand la décision fut prise de les incarcérer, il fallut redéfinir les profils des personnes qui allaient être prises en charge à Pontourny. Pression fut alors faite sur la préfecture pour trouver des volontaires engagés dans un « bas spectre » de radicalisation. Définition particulièrement vague qui permit de sélectionner neuf jeunes aux problématiques très diverses qui, pour la plupart, n’avaient rien à faire là.
JDA : Comment l’équipe de ce centre a-t-elle travaillé ?
C’est l’autre difficulté majeure. Se sont retrouvés ensemble des professionnels d’horizons trop divers qui ne percevaient pas toujours les publics et leurs besoins de la même manière.
Les formateurs et éducateurs spécialisés voulaient privilégier le lien et la relation de confiance. Les anciens militaires venus renforcer l’équipe préconisaient des qualités pugilistes permettant de faire respecter le cadre imposé et une posture martiale fondée sur des symboles d’autorité et les rites patriotiques de levée des couleurs et de port de l’uniforme. Certains trouvaient que les jeunes « radicalisés » ressemblaient en tous points aux publics habituels du travail social et avaient les mêmes besoins, quand d’autres insistaient sur la nouveauté liée à la religion et au risque terroriste pour défendre la nécessité d’une nouvelle approche et de nouveaux professionnels. L’impossibilité de concevoir un collectif de travail autour d’objectifs clairs et communs a participé de l’échec de ce centre.
JDA : Quelles erreurs ne doivent pas commettre des animateurs qui côtoient des jeunes tenant des propos radicaux ?
La radicalisation est d’abord une catégorie administrative et sécuritaire, servant à signaler des comportements perçus comme pouvant mener à une action violente. Sur la dizaine de milliers de personnes signalées aux cellules préfectorales, seule une infime minorité est passée à l’acte. Tout le problème est qu’il y a plusieurs formes de radicalisation articulant, de différentes manières, religiosité, délinquance et légitimation de la violence. Il arrive, en outre, que des jeunes -parfois délinquants- utilisent la thématique politico-religieuse pour défier leurs enseignants et éducateurs, les policiers ou simplement leurs parents. Leur objectif peut être alors de jouer avec l’interdit, de remettre en cause les institutions à commencer par l'institution familiale, mais sans réelle convictions religieuses ni projet concret d’acte violent. Le risque en pareil cas est de les prendre au mot et de céder un peu vite à la tentation de les enfermer dans une catégorie administrative dont ils risquent d’avoir du mal à sortir, en bref de les renvoyer hors du champ de l’action éducative dont ils ont en réalité besoin.
JDA : Quelle est alors la posture à privilégier ?
Les professionnels peuvent le mieux répondre à cette question. Ce qui nous est apparu à travers notre enquête, c’est que la question du lien demeure primordiale. Le maintenir ne va pas de soi en raison de la peur de la violence et des manifestations de « radicalité ». Cependant, il doit toujours y avoir un espace pour développer une relation empathique. Aussi convient-il de réagir en conservant le sens de la nuance pour poursuivre le travail relationnel, en préservant le lien, malgré les provocations.
(1) Le Centre de Prévention d'Insertion et de Citoyenneté (CPIC) de Pontourny était l’un des treize établissements qui devaient ouvrir. Il sera le seul.
Propos recueillis par Jacques Trémintin
Leur livre
Fragilisé d’emblée par la conjonction de l’instrumentalisation politique, de l’urgence, de la pression médiatique et de l’hostilité du voisinage, le premier Centre de prévention de la radicalisation a ouvert et refermé ses portes, sans n’avoir jamais réussi à savoir choisir entre se former à la peur et au risque terroriste ou cultiver la relation avec le groupe, ni quelle place laisser aux pratiques religieuses.
« Un impossible travail de déradicalisation » Éd. Erès, 2020