Le conspirationisme

Rumeurs, canulars et théories du complot: comment réagir ?

Il n’est guère d’évènement grave qui ne trouve quasi instantanément, sur la toile, une interprétation bien éloignée de la version officielle. S’appuyant sur d’infimes détails ou d’apparentes contradictions, le complotisme fleurit. La réalité ne serait pas celle qu’on nous présente, on nous cacherait la vérité, nous serions victimes d’une manipulation. Objet d’échanges passionnés entre jeunes rivalisant dans les révélations et le rétablissement de ce qui « s’est vraiment passé » ; interpellation des adultes moqués pour leur naïveté, leur aveuglement et leur manque de perspicacité ; contagion au sein même des équipes d’animation dont certains membres propagent eux-mêmes ces théories... il est temps de prendre un peu de recul et d’apporter un éclairage ne se limitant pas la seule moquerie. 
 
 
De la rumeur à la conspiration
La sociologie a décortiqué les mécanismes de la rumeur. Le complotisme est l’une des formes que peuvent prendre les légendes urbaines. Comment naissent-elles ? Quelles sont leurs caractéristiques spécifiques ? Comment passe-t-on de l’une à l’autre ?
 
« La rumeur : le média le plus vieux du monde »1 : c’est ainsi que Jean-Noël Kapferer intitulait son livre, publié en 1987. Et, c’est vrai que le bouche à oreille, les « on-dit », les racontars, les commérages, les cancanages etc… constituent, encore aujourd’hui, la première des formes de communication humaine. Qui, dans sa vie privé ou professionnelle n’a jamais reçu une confidence, une information « de source sûre », une révélation qu’il s’est empressées de transmettre à un tiers ? On prend connaissance de ce qu’aurait fait, dit ou annoncé un proche, un chef, un élu, une personnalité médiatique. Et on répète à l’envie, sans rien vérifier au préalable, ces « anecdotes de la vie moderne racontées comme vraies mais qui sont fausses ou douteuses »1. Mais, comment faire autrement ? S’il fallait contrôler leur fiabilité et leur véracité, avant de la retransmettre, les échanges et le lien social seraient bien compromis. On ne peut donc pas ne pas colporter des bobards et de fausses informations, à notre corps défendant ou par ignorance, par plaisir ou par curiosité, par malveillance ou par imprudence. L’important est de savoir que ce que l’on avance peut être sujet à caution et doit être évoqué sous toutes réserves. Certaines de ces rumeurs ont pris une ampleur telle, qu’elles circulent comme une traînée de poudre. Ainsi, en 1969, l’une d’entre elles affirme que certains magasins tenus par des juifs, à Orléans, piègeraient leurs clientes dans leurs cabines d’essayage, les endormant par injections hypodermiques, puis les enlevant afin de les livrer des réseaux de prostitution (« traite des blanches »). Ainsi, en 1976 est diffusée une liste d’additifs alimentaires, soi-disant dressée par l’hôpital de Villejuif, accusés d’être cancérigènes. Ainsi, en 1988, circulent des tracts alertant les parents sur l'existence de tatouages pour enfants imprégnés de LSD. Autant d’informations fantaisistes dont personne ne connaît vraiment ni l’origine, ni le cheminement et dont l’authenticité est totalement mise en cause.
 

Le conspirationnisme

Du colportage de ces rumeurs à la dénonciation d’une volonté délibérée malveillante, de la diffusion des légendes urbaines à la mise en cause de manipulations diverses et variées, il n’y a qu’un pas, franchi par un complotisme qui rajoute sa logique spécifique. Contrairement à la seule rumeur qui est marquée au sceau de l’imprécision, de l’approximation et de la fragilité des sources, il se structure autour d’un pseudo-corpus de preuves et surtout d’une accusation d’instrumentalisation par des puissances plus ou moins occultes. Ce qui peut apparaître, au premier plan comme un ensemble de circonstances aléatoires ou le hasard tiendrait la première place devient chez les complotistes le produit d’une mise en scène perverse destinée à cacher la vérité, le résultat d’une intention délibérée pour tromper les citoyens. Le premier pas de l’homme sur la Lune ? Un montage : le film a été tourné dans un studio d’une base secrète du Névada. Les attentats du 11 septembre 2001 ? L’armée américaine aurait projeté un film en trois dimensions pour provoquer une hallucination collective. Les attentats contre Charlie ? Les intégristes musulmans n’y sont pour rien : c’est une opération des services secrets israélien. Les motivations ? La NASA n’avait pas les moyens financiers et techniques d’un voyage sur la lune. La CIA voulait un prétexte pour attaquer l’Irak. Le MOSSAD voulait salir les musulmans. Pour étayer des telles affirmations, leurs auteurs développent forces argumentaires mettant en exergue détails troublants, contradictions et incohérences démontrant la manipulation. Si certains détails restent encore énigmatiques, la plupart trouvent une explication logique. Mais, plus on contredit la rumeur, plus elle semble se renforcer.

