Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique

STIEGLER Barbara, Éd. Gallimard, 2019, 336 p.

Mais d’où vient ce sentiment diffus, mais généralisé, d’un retard impliquant la nécessité d’évoluer, en s’adaptant aux mutations d’un nouvel environnement instable, complètement changeant et ouvert ? Barbara Stiegler fait remonter la généalogie de cet impératif à l’américain Walter Lippmann. Sans y voir là l’unique source d’un néolibéralisme aux expressions multiples, elle met à jour une idéologie dont bien des discours contemporains semblent s’inspirer. La grande dépression des années 1930 avait ruiné la conception libérale classique faisant la promotion d’un marché harmonisant spontanément et naturellement les interactions sociales et économiques et refusant toute intervention de l’Etat. Lippmann renouvelle cette conception du monde, en appelant la puissance publique à instaurer des règles garantissant une concurrence loyale et non faussée sur un marché mondial et ouvert, mais aussi à resynchroniser l’être humain pour que, par une innovation permanente personnelle et intime, sociale et politique, il se réadapte aux rythmes de la Révolution industrielle. Lippmann présente l’évolution comme un flux homogène et graduel, tout ralentissement apparaissant comme rétrograde et retardataire, devenant le symptôme négatif d’une déficience. Alors qu’elle est toujours buissonnante (car explorant une multitude de directions à la fois cohérentes et divergentes), hétérogène (et donc incompatible avec un prétendu et mythique rythme uniforme) et imprévisible (chaque potentialité pouvant emprunter une direction différente). Lippmann enjoint de corriger les décalages anthropologiques de l’espèce humaine avec le contexte dans lequel elle évolue. Il n’interroge jamais les modifications que la société peut apporter à ce contexte pour l’adapter aux besoins de l’espèce : tout processus évolutif ne se réduit pas à une soumission passive aux exigences de son environnement, mais elle implique aussi la transformation du milieu. Lippmann préconise une politique publique invasive en matière éducative, culturelle et sanitaire avec pour objectif de transformer les dispositions et comportements dans une seule direction : rendre les individus flexibles, performants et adaptables à l’accélération du changement économique. Face à de tels dressages et conditionnements, l’émancipation passe par la prise de contrôle de sa propre vie, en pouvant redéfinir en continue ses fins et ses moyens.

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1303 ■ 19/10/2021