Génération Dolto

 PLEUX Didier, Odile Jacob, 2008, 250p.

« Il ne faudrait pas que les auditeurs, ceux qui m’écrivent comme ceux qui m’écoutent et ceux qui vont lire ici mes réponses, s’imaginent que je suis dépositaire d’un vrai savoir, qu’ils n’auraient pas à mettre en question » affirmait Françoise Dolto en 1989. Fort de cette autorisation à revisiter l’œuvre de la psychanalyste, Didier Pleux nous propose un inventaire critique tout à fait stimulant. Il ne s’agit pour lui ni de remettre en cause les apports indéniables de cette dame, ni de revenir à sur ce qu’elle a fort justement permis de dépasser, mais d’identifier aussi les dimensions surannées et parfois toxiques de ses affirmations. Oui, Françoise Dolto a bouleversé notre regard sur l’enfance. Oui, elle a marqué par sa profonde humanité les convictions éducatives de ses contemporains. Oui, elle est l’une des pionnières qui a permis la reconnaissance du potentiel de chaque enfant qui devait jusqu’alors obéir et attendre l’âge adulte pour exister réellement. Nous faisons toutes et tous peu ou prou du Dolto, sans forcément le savoir. Quand nous cherchons à développer chez l’enfant sa confiance en lui, en favorisant son autonomie. Quand nous prenons le temps de l’écouter et de décoder ses turbulences et ses souffrances, en lui permettant de s’exprimer. Quand nous prenons conscience de notre tendance d’adulte à lui imposer nos propres désirs, nos propres problématiques, en cherchant à le formater. Mais cela ne doit pas nous aveugler, au point de refuser de replacer cette pensée dans un contexte et dans une théorie marquée par son époque. S’opposant à l’autoritarisme dominant, Françoise Dolto a largement contribué à sortir les enfants de la seule soumission aux adultes. Mais, on a quand même beaucoup de mal à la suivre, quand elle prétend que les parents n’ont pas à faire preuve d’autorité sur l’enfant, parce que celui-ci sait parfaitement ce qui est bon pour lui. Pas plus, quand elle affirme : « à leur égard, ils n’ont que des devoirs, alors que leurs enfants n’ont vis-à-vis d’eux que des droits, jusqu’à leur majorité. » Aujourd’hui, de telles assertions sont intenables, ne faisant qu’encourager la démission parentale et favoriser le règne de l’enfant-roi et de l’enfant-tyran. Le parent sait aussi ce qui est bien pour son enfant et ne doit pas hésiter parfois à décider à sa place. Françoise Dolto affirme que l’enfant doit être maître de ses comportements et non le produit de l’éducation parentale. Juste revendication que de le placer au centre de la relation, en tant que sujet et acteur qui agit et ne se contente pas de subir. Mais, c’est là aussi oublier que l’autonomie n’est pas donnée d’emblée, qu’elle constitue une conquête qui s’acquière progressivement, au fur et à mesure d’une maturité guidée par l’adulte. S’opposant à la vision de son époque qui ne voyait dans le petit d’homme qu’un tube digestif, Françoise Dolto nous a appris à nous adresser à lui, dans sa globalité et dans sa singularité, en tant que personne à part entière. Pour autant, on ne peut valider son affirmation le présentant comme immature physiquement, mais mature psychiquement : « les enfants savent tout inconsciemment ». En réalité, sa pensée est limitée : il s’avère encore incapable d’élaborer des hypothèses abstraites ou d’établir des relations causales. Les affects l’envahissent fréquemment, la réflexion l’emportant rarement sur l’action. Il ne peut se distancier, par ses propres moyens intellectuels, des stimuli de son environnement. C’est la progression vers l’âge adulte qui lui permettra d’accéder à ces compétences. On doit s’adresser à lui en tant qu’enfant et non en tant qu’adulte en réduction. Françoise Dolto nous a fait découvrir l’importance de ne pas prendre la colère, les blocages, les comportements d’opposition au pied de la lettre, mais d’essayer de discerner ce qu’ils peuvent signifier. Ce qui valait une claque auparavant, entraîne aujourd’hui un dialogue et une tentative de compréhension. Mais, cette quête de sens est vite devenue une manie interprétative : l’enfant fait pipi au lit ? C’est en rapport avec son désir incestueux. Il pleure au milieu de la nuit ? C’est qu’il commence à s’intéresser à la différence des sexes. Il a une angine ? C’est en rapport avec l’angoisse d’abandon. Il souffre d’une otite ? C’est pour ne pas avoir à entendre ce qu’on lui dit. L’enfant a du mal à lire ? C’est parce qu’il est en train d’élaborer son complexe d’oedipe et que dans « lire », il y a lit de ses parents. Toute émotion serait symbolique de l’expression de conflits inconscients. Jamais elle ne serait la manifestation d’un enfant qui refuse la frustration, le produit de l’instinct primaire qui cherche à obtenir satisfaction, le résultat d’un désir d’obtenir ce qu’il veut ? Si l’enfant traduit effectivement au travers de ses demandes sa volonté d’être, il les utilise aussi pour manifester sa volonté d’avoir ! François Dolto a redonné ses lettres de noblesse à la parole, conseillant de mettre des mots sur un ressenti, une peur, une angoisse. Média déjà reconnu pour permettre aux adultes de se libérer de leur souffrance, elle a été parmi les premières à l’appliquer aux enfants. Pour autant, pour incontournable qu’elle soit, cette parole ne saurait se substituer au code familial avec ses lois et ses sanctions. Pour Didier Pleux, Françoise Dolto a toujours réfuté tout comportement permissif. Ses propos cherchaient avant tout à réhabiliter la place de l’enfant. Elle y est arrivée. Mais, aujourd’hui, sa vision d’un enfant en capacité de se réguler par lui-même du moment qu’on lui laisse l’opportunité de le faire hors de tout interdit et de toute frustration, s’oppose à la conception au fondement de notre action quotidienne : celle d’un être encore prisonnier de ses pulsions qui nécessite certes l’amour, mais aussi le soutien, l’intercession et parfois la contrainte de l’adulte pour réussir à grandir.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°904 ■ 06/11/2008