 (1) voir « ressources »
 
 
Téléphone sans fil
C’est un jeu traditionnel utilisé en centre de vacance. Les enfants forment une grande ronde. Au premier d’entre eux il est demandé de chuchoter à l’oreille de son voisin un court récit, composé de plusieurs phrases. Son voisin en fait de même et ainsi de suite jusqu’à ce que l’information aie fait le tour. On demande alors au dernier enfant de la chaîne de répéter tout haut ce qui vient de lui être dit à l’oreille. On compare avec l’information initiale et l’on mesure les distorsions du message. Ce jeu permet de comprendre comment peut être complètement déformée une information qui au départ avait été bien formulée. L’occasion d’identifier l’un des mécanismes de la rumeur.
 
 
 
Les fondements du conspirationnisme
Comment expliquer la logique complotiste ? Aussi délirants que puissent paraître ses raisonnements, on ne peut se contenter de les rejeter, avec mépris ou ironie. Il faut essayer d’en comprendre les motivations pour mieux savoir comment y faire face.
 
Bien sûr, on ne peut d’abord s’empêcher de faire référence à la paranoïa, cette forme de dérèglement mental qui amène la personne qui en est atteinte à souffrir d’un complexe de persécution : elle est convaincue que tout le monde lui veut du mal et qu’elle est victime d’une malveillance délibérée. Penser que notre monde est dirigé par une race d’Aliens qui peut changer d’apparence à volonté, qu’une armée de clones est à l’origine de l’œuvre des Beatles ou encore que la terre ne contient pas de lave en fusion, mais est en réalité creuse et habitée par les Agarthiens pourrait faire s’interroger sur l’équilibre mental de celles et ceux qui y croient. Même si cette théorie présente bien des traits paranoïaques, ce serait trop facile et rapide de réduire le complotisme à une maladie psychiatrique. Il est plus judicieux de se référer aux biais cognitifs démontrés par la psychologie sociale auxquels nous sommes toutes et tous confrontés. Ainsi, notre besoin irrépressible de compréhension rationnelle nous conduit à rechercher dans une intention délibérée l’origine d’un évènement. Dans une société prônant le risque zéro, la part du hasard et du conjoncturel est déniée, au profit d’une volonté malintentionnée. Il en va de même pour la recherche de causes à effets. Refusant l’aléa ou la coïncidence malheureuse, nous tentons systématiquement d’attribuer une raison à tout ce qui peut arriver. Le biais de causalité et celui de conjonction sont des erreurs communes à chacun d’entre nous. Mais elles font le lit des théories complotistes. A vouloir, à tout prix, établir une explication certaine à un évènement et y déceler une volonté malveillante, on peut s’acheminer potentiellement vers un complot possible. On va alors passer de la légitime exigence de compréhension, de transparence et de vérité face aux évènements qui surviennent au soupçon généralisé : mise en doute de la crédibilité des sources traditionnelles d’information, accusation d’une volonté occulte de travestir toute ou partie de la réalité, camouflage de connexions cachées cherchant à camoufler les véritables responsabilités.
 

Crise dans la civilisation

Notre société va mal. Pas pour tout le monde. Les plus riches ne cessent d’accroître leurs privilèges. Mais, pour beaucoup de nos concitoyens, la vie est difficile. Difficile à comprendre dans un monde qui ne cesse de créer des richesses, qu’on ne cesse d’accuser les plus pauvres d’en être responsable, en coûtant toujours trop cher. D’où une crise de confiance à l’égard d’institutions qui semblent complices de cette situation. Les administrations, les media, les intellectuels, les enseignants, les élus … de par leur impuissance ou leur passivité ont beaucoup perdu de leur crédibilité. Ce qu’ils peuvent avoir à dire provoque le soupçon et la défiance : comment réussir encore à croire celles et ceux qui semblent cautionner le monde tel qu’il va ? Cette méfiance potentielle est alimentée par des manipulations démontrées et attestées publiquement. Pour ne reprendre que des faits récents : oui, la guerre déclenchée par les USA contre l’Irak a été justifié par la soi-disant existence d’armes de destruction massive totalement fictives ; oui, la CIA dispose de prisons secrètes, officialisées après la révélation de l’existence du centre de détention de Guantanamo ; oui, la NSA écoute les communications téléphoniques dans le monde entier. Ces informations qui auraient pu apparaître, hier, comme conspirationnistes sont, aujourd’hui, officielles ! La multiplicité des mensonges d’État, des guerres de l’ombre, des actions en sous-main des services secrets et d’opérations subversives de ces dernières décennies sont autant de preuves apportant crédit aux complotistes. Comment réussir à contrecarrer les thèses qui amalgament vrais complots et fantasmes ?
 
