L'antiterrorisme, un défi pour les travailleurs sociaux

HAMIMID Sabrina, Éd. érès, 2023, 184 p.

Décidément, pris de court face à la radicalisation, les autorités françaises n’auront cessé de monter des usines à gaz. Sabrina Hamimid en retire de salutaires leçons.

Personne n’avait vu venir cette vague de 5 500 Européens candidats au Jihad en Syrie et en Irak. Bilan : 1 400 y sont morts, 2 500 sont portés disparus, 1 600 en sont revenus.

Un véritable catalogue de plans gouvernementaux se sont alors succédé pour répondre à cette menace venue frapper à plusieurs reprises le territoire français : PLAT en 2014, PART en 2016, PNPRPP début 2018 et PACT six mois plus tard. Un R rajouté au CIPD, un site internet, un numéro vert, un COSPRAD par-ci, un GED par-là, sans oublier des équipes mobiles … (1) Une gigantesque unique à gaz !

Le travail social a été appelé à la rescousse. Il n’était pas possible de n’user que de la répression. Il fallait aussi penser à la réinsertion des près de 500 personnes de retour du front, détenues dans les prisons françaises. Des crédits ont été débloqués. Les appels d’offres se sont multipliés. Des structures ont poussé comme des champignons. Des services ont été montés à la hâte. Des expérimentations ont donné le meilleur comme le pire. Résultat : beaucoup d’amateurisme et de précipitation.

Sabrina Hamimid nous en propose ici une description précise et détaillée, un véritable état des lieux. Son témoignage est précieux, elle qui a participé à deux des dispositifs élaborés : les binômes de soutien et le Centre recherche intervention sur les violences extrémistes (RIVE).

D’abord, donc, les binômes. L’ attentat contre Charlie ayant été perpétré par des terroristes radicalisés en prison, l’administration pénitentiaire se décida alors de recruter des équipes composées d’un psychologue et d’un travailleur social. Chaque binôme fut chargé d’intervenir en soutien aux personnels pénitentiaires, déstabilisé face à un public dont ils ne réussissaient pas à identifier le degré supposé de dangerosité. Si toute action violente commence par une radicalisation, toute radicalisation ne conduit pas à une action violente.

Rapidement, des rivalités de pouvoir ont émergé, quant au contrôle et à la maîtrise de ce qui devait être mené. Le Service de probation et d’insertion pénitentiaire se sentit concurrencé. Les Syndicats accusèrent ces dispositifs de drainer une bonne partie les crédits disponibles.

La hiérarchie se mit à l’affût de renseignements pouvant lui être fournis. La confidentialité fut mise à mal et la transparence interrogée. Les travailleurs sociaux couraient le risque d’apparaître comme des balances ou des indicateurs de police.

Ce sont deux univers antinomiques diamétralement opposés qui se rencontrèrent. Ethique, déontologie, culture, pratiques professionnelles : tout les opposait. Coercition contre adhésion. Contrainte contre demande d’aide. Suspicion contre confiance. Sanction contre insertion. Très vite, nombre de psychologues et de travailleurs sociaux démissionnèrent.

Quant au second dispositif décrit par Sabrina Hamimid (RIVE), il opposa lui aussi deux mondes : toujours celui du travail social, mais cette fois-ci confronté aux chercheurs. Un aéropage pluridisciplinaire de scientifiques avait été initialement sollicité pour élaborer un programme complet de prise en charge individualisée. Criminologues, juristes, psychologues cliniques, islamologues avaient travaillé ensemble … en excluant les savoirs pratiques issus du terrain !

En ressortit un manuel de 400 pages présentant l’architecture, les objectifs, les méthodes et les outils d’évaluation à appliquer. Aucune régulation, aucun ajustement, aucune mutualisation entre théoriciens et professionnels de terrain n’avaient été prévus, ni initiés par la suite. Tout était censé être dans le manuel !

Au bout de deux ans, le marché attribué à RIVE ne sera pas renouvelé. Les dysfonctionnements, les aberrations et les divergences entre les attentes des uns et celles des autres ne seront jamais réglés ! Tout ça pour ça ?

Loin d’une quelconque amertume l’auteur parle avec bienveillance du travail accompli. Elle l’illustre par dix récits d’accompagnements des plus explicites. On y voit l’action menée auprès des personnes accompagnées : développer leur esprit critique ; les inciter à une pratique religieuse déradicalisée ; les aider à une insertion malgré la stigmatisation due à l’étiquette terroriste.

L’auteure conclue en appelant à la rencontre incontournable entre professionnels venant d’horizons si différents. Ce croisement nécessitant toutefois deux conditions : accepter de bousculer ses repères et de se réinventer pour produire des pratiques communes inédites. Manifestement l’interdisciplinarité a encore beaucoup de progrès à accomplir ! 

(1) Pour les amateurs d’acronymes, voilà leur signification : Plan de Lutte Anti Terroriste/Plan d’Action contre la Radicalisation et le Terrrorisme/Plan National de Prévention de la Radicalisation : Prévenir pour Protéger/ / Plan d’Action Contre le Terrorisme/ Comité Interministériel de Prévention de la Délinquance et de la Radicalisation/ Conseil Scientifique sur les Processus de Radicalisation/ Groupe d’Evaluation Départementaux