Le travail social a-t-il encore un sens?

DESHAIES Jean-Louis, Éd. Verone, 2025, 561 p.

Que faire, à l’issue de cinquante ans de carrière ? Un livre, bien sûr. Il serait dommage qu’une si longue expérience ne fasse pas l’objet d’une transmission.

Jean-Louis Deshaies n’en est pas à son coup d’essai. Ses précédentes publications traitaient du management. Cette fois-ci, il livre aux lecteurs une somme, sorte de testament sur les valeurs auxquelles il croit plus fort que tout : l’éthique, les valeurs et le sens du travail social.

Convenons tout d’abord qu’il sait de quoi il parle. Pendant 25 ans, il a gravi les échelons, engrangeant les connaissances et le savoir-faire à chacun d’entre eux : éducateur stagiaire, puis spécialisé, chef de service, directeur adjoint, puis directeur. A l’heure où bien des têtes d’œuf sortent d’école supérieure, prompts à faire la leçon aux professionnels, sans n’avoir jamais vu un usager, sauf de loin, cela pose son homme !

Au bout de vingt-cinq ans, Jean-Louis Deshaies a bifurqué en créant son cabinet EDDICIO-Conseil en Management et en Stratégie. Pendant les 25 années suivantes, il a exercé comme consultant, formateur, médiateur et conférencier. Il est insatiable et incollable sur les questions d’évaluation, d’amélioration de la qualité, de mises en œuvre de projets…

Sa démarche est résolument militante. Tournant le dos au dénigrement de ces outils, il revendique leur appropriation et leur utilisation par les équipes, par les directions, par les conseils d’administration, mais aussi par les usagers pour en faire un outil continu au service des pratiques professionnelles. Il est possible de les utiliser pour stimuler une réelle dynamique collective, proclame-t-il avec d’autant plus de conviction qu’il les a pratiqués.

Des dérives actuelles, il en est bien conscient. Sans aucune ambiguïté, il dénonce avec force la logique entrepreneuriale en vigueur aujourd’hui qui privilégie la quantité sur la qualité, l’efficience sur l’efficacité, l’idéologie sécuritaire sur la prise de risque, les protocoles et autres procédures qui passent avant l’humain, des cases à cocher sur la réalité de terrain, le formatage sur l’authenticité, le cadre sur la spontanéité.

Sa conviction, c’est qu’il est possible de faire autrement. Ses méthodes, il les a appliquées sur le terrain. Son livre regorge de tableaux, de synthèses, de développements conçus, expérimentés et améliorés au cours des décennies. Toutes ces illustrations pourraient s’avérer absconses au lecteur novice ou à celui qui n’a nulle intention de se lancer dans le métier de consultant conseil.

Heureusement, l’auteur déploie les principes cardinaux qui ont guidé son action. Et là, se concrétise une philosophie qui répond à toute une série de questions lancinantes. Comment réussir à ce que les évaluations ne se réduisent pas à la mesure du degré de conformité à un modèle prédéfini ? Comment faire en sorte que ses objectifs dépassent l’horizon économique du prix de journée ? Comment les protocoles normatifs préétablis peuvent-ils être utilisés sans nuire à une féconde innovation ?

Sans prétendre être exhaustif (car le livre est riche de conceprs), citons quelques-unes des approches préconisées par l’auteur. Appliquer un management participatif qui privilégie la concertation, la remise en cause réflexive réciproque et l’approche proactive, sur celui descendant et directif. Organiser un diagnostic partagé à tous les niveaux de l’action sociale entreprise. Procéder à l’évaluation des effets d’une action non pour les usagers, mais avec eux. Coconstruire les objectifs et leurs indicateurs de réussite avec tous les acteurs concernés.

Mais aussi : préférer la logique systémique (qui se centre sur les interactions) à la logique cartésienne (qui dissocie et découpe). Passer du registre de l’obéissance à celui de la coresponsabilité. Penser le paradoxe (une chose et son contraire), plutôt que de l’opposition antagoniste. Renoncer à la performance productiviste en lui préférant la mise en phase avec les finalités visées. Bannir la notion de changement (en rupture avec le passé), au bénéfice de progrès collectif (dans la continuité).

Reste à savoir si ce livre-fleuve constituera le chant du signe de la résistance face à la marchandisation conquérante du social ou s’il contribuera à (r)éveiller des consciences et convaincre les bonnes volontés à prendre le relai de la préservation du sens en travail social. Il restera, en tout cas, comme un repère de ces valeurs que nous sommes nombreux(ses) à défendre.