 
Enfin la vérité !
Sur une photo prise, lors de l’attaque du Super Casher, le 9 janvier 2015, on aperçoit un panneau de publicité pour une célèbre marque de produits laitiers. « brain-magazine.fr » commente avec dérision : « Encore plus étrange, la théorie de Brain Magazine qui va semer le doute en vous pour l’éternité : la piste d’une vaste opération commerciale de Danone pour relancer le Bifidus Actif. » Faut-il utiliser l’humour pour combattre le conspirationnisme ? Pourquoi pas ? Si, en poussant son raisonnement jusqu’à l’absurde, on peut en démontrer le ridicule : « On dit que le Titanic a heurté un iceberg, pourtant parmi les débris de l’épave on n’a retrouvé aucune trace de l’iceberg »
 
 
 
Quelle réaction face aux thèses du complot ?
Quelles attitudes possibles face à des adolescents défendant les thèses qu’ils ont lues sur internet, mettant en cause les versions officielles ? La tâche n’est pas simple, toute contradiction pouvant renforcer la conviction de la réalité du complot.
 
Comment un animateur peut-il réagir dans une discussion portant sur les thèmes conspirationnistes ? Une première réaction immédiate peut consister à identifier la vision du monde de l’adepte du complotisme et rappeler la nécessaire prudence face aux informations qui circulent en permanence. Mais il est un travail qui s’impose sur un plus long terme relevant tant de l’éducation aux médias que de la promotion de l’esprit critique. Ces quelques pistes proposées ici ne sont pas bien entendu pas exclusives d’autres approches complémentaires.
 

Du tac au tac

On ne peut tout d’abord écarter, chez certains adolescents, l’utilisation des thèses complotistes comme un moyen de se confronter aux adultes. Contredire les versions officielles, c’est aussi une manière de s’affirmer et de s’opposer aux générations précédentes. Mais, l’attirance pour les théories du complot dénote sans doute aussi une défiance et une inquiétude face à une société qui semble sinon menaçante, du moins pas toujours très bienveillante. Peut-être, est-ce là parfois plus le symptôme d’un malaise, qu’une véritable conviction. « Quand le sage montre la lune, le sot regarde le doigt », dit le proverbe. Peut-être, vaut-il mieux s’intéresser un peu plus aux angoisses sous-jacentes, qu’aux affichages que celles-ci produisent. Mais, on peut tout autant essayer de retourner l’argumentaire complotiste contre lui-même. L’un des principes du conspirationnisme consiste à passer au crible de la critique tous les détails des informations fournies. Dans une logique d’ « arroseur arrosé », pourquoi ne pas soumettre au doute systématique ce que les conspirationnistes avancent comme preuves soi-disant irréfutables ? Petit jeu nécessitant d’approfondir ses connaissances sur les sujets abordés. Personne n’étant spécialiste sur tous les domaines concernés, il peut être utile de se faire aider par des sites dédiés au décryptage des rumeurs (voir encadré). Mais, il est une action sur un plus long terme à laquelle on ne pourra pas échapper, si l’on veut équiper les jeunes générations d’outils leur permettant de distinguer le vrai du faux.
 

Labourer en profondeur

Et c’est d’abord de l’éducation aux médias, dont il est question. Les moyens de communication moderne sont au coeur de notre société. Personne ne peut échapper au flot de cette information continue déversée tant par les chaînes de télévision, que par les sites internet ou les flux permanents des réseaux sociaux. Chacun d’entre nous est submergé, par un flot omniprésent qui mélange l’essentiel et l’accessoire, l’important et le futile, le durable et l’éphémère, le consistant et le superficiel, le démontré et l’aléatoire. Aider les adolescents à faire face à cette envahissante diversité en sachant trier, repérer et identifier ce qui leur parvient, c’est leur permettre de devenir des citoyens actifs sachant distinguer les mécanismes de manipulation, d’interprétation hâtive et de généralisation rapide. Apprendre à décrypter les médias fait partie des programmes scolaires. L’Éducation populaire a aussi un rôle à jouer dans ce domaine. Cette mission en rejoint une autre : développer l’esprit critique, dévoyé par le conspirationnisme. Alors que le complotisme réfute les vérités officielles pour mieux enfermer dans des certitudes, la légitime vérification de la validité d’une information doit favoriser l’apprentissage des catégories logiques, de la vérification des sources et de la mesure de crédibilité, comme outils à l’ouverture sur l’ensemble des possibles. Distinguer les opinions, les préjugés et les stéréotypes de l’étude distanciée des faits ne relève pas d’une démarche spontanée, mais d’une véritable éducation à laquelle nous pouvons contribuer au quotidien, au contact de nos publics et pas seulement quand les thèmes conspirationnistes sont abordés.
 
