L’éducateur spécialisé, l’enfant handicapé et sa famille

Jean-Paul GAILLARD, ESF, 1999, 160 p.

« De fait, 39 à 50 heures hebdomadaires d’une cohabitation intelligemment menée pèsent  infiniment plus lourd qu’une demi-heure hebdomadaire de thérapie. L’essentiel du travail échoit aux éducateurs et l’efficacité psychothérapeutique de ce travail est aussi réelle que son efficacité éducative : il faut et il suffit donc d’offrir aux éducateurs les moyens de leur fonction et l’accompagnement adéquat. » (p.33) Cet hommage appuyé en provenance d’un psy ne peut qu’apporter du baume au coeur de professionnels dont la qualité du travail n’est pas si souvent évoqué, eux qui sont plus souvent habitués à travailler dans l’ombre. Mais, ce n’est par corporatisme béat, ni par recherche de flatterie que nous avons apprécié l’ouvrage de Jean-Paul Gaillard. Ce que nous y avons trouvé ce sont des concepts et des outils qui sont d’autant plus pertinents qu’ils apportent des grilles d’interprétation d’une réalité quotidienne vérifiable immédiatement. S’appuyant sur l’approche systémique, l’auteur propose un certain nombre de notions de base tels la norme et le mythe. La norme désigne ce qui doit être et qui est plutôt vécu comme une contrainte subie. Le mythe, quant à lui, est une vérité à laquelle on adhère, qui fixe les manières d’agir et qui est considérée avec l’intime conviction qu’elle répond au mieux aux situations qu’on a à gérer. Chaque groupe humain possède ses normes et ses mythes. Le mythe d’un groupe peut correspondre à la norme d’un autre groupe. Ainsi, le mythe du monde politique est souvent lié à une recherche de rentabilisation (la fameuse rationalisation des choix budgétaires). Quand ce principe est imposé aux professionnels, il apparaît à ces derniers comme une norme. Ces même professionnels fonctionnent quant à eux, avec le mythe de la technicité et de la distanciation. Quand ils imposent cette façon d’agir aux usagers, ces derniers le vivent à leur tour comme une norme, ne comprenant pas toujours ce qu’ils considèrent comme un manque d’engagement. Mais, les usagers fonctionnent eux aussi à partir d’un certain nombre de mythes. Ainsi, ces familles qui assistent à la naissance d’un enfant non-conforme, explique l’auteur, ne peuvent ni se projeter en lui, ni lui voir porter l’espoir d’un avenir meilleur ou leur désir de réparation. La névrose post-traumatique qui s’ensuit produit chez elles le remplacement de ces aspirations légitimes par des mécanismes de survie. Ce peut être la mère couveuse et le père absent (l’annulation rétroactive de la naissance permettant à la première de couver indéfiniment et au second de s’investir au dehors comme si l’enfant n’était pas né), mais aussi les non-parents (l’enfant est alors identifié à un déchet), les parents éducateurs (plutôt que de s’identifier à l’enfant non-conforme, ils s’identifient aux professionnels qui s’en occupent) ou encore le père amoureux et la mère aveugle (relation incestueuse) etc ... Il est important d’identifier ces mythes de survie comme autant de fragiles bouées de sauvetage que constituent et de travailler avec eux plutôt que contre eux. Chaque groupe humain, explique encore l’auteur, oblige ses membres à respecter les mythes et normes qui lui sont propres, des « bergers » étant chargé de rappeler à l’ordre quand l’un ou l’autre prétend y échapper. Des rituels sont mis en oeuvre pour permettre à chacun de les intégrer. Ce sont d’abord les rituels d’accueil qui consistent à aménager une place au nouveau venu et à faciliter son apprentissage. Mais, c’est aussi, ces rituels d’inclusion qui tentent de redéfinir d’une manière un peu plus contrainte l’identité du nouvel arrivant. C’est le cas à l’armée ou dans les prisons ou encore dans les hôpitaux, mais aussi dans beaucoup des établissements socio-éducatif où tout est fait pour couler le nouveau venu dans le moule. Ces mécanismes sont assez incontournables. Tout l’art éducatif ou thérapeutique consiste alors à acquérir une sensibilité suffisante au mythe de l’autre et d’instaurer une contagion réciproque. C’est d’une conflictualité suffisamment dynamique entre les différents groupes d’appartenance que peut émerger une authentique subjectivité qui puisse s’émanciper d »’une trop grande dépendance. Or, les modèles standards d’approche de l’autre relèvent plus de la tentation de le rigidifier et de le simplifier dans une représentation superficielle et sommaire, la prédictibilité de ses comportements étant d’autant plus facile qu’il sont appréhendés loin de leur complexité. La systémique de la pratique que revendique l’auteur propose une approche qui permet de comprendre les (dys)fonctionnements des équipes et des relations à l’usager tournant délibérément le dos au réductionnisme (prise en compte d’un seul sujet à la fois), au positivisme (illusion d’une transparence du sujet à lui-même) et à la linéarité (recherche centrée sur le rapport de cause à effet).

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°571 ■ 05/04/2001