La seconde vie des bébés morts

MEMMI Dominique, Ed. EHESS, 2011, 206 p.

La tradition a longtemps voulu que l’on fasse disparaître le corps d’un bébé mort, qu’on place sa mère sous sédatif et qu’on l’incite à oublier et à en faire un autre. Entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 1990, une mutation essentielle est intervenue dans le secteur hospitalier, sous l’influence de la psychanalyse : le petit corps jusque là caché aux yeux de ses parents, leur fut d’abord présenté, puis habillé. Le geste consistant à toucher l’enfant décédé, à le prendre dans ses bras, à le bercer, à le recoucher, voire à le photographier devait leur permettre d’accéder plus facilement à une identité de parent, avant de pouvoir en faire le deuil. La mise en représentation physique devait prendre le pas sur la représentation verbale et symbolique. La rapidité, la radicalité et l’intensité de ce changement font l’objet, ici, d’une déconstruction méthodique de la part de Dominique Memmi qui cherche non à remettre en cause ces pratiques, mais à en comprendre les fondements théoriques. Le constat est d’abord clinique : rien ne justifie ni scientifiquement, ni statistiquement cette démarche. Toutes les études, quant au devenir des parents endeuillés, démontrent qu’ils ne vont ni mieux, ni plus mal, après avoir pu regarder ou non leur bébé mort. Aucune demande significative n’a jamais émergé de leur part. C’est bien plus la conviction des soignants et des psychologues hospitaliers, persuadés que garder un souvenir visuel, matérialiser la perte, donner un corps à pleurer est essentiel, qui les décide à se plier à ce nouveau rite. La rapide popularisation de ce nouvel usage a fini par transformer cette hypothèse en une véritable norme, très vite naturalisée et dépouillée des aspects sociaux et culturels, historiquement construits : « la souffrance suscitée par une perte d’enfant devenant un universel, les manières d’y faire face tendent à le devenir aussi, par delà le temps et l’espace » (p.141). Dominique Memmi replace cette évolution des mentalités dans un contexte marqué par l’instauration de l’autocontrôle procréatif et la baisse de la mortalité infantile, par la lente mais résolue délégation aux individus du devenir de leur corps et l’ardente obligation faite aux mères de désirer l’enfant qu’elles engendrent et d’engendrer envers et contre tout, l’enfant qu’elles ont désiré. Le compromis entre la désincarnation de jadis et la tentation de réincarnation contemporaine constitue une entreprise normative cherchant à combler la souffrance psychique et identitaire des parents. Pourtant, il reste un domaine où cette démarche est inconcevable : ce sont les services pratiquant l’IVG. Seuls les opposants à ce droit osent exhiber des fœtus et autres embryons. Comme quoi, la dépouille mortelle peut être utilisée à bien des desseins contradictoires.

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1092 ■ 07/02/2013