 
Des sites pour vérifier
« Hoaxbuster » propose le décryptage des fausses alertes aux virus, fausses chaînes de solidarité, fausses promesses et fausses informations et les réponses des sociétés impliquées : www.hoaxbuster.com
« Hoaxkiller » été conçu afin d'aider les internautes à identifier si les messages qu’ils reçoivent sont des canulars informatiques ou non (information fausse propagée par courrier électronique demandant aux internautes de faire suivre : hoax en anglais) : www.hoaxkiller.fr 
Le site de l’ « Observatoire des théories du complot » s’est donné pour objectif de lutter contre les explications simples, globales et définitives des thèses complotistes : www.conspiracywatch.info



Lire l'interview : Chevassus-au-Louis Nicolas - Le conspirationisme
 
 
Ressources
« Rumeurs : le plus vieux média du monde »
Jean-Noël KAPFERER, Ed. Point, 1987
On trouverait des vers de terre dans les hamburgers, le rapport sur la mort de Kennedy ne dirait pas « tout », des jeunes femmes disparaîtraient dans l'arrière-boutique de certains commerçants. Les rumeurs sont partout. Vraies ? Fausses ? Quand naissent-elles ? Comment circulent-elles ? Qui les propage ? Dans un ouvrage pionnier, Jean-Noël Kapferer répond à toutes ces questions. Il explique ce phénomène à la fois familier et curieusement encore peu connu, à l'aide de nombreux exemples que chacun connaît. Il analyse notamment l'utilisation des rumeurs en politique, dans la concurrence entre entreprises, dans la vie des stars et dans la vie quotidienne. Et puis, il explore les réactions possibles, répondant à la question : peut-on éteindre une rumeur ?
 
« De source sûre. Nouvelles rumeurs d'aujourd'hui »
Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard, Éd. Payot, 2002
De la violence urbaine aux paniques alimentaires, en passant par les techno-peurs, la sexualité, la nature sauvage, ou encore Internet, voici racontées et analysées une cinquantaine de ces « légendes urbaines » qui, drôles ou dramatiques, expriment aujourd'hui les peurs et les aspirations de notre société. Avec des exemples comme ces prétendues 40 000 femmes d’Europe centrale et de l’Est venues en Allemagne pour « servir sexuellement » les spectateurs de la Coupe du monde de 2006 ou cette vidéo diffusée sur internet montrant un aigle tournoyer dans les airs avant de s’abattre sur un nourrisson de dix-huit mois, le soulever puis le relâcher, les auteurs répondent aux questions : qu'est-ce qu'une rumeur ? À quels signes peut-on en reconnaître une ? Comment naît-elle ? Comment se développe-t-elle ? Pourquoi y croyons-nous ?
 
« Court traité de complotologie »
Pierre-André Taguieff, Ed. Mille et une nuits, 2013
L’histoire universelle est remplie de complots réels, qui ont abouti ou échoué. Mais elle est aussi pleine de complots fictifs ou imaginaires attribués à des minorités actives (francs-maçons, jésuites, Juifs, lobbies) ou aux autorités en place (gouvernements, services secrets, etc.). Ces entités, supposées maléfiques et dotées de très grands pouvoirs, sont des objets de croyances collectives depuis plus de deux siècles. Les schémas anciens, qui ont beaucoup servi au XXème  siècle, ne cessent d’être réinvestis : ils traduisent un état psycho-social qui mérite d’être observé et analysé. On y rencontre notamment le mythe répulsif du « Gouvernement mondial » occulte. Les cas fourmillent, du 11- Septembre à l’« affaire DSK », en passant par la dernière grande crise financière et la mort de Ben Laden… décodés par l’auteur.
 
« Théories du complot. On nous cache tout, on nous dit rien »
Nicolas Chevassus-Au-louis, First Ed., 2014
Les attentats de septembre 2012 ont eu pour effets inattendus, de répandre à travers le monde une épidémie de complotite aigüe. L’élément déclencheur aura été le livre de Thierry Meyssan niant la responsabilité d’Al-khaida et accusant une conspiration de la CIA. Depuis, il n’est quasiment plus un évènement traumatique qui ne fasse l’objet, sur internet, des interprétations les plus farfelues. Les « Thruters » veillent, prêts à identifier la moindre anomalie ou invraisemblance et démasquer les preuves évidentes d’un complot. Le dialogue avec eux est quasiment impossible, toute tentative de pondération ou de circonspection étant considérée comme la meilleure preuve de la volonté de camoufler le complot. Échapper à cette obsession passe par une enquête ouverte sur l’ensemble des possibles (y compris un complot), en croisant les travaux des organes officiels (police, justice, commissions d’enquête …), ceux des journalistes et des scientifiques.

 
Jacques Trémintin - Journal de L’Animation  ■ n°162 ■ octobre 2015