Éloge de l’insuffisance. Les configurations sociales de la vulnérabilité

BARREYRE Jean-Yves, Ed. érès, 2014, 279 p.

Si la question sociale portant sur les laissés pour compte de la société industrielle a constitué la problématique centrale du 19ème siècle, la question médico-sociale aura été la préoccupation principale du siècle suivant. Les milliers de mutilés de la première guerre mondiale et la mobilisation, après la seconde, des grandes associations de parents d’enfants porteurs de handicap y auront largement contribué. Tournant le dos à la philosophie utilitariste qui mesure le degré d’appartenance de chaque personne à la communauté, en fonction de sa capacité à lui être utile, la société française a fait de l’insuffisance un phénomène universel, partie intégrante de la condition humaine et de l’étroite interdépendance de ses membres, un principe du vivre ensemble. Pour autant, le rapport au handicap a progressivement glissé de la réparation (début du XXème siècle), à l’adaptation (milieu du XXème siècle), puis à la compensation (fin du XXème siècle). Les politiques sociales qui cherchaient auparavant à réduire l’exclusion dont souffraient les victimes de déficience, tendent dorénavant à s’attaquer aux discriminations produites par les obstacles situationnels, en créant des facilitateurs contextuels permettant de les supprimer. Cette opposition entre le désavantage individuel et les caractéristiques environnementales apparaît limitative, tant les deux facteurs s’interpénètrent : on n’a pas à choisir entre un sujet aux droits vulnérable et un sujet vulnérable de plein doit. Jean-Yves Barreyre s’attache à cerner des populations situées en marge des dispositifs médico-sociaux, rendues invisibles et trop souvent oubliées, alors qu’elles sont pourtant au cœur de la question de la vulnérabilité dans notre société. Ce sont ces aidants familiaux prenant en charge des adultes porteurs de handicap ou vieillissant, suppléant aux aides officielles et aux ressources absentes. Ce sont ces personnes souffrant d’insuffisance, mais mettant à distance les soutiens qui leur sont proposés, car les vivant comme autant de stigmatisations. Ce sont ces jeunes en grande difficulté, aux comportements hors-norme et capables du meilleur comme du pire, fuyant toutes les institutions ou exclues par elles, car trop imprévisibles. Ce sont ces personnes atteintes de polyhandicap ou d’autisme lourd dont la spécificité de « l’être au monde » est bien trop souvent délégitimée, parce que la lenteur et le silence sont vécues comme un abîme de désocialisation dans une société de vitesse fonctionnant sur l’image, le son et les contacts instantanés. Se positionner en dehors de l’offre de service, mobiliser des compétences et des savoir-faire en marge du social, ne pas se montrer capables de se faire entendre, se décaler de la vie sociale sont les révélateurs des failles de l’affiliation sociale et de la chaîne d’interdépendance propre à l’espèce humaine.

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1178 ■ 04/02/2016