Cyril Froger - maison Connerré

Comment détruire ce qui est efficace

Cyril Froger était Directeur Adjoint de la Maison de Connérré. Il nous explique ce qui a fait son succès et ce qui, selon lui, explique sa chute.


Commençons par parler d’un passé proche. La maison de Connérré a fonctionné à la satisfaction de tous, pendant six ans. Quels ressorts avez-vous utilisé pour réussir là où tant d’équipes éducatives échouaient ?
Je ne suis pas d’accord avec votre formulation : on n’a pas fait mieux que les autres, simplement, on a fait différemment. Je peux juste vous dire comment on a travaillé, pendant six ans, sans pour autant affirmer que c’est forcément ainsi qu’il faut agir. Le premier ressort ce sont peut-être les modalités d’accueil. Nous avons toujours refusé d’admettre des adolescents. Nous voulions les accueillir, ce qui n’est pas pareil. Nous avons souhaité soigner tout particulièrement la qualité de leur arrivée. Notre choix n’a pas été de faire aussitôt pression sur eux. Le changement, cela ne se décrète pas. On se donnait du temps pour obtenir qu’il modifie leur comportement. On respectait leur rythme. Les jeunes qui nous étaient confiés avaient le plus souvent vécu avec des horaires de vie décalés. Ils dormaient souvent le jour et vivaient la nuit. Ils étaient impliqués dans des réseaux à l’origine de l’engrenage qui les amenait à commettre des délits. Comment imaginer qu’on allait pouvoir les remettre à l’école, tout de suite ou les faire se lever à 8h00, dès le premier matin. C’est, progressivement, qu’on réussissait à changer leur mode de fonctionnement, par contrats successifs passés avec eux. Cela n’a jamais été simple, ni facile. On essayait qu’ils aient quelque chose à gagner, eux qui arrivaient le plus souvent, sans n’avoir rien à perdre. Cela n’aurait pas été possible sans la qualité des professionnels qui travaillaient dans cette équipe. Chaque adulte prenait le risque de la rencontre, en consacrant du temps pour parler avec chaque jeune. Quand il partageait un chantier avec lui, le travail pouvait ne durer que 30 minutes, si l’échange se déroulait sur 60 minutes, l’essentiel était atteint.


Tout le travail que vous présentez semblait reposer uniquement sur une dynamique interne ?
J’allais y venir. Un autre facteur important de notre réussite, c’est la qualité du partenariat que nous avons pu tisser avec les établissements scolaires, avec le maire et son conseil municipal qui ont pris le risque à l’égard de leurs électeurs de nous accueillir, avec le voisinage, les commerçants qui prenaient parfois nos jeunes en stage. Les jeunes n’étaient pas stigmatisés. Ils étaient intégrés à la cité. Il y avait même des gendarmes qui s’arrêtaient prendre un café. Nos adolescents étaient d’abord coutumiers du doigt d’honneur, quand ils croisaient leur estafette. Ensuite, c’était la main qu’ils levaient pour les saluer. Nous avons aussi eu le souci de ne pas casser le lien avec les familles. Quand un jeune arrivait, nous prenions contact avec les parents. Nous n’hésitions pas à aller les chercher en voiture pour leur faire visiter la maison où allait vivre leur enfant. On travaillait avec le juge des enfants pour rétablir le lien, quand celui-ci avait été trop détérioré. On expliquait aux parents qu’on ne voulait pas prendre leur place et qu’on arriverait à progresser avec leur fils, que si on avançait ensemble, avec eux. On leur demandait d’aller acheter des vêtements ou d’accompagner leur enfant chez le dentiste. Bien sûr, cela n’a pas toujours fonctionné, certains parents restant hostiles. Mais quand le jeune s’apercevait qu’il n’y avait pas de conflit entre l’institution et ses parents, cela donnait des résultats très impressionnants.


Quand on vous écoute, votre travail ne pouvait qu’être reconnu et validé. Pourtant, votre employeur a fermé brutalement votre établissement. La Sauvegarde serait-elle devenue folle ?
Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut resituer le contexte. Il y a d’abord eu une réorganisation complète de la Sauvegarde qui a fusionné sur deux départements : la Sarthe et la Mayenne. Le Président, les administrateurs, la direction générale ont changé. Je pense que cette modification complète et en profondeur de la gouvernance de l’association nous a été fatale. Les responsables précédents avaient porté le projet de la maison de Connérré, l’avaient accompagné, en avaient suivi toutes les étapes. Nous avions des échanges constants avec l’ancien Directeur général et nous rencontrions régulièrement le Conseil d’administration, pour expliquer ce que nous faisions et pourquoi nous le faisions. Avec le changement des responsables à tous les niveaux, nous avons perdu le contact privilégié que nous avions jusque là. Il n’y aurait, toutefois, pas eu ces problèmes, si la PJJ, confrontée à une crise financière sans précédent et contrainte à faire des coupes sombres dans ses budgets, n’avait décidé de mettre un terme à notre activité, fin 2010. Je ne crois pas être éloigné de la vérité, en pensant que la stratégie associative adoptée par la Sauvegarde est digne du jeu d’échecs. De la même façon, qu’on peut parfois sacrifier sa tour, pour protéger son fou, la Sauvegarde a préféré se débarrasser de Connérré, pour sauver les autres structures financées par la PJJ. Il s’agissait pour elle de préserver ses bonnes relations avec son financeur principal, en se montrant un partenaire fidèle, loyal et réactif. Si je peux comprendre cette attitude, la violence avec laquelle on a été traité n’est pas compréhensible.


