Bruno Bettelheim, une vie

Nina Sutton, Stock, 1995, 758 p.

Bruno Bettelheim, le célèbre psychanalyste, le directeur de l’Ecole Orthogénique de Chicago pendant près de trente ans, le penseur empreint d’humanité et de pédagogie active, serait-il en fait un imposteur ? La presse lui rend un vibrant hommage lorsqu’en 1990, l’homme se suicide. Mais l’encre des nécrologies flatteuses à peine sèche, une violente campagne de presse le traîne dans la boue.

Nina Sutton nous propose ici une biographie monumentale qu’elle a mis cinq années à écrire. On y suit Bruno Bettelheim de sa naissance dans cette Vienne du début du siècle, foisonnante d’idées et de personnalités, à la progressive déchéance physique qui l’amènera à commettre son geste fatal en passant par les camps de concentrations de Dachau et Buchenwald et son émigration à la veille de la guerre aux Etats-Unis où il s’imposera progressivement comme une éminence incontournable donnant son avis sur tout. La finesse de ses analyses éducatives tranchera d’ailleurs avec ses prises de position ultra-conservatrices (comparaison de la révolte des étudiants de 1968 aux jeunesses hitlériennes, soutien à la guerre du Vietnam puis plus tard à Ronald Reagan, ...). Mais l’essentiel de son oeuvre consiste bien dans l’action quotidienne au service des enfants autistes. La pédagogie psychanalytique qu’il leur applique semble emporter un certain succès sur eux et apporte en tout cas une grande renommée au Docteur B. Pourtant, l’une des accusations les plus terribles à lui avoir été portées par d’anciens élèves concerne ses comportements à certains moments d’une extrême brutalité. De véritables crises de rage l’amènent alors à battre les enfants et à les insulter, ce qui lui valut d’ailleurs le surnom de « Béno Brutelheim ».

La brutalité, Bruno Bettelheim sait ce que c’est. Il l’a subie de plein fouet lors de sa déportation dans les camps de concentration. Il a vécu et décrit ces humiliations, ces coups, ces tortures visant à briser les prisonniers, à noyer l’individu dans la masse, à le dépersonnaliser et à détruire en lui toute capacité d’autodétermination. C’est dans cette effroyable expérience qu’il a puisé pour trouver les ressorts permettant de percer la carapace des jeunes autistes. Alors, dans une terrible compulsion de répétition, Docteur B. aurait-il reproduit ce qu’il avait subi ? Son attitude serait-elle donc à l’opposé de ce qu ’il n’a jamais cessé de préconiser ? La biographie de Nina Sutton montre bien l’aspect contradictoire des témoignages portant sur cet aspect d’un personnage si controversé. Elèves et professionnels n’arrivent pas à emporter la conviction ni quand ils l’attaquent, ni quand ils le défendent. Il semble surtout être l’objet d’un fantastique enjeu passionnel et polémique dont la vérité n’est sans doute pas prête de sortir. Certaines certitudes toutefois s’imposent: omniprésent et omnipotent, c’est en véritable patriarche de tribu que Docteur B. officiait. Ce n’est pas l’amour des enfants qui le faisait agir mais la mission qu’il s’était assignée: aider ceux qu’on lui avait confiés à sortir de leur enfermement et à devenir des individus autonomes et responsables. Son charisme et ses méthodes ont poussé les uns à l’aduler, les autres à le haïr. La violence contre les enfants de l’Ecole était interdite sous peine de renvoi. Seul Bettelheim s’arrogeait ce rôle: « Ici, je suis le grand méchant loup » aimait-il dire ! Garant de la discipline, il était le recours dès que la situation devenait ingérable. Sa violence qui n’était pas systématique, il la voulait sélective et la défendait en affirmant qu’en polarisant l’agressivité de l’enfant et en orientant sa colère sur l’extérieur, il s’agissait de contribuer à le faire sortir de son enfermement. « Je préfère mille fois qu’il me haïsse moi, plutôt que de se haïr lui-même ».

Faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain ? Ce qui a été adoré hier doit-il être brûlé aujourd’hui ? Laissons aux américains cette pratique qui leur est si commune. Contentons-nous d’aborder cette personnalité dans toute sa complexité en sachant reconnaître tant ses ombres que ses lumières.

 

Jacques Trémintin –LIEN SOCIAL ■ n°319  ■ 14/09/1995