Croire à l’incroyable

SMAÏN Laacher, Éd. Gallimard, 2018, 184 p.

Ils lui reviennent en mémoire ces visages et ces mots, ces cris et ces pleurs bruyants ou discrets des requérants. Il a dû s’y faire à ces rites, ces procédures, ces règles écrites et non écrites, ces places, ces rôles, ces interactions de l’audience. Quand le sociologue Smaïn Laacher devient juge assesseur de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), il mesure très vite la dissymétrie culturelle de cette juridiction qu’un gouffre sépare d’avec l’expérience vécue par ceux qui se présentent devant elle. Ils ont tout perdu, alors qu’ils avaient une famille, une maison, un emploi. Les magistrats ont à se prononcer, en appel, sur les recours formés après une décision de l’OFPRA rejettant la protection juridique au titre de la persécution d’un étranger dans son pays d’origine. Deux préoccupations les guident : vérifier le respect du cadre juridique et établir la crédibilité des faits qui leur sont soumis. Les questions humiliantes, l’attention flottante, les manquements à la pudeur qui parcourent les audiences (38 374 en 2015) contraignent à rendre dicible une vie de malheur, puis de la rendre audible aux oreilles de la Cour, sans qu’aucune enquête de terrain ne puisse l’éclairer. Et comme personne ne peut distinguer entre les vrais et les faux réfugiés, il ne reste plus aux juges que la confiance qu’ils accordent aux témoignages. Mais, comment réussir à démontrer et à convaincre en quelques minutes, sans maîtriser ni les règles, ni la langue, quand une preuve peut être soupçonnée et son absence être déplorée ? Le requérant n’a rien d’autre à présenter que le récit qu’il tient sur lui. Et plus l’authenticité est attendue, plus il est tenté de fabriquer une preuve recevable, car cohérente et vraisemblable. L’errance passée à fuir l’adversité est alors suspendue à la décision bienveillante d’un tribunal.

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1271 ■ 14/04/2020