J’ai marché sur la planète ESAT. Le face à face culturel

BAYLON Julian, Éd. Coëtquen, 2023, 223 p.

Recruté pour son profil de gestionnaire, Julian Baylon est passé d’un poste de directeur financier d’un groupe multinational à la direction d’un Etablissement et service d’aide par le travail (ESAT). Le récit qu’il nous en fait est à la fois rassurant et stimulant.

D’un côté, le challenge et la performance, la productivité et la rentabilité, le business model et le benchmarking. De l’autre, la verbalisation et la temporalité, la chronicisation et le cognitif, le transfert et la décompensation. Manager des profils contre accompagner des personnes, s’adresser à un client contre soutenir un usager, rentabiliser une production contre insérer par la production.

Deux langues vernaculaires s’opposent, s’affrontent, se contredisent, car venant d’univers antinomiques. Deux alphabets qui n’induisent pas la même posture. On gère une entreprise pour atteindre des objectifs économiques et générer des bénéfices. On gère un ESAT pour permettre à des personnes fragiles et vulnérables d’accéder à plus d’autonomie.

En prenant son poste, Julian Baylon nourrissait des ambitions propres au secteur lucratif. Faire évoluer les pratiques et encourager l’innovation, rationaliser les méthodes de production et diversifier/pérenniser la clientèle. Et puis son logiciel a quelque peu changé : s’adapter aux difficultés cognitives et à la fatigabilité des travailleurs handicapés ; positionner le curseur sur une graduation adaptée à leur pathologie ; équilibrer la production et le soutien dans l’accompagnement qui leur est proposé.

C’est à partir de l’ignorance du secteur qui était la sienne qu’il a pu, en toute humilité, s’acculturer aux valeurs du travail protégé. Accepter de ne pouvoir apporter une réponse cartésienne à toute question posée. Composer avec les activités non rentables. Renoncer à plaquer les outils de gestion standards sur le médico-social. Comprendre qu’une structure de socialisation par le travail ne peut devenir une source de profit.

Certes, il a réussi la synthèse entre recherche d’économies/bonne gestion et préservation de l’éthique. Effectivement, il s’honore d’avoir articulé le savoir d’expérience des moniteurs d’atelier et une gestion plus contemporaine de l’organisation. Mais, ce qui marque le plus dans son parcours, c’est le regard lucide et pertinent qu’il pose sur les dysfonctionnements néo-libéraux du secteur.

Ainsi, de l’utopie de son prétendu rôle de passerelle avec le monde de l’entreprise. Un établissement lucratif dispose de moins en moins de ces tâches non-qualifiées qui conviennent aux travailleurs handicapés. Leur nécessaire accompagnement y est rare. Les conditions de travail sont âpres pour les plus fragiles d’entre eux. Rien d’étonnant à ce que la plupart refuse d’autant plus de tenter l’aventure, qu’en cas d’échec leur place en ESAT ne leur est pas gardée.

Ainsi, de cette dotation régionale limitative et opposable récemment instaurée. Cette contrainte financière bloque toute augmentation de budget. Quel que soit le projet envisagé, rien n’est possible, ni envisageable. Les perspectives sont étouffées par des enveloppes financières prédéterminées ne laissant aucune marge de manœuvre.

Ainsi, de cette rémunération des travailleurs handicapés bien peu encourageante. Constituée de l’aide au poste versée par l’Etat et de la partie attribuée par l’ESAT, elle est complétée par l’allocation d’adulte handicapé. Mais cette AAH n’est pas cumulative, mais différentielle, se réduisant proportionnellement à ce que verse l’établissement.

Ainsi, de cette reconnaissance du handicap psychique qui a eu pour conséquence l’afflux d’un nouveau public au sein des ESAT. Certes, le potentiel de ces travailleurs est bien supérieur à celui des personnes souffrant de déficience intellectuelle qui y sont traditionnellement accueillies. Mais la gestion de la maladie mentale ne relève pas des mêmes compétences et peut perturber l’équilibre de l’équipe.

Ainsi, de l’articulation entre moniteurs d’atelier et éducateurs spécialisés des structures d’hébergement. Les premiers, souvent formés sur le tas à partir d’un CAP/BEP, sont trop souvent dépréciés par les seconds à niveau Bac+3. Ils se croisent sans se rencontrer, ayant des horaires décalés. Quand les uns travaillent, les autres sont en repos.

Ainsi, de l’accompagnement proposé par l’ESAT qui s’arrête au moment de la retraite. Le travailleur handicapé dont l’utilité de soutien a été reconnu comme nécessaire, tout au long de sa vie professionnelle n’en aurait plus besoin, dès lors où il cesse son activité ! Avant, on se tient à ses côtés, après il se débrouille seul …

Dans un style plein d’humour et une écriture élégante, Julian Baylon égrène des chroniques comme autant de cartographies, de coupes transversales et de carottages d’une réalité trop ignorée. De son parcours atypique, il retire un profond attachement à ces travailleurs handicapés dont la rencontre l’a profondément changé. Il nourrit un vibrant hommage à tous ces professionnels qui prennent soin des plus fragiles. Et au final, il promeut une défense sans concession de ce qui fait l’ADN des ESAT.

Comment ne pas conclure sans citer la page 133 ?« Même si les politiques d’inclusion sont à l’œuvre, ces personnes doivent se contenter de la place qu’on leur désigne dans la société et pas celle qu’elles pourraient choisir » Voilà qui est dit et bien dit !