Anthropologie de la douleur

David LE BRETON, Mataillié, 1995, 233 p.

David Le Breton nous livre ici un superbe essai sur le thème de la douleur.

Il y a comme un paradoxe de parler d’une réalité qui, si elle représente l’expérience humaine la mieux partagée, n’en reste pas moins un échec radical du langage. En effet, en morcelant l’unité de l’individu, elle crée une distance telle qu’elle immerge sa victime dans un univers inaccessible à tout autre. La douleur  dite ne peut  jamais être la douleur vécue. Pour comprendre l’intensité de ce qui est ressenti par l’autre, il faudrait devenir l’autre. Or, l’homme qui souffre se retire en soi et s’éloigne de l’autre: « la douleur aiguise le sentiment de solitude et contraint l’individu à une relation privilégiée avec sa peine » (p.31)

Dans le même temps, toutes les sociétés humaines ont intégré cette dimension dans leur vision du monde. Systèmes philosophiques et religions, tant occidentales qu’orientales, l’ont placée au coeur de leur métaphysique. Qu’il s’agisse d’arracher l’homme à ces affres, de les transcender ou encore de les élever comme l’opportunité du salut et le plus court chemin vers le paradis, ce dont il est question c’est bien pour l’homme de subordonner sa condition plutôt que de lui être soumise.

Cette notion tour à tour profondément intime et éminemment culturelle est explorée avec talent et bonheur par  David Le Breton: « entre l’excitant et le perçu, il y a toute l’épaisseur de l’individu en tant que singularité, histoire, appartenance sociale et culturelle » (p.111). Ce qui compte avant tout, c’est bien la signification qui est donné à ce qu’elle vit par la personne qui souffre, le sens que cela revêt pour elle. Il y a au départ la prégnance de l’éducation: le garçon qu’on incite à serrer les dents, la fille dont on tolère plus les plaintes et les épanchements. Puis vient l’influence de la culture d’origine: relation immédiate à la douleur ou intériorisation. Comptent aussi les circonstances: un bras arraché n’aura pas les mêmes répercussions s’il s’agit d’un accident du travail ou d’une blessure de guerre. L’origine sociale est importante dans ce vécu: pendant longtemps, la résistance à la douleur fut un étalon de mesure du monde ouvrier. L’expérimentation, enfin, joue un rôle non négligeable: la familiarité à la douleur trempe le caractère et incite à ne pas s’y arrêter. A l’inverse, une vie menée loin de toute adversité  peut contribuer à rendre pénible la moindre anicroche.

Mais, la douleur constitue aussi le support de multiples usages sociaux. Cela peut être tout d’abord l’arme du pouvoir dans son désir de soumettre le comportement d’autrui. Ainsi, les châtiments corporels dans l’éducation qui cherchent à faire plier un enfant considéré comme inachevé ou impur. C’est aussi la torture qui vise à briser la personnalité et à écraser toute pensée autonome. Et puis, il y a ces rites d’initiation des sociétés primitives au cours desquels la souffrance dépasse de loin les simples nécessités de la cérémonie. Véritable inscription de la Loi de la communauté sur le corps de l’initié, elle peut atteindre des sommets d’abomination qui marquent néanmoins l’entrée dans la communauté adulte.

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°349 ■ 18/04/1996