Les couleurs du silence, le mutisme des enfants de migrants

Zerdalia K. S.  Dahoun, Calmann Lévy, 1995, 258 p.

Il n’y a rien de plus déroutant que ces enfants plongés dans le plus profond mutisme. Ils sont capables de parler mais ne communiquent pas. Et rien ne semble pouvoir leur permettre de sortir de cet état.
Nous sommes tous les héritiers de Jean Itard qui employa tous les moyens pour démutiser l’enfant sauvage, y compris les plus choquants (tels l’enfermement dans le noir ou l’aveuglement par un masque solidement fixé, afin de privilégier la parole entendue et parlée). Le célèbre médecin parisien avait au moins l’excuse de son siècle. Ce qui n’est pas le cas de certains comportementalistes américains qui pour forcer la parole d’une enfant n’hésitèrent pas de la menacer d’une piqûre chaque soir si elle ne se débloquait pas: mais c’était pour son bien ...
D’où nous vient donc cet acharnement ? Parler, c’est le premier signe d’humanité. Se taire, c’est apparaître non-coopérant, résistant, voire hostile. L’interlocuteur se sent agressé. L’angoisse et l’intolérance que cela suscite en lui sont telles qu’au lieu de chercher à comprendre, il va essayer de vaincre cette opposition de celui qui se tait. Et pourtant, l’enfant apprend à échanger et à inter-agir bien avant de prononcer ses premiers mots. « On peut sans parler se dire beaucoup de choses » explique Zerdalia K. S. Dahoun. Avant de devenir pédiatre et de s’occuper plus particulièrement des enfants mutiques issus de l’immigration, l’auteur a connu elle-même l’expérience de grandir entre deux cultures. C’est d’une façon d’autant plus empathique qu’elle est donc entrée en communion avec ses petits patients, que son propre roman familial rentrait particulièrement en écho avec le leur. Etre partagé entre la réalité vécue dans un pays et  les racines familiales implantées dans un autre peut parfois être très lourd. « L’Algérie c’est mon pays de toujours et la France mon pays de tous les jours »: cette formule d’une petite fille, rapportée par l’auteur résume fort bien cet écartèlement. Bien sûr, tous les enfants de migrants ne sont pas condamnés au silence. Ce sont plutôt les familles qui vivent refermées sur elles-mêmes qui courent ce risque. Les mères sont alors souvent déprimées et isolées, les pères ont une image dévalorisée. Le mutisme constitue dans ces situations autant de moyens de cohésion et de protection. Il peut s’agir de contenir les pertes dues à l’immigration notamment la rupture dans la continuité du fil des générations. La culture d’origine étant souvent de tradition orale, ne pas parler, c’est aussi contribuer à ne pas réactiver la douleur du départ. Mais ce silence  peut aussi constituer une résistance à l’acculturation, comme une ultime fidélité à la langue maternelle menacée et vouée à l’oubli.  Cela peut encore être le produit d’une relation fusionnelle et symbiotique: refus de l’agressivité orale qui serait projetée sur la mère.
Au travers de nombreux exemples tirés de sa pratique professionnelle, l’auteur plaide pour une action transculturelle. Il ne s’agit ni d’écraser la langue d’origine, ni de cantonner le migrant dans la gangue immuable de ses traditions, mais bel et bien d’établir un pont entre les différentes cultures dans un esprit d’ouverture et de tolérance. Les enfants qui se situent à leur carrefour ne s’y retrouveront que mieux.
 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°343 ■ 07/03/1996