Comment avez-vous vécu l’attitude de la PJJ et de la Sauvegarde?
En 2008, nous avons eu un contrôle financier qui venait vérifier comment nous utilisions les fonds publics qui nous étaient attribués. Le résultat a été positif. Rien d’anormal n’a été relevé. Le 10 novembre 2009, le directeur territorial est venu nous rencontrer. Il a estimé que la maison était trop vétuste, trop petite, trop sombre. Il voulait que les jeunes disposent de plus d’espace et de lumière. Nous lui avons soumis un devis et avons même envisagé de déménager dans une maison que nous avions retrouvée avec un loyer (inférieur) conforme au budget alloué (à celui de Connérré). Mais, il n’a pas donné suite à nos propositions, renvoyant à 2011, pour envisager un changement. Au mois de janvier 2010, nous avons eu un audit conjoint réalisé par la DRPJJ et le Conseil général de la Sarthe. Tout a été regardé de près : les locaux, nos pratiques éducatives, le management (c’est le terme employé dans le rapport). L’appréciation positive que nous avons reçue nous a donné l’impression que notre travail portait ses fruits et que nous étions reconnus par nos financeurs. Et voilà qu’une inspection surprise intervient six mois plus tard, comme par hasard après l’annonce d’une fermeture. Celle-ci a conclu à un « manque d’hygiène » et à des pratiques « laxistes ». Au-delà des propos vagues et diffamatoires, on voudrait trouver un bon prétexte pour justifier la fermeture, sans évoquer la vraie raison (la recherche d’économies), qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Le résultat, c’est l’opprobre jeté sur une équipe de 19 professionnels de qualité sur qui plane le doute d’un manque de compétences. Défaut d’hygiène ? Mais qui peut croire que seize adultes travaillant par roulement toute l’année, dormant, mangeant, se lavant sur place puissent se sentir bien dans un espace non entretenu. Nous avons toujours eu à cœur que le ménage soit fait chaque jour. Pratique laxiste ? Mais tout s’est toujours fait en complète transparence. La Sauvegarde, la PJJ, les magistrats ont toujours su comment nous fonctionnions. Pourquoi ce qui a été admis depuis 6 ans, ne l’est plus, tout d’un coup ?


On sent beaucoup d’amertume …
Il y a de quoi. On nous a salis. On nous a traités comme des bons à rien. On nous a humiliés, en laissant planer des doutes sur notre professionnalité. Tout cela sera tranché en justice. La Sauvegarde a annoncé un projet permettant de réemployer les seize personnels éducatifs. Mais, je peux vous assurer qu’avant de penser à ce qu’il allait devenir, le premier souci de chaque membre du l’équipe a été de s’inquiéter des huit adolescents que nous avions en charge et qui nous faisaient confiance. La brutalité avec laquelle ils ont été réorientés fera sans doute des dégâts. Je ne regrette pas tout ce qui a été mené depuis six ans. Je veux rendre hommage à chaque professionnel qui s’est impliqué dans cette aventure et leur dire à quel point j’ai apprécié travaillé chaque jour avec eux. Je tiens à préciser que je crois toujours à mon métier, que depuis le XIXe siècle toutes les expériences d’enfermement ont échoué et que les lois ont oscillé entre peine et éducation, suivant le regard porté sur les jeunes, parfois considérés comme des enfants coupables à punir plutôt que comme des enfants victimes à protéger et à insérer. L’action éducative nécessite pour les plus jeunes du temps, des zones de libertés. Elle n’est pas conciliable avec le milieu fermé. La Maison de Connerré restera gravée dans le parcours de ces jeunes qui ont su profiter de l’aide que l’équipe à proposée. Je leur souhaite bon vent. En attendant, je reste atterré par ce qu’on nous a fait vivre.

Lire le reportage Fermeture de la maison Connerré

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°993 ■ 11/11/2010