Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions (XVIe - début XIXe siècle)
"Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions (XVIe - début XIXe siècle) "
Jean-Jacques COURTINE, Claudine HAROCHE, Payot, 1994, 304 p.
Le visage est le lieu à la fois le plus intime et le plus public du corps. Il traduit l'intériorité psychologique de l'être humain tout en subissant les contraintes les plus fortes en provenance de l'extérieur.
Les professionnels pour qui la communication représente un outil essentiel, savent par expérience comment le message est beaucoup moins crédible quand les mimiques et les expressions d'un visage indiquent un sens contradictoire à celui énoncé par la parole.
L'ouvrage de Courtine et Haroche consacré justement à l'histoire du visage apporte un recul tout à fait intéressant sur une illustration originale de l'émergence de l'individualité moderne. Il y a d'abord ce rêve tenace qui consiste à vouloir confondre identité et physionomie.
Dès l'antiquité, deux écoles cherchent pour l'une à renvoyer chaque trait morphologique à une qualité psychique, pour l'autre à établir une analogie entre forme physique humaine et animale (celui qui a des yeux de hibou aura les mêmes qualités et défauts que cet animal).
La tradition arabe complètes cette approche par la divination astrologique. Apparue en occident au XIIe siècle, la physiognomonie (l'étude de ce qui fait signe dans le visage) va produire maints traités (étude des yeux, cartographie des grains de beauté...) avant d'être disqualifiée par la montée du rationalisme.
Mais cette discipline renaîtra de ses cendres dès la fin du XVIIIe, après s'être emparée d'outils modernes : la craniométrie étudie alors la forme des crânes, d'autres recherches tendant par l'étude de la charpente osseuse, à donner à l'homme un véritable squelette psychique.
De là à doter la nationalité d'une identité organique, ou à chercher chez l'enfant les signes précurseurs de son éventuel avenir criminel, il n'y a qu'un pas que franchiront un certain nombre d'apprentis-sorciers.
Mais le visage n'est pas seulement étudié de près comme miroir de l'âme.
Il est aussi sculpté et modulé selon un code et des conventions qui s'enseignent. Si l'accent est mis ainsi sur le contrôle des expressions du visage c'est bien que la prégnance de la communauté s'estompe au profit de l'individu qui s'impose petit à petit.
La société ne distingue plus autant l'homme solitaire inquiétant et dangereux de l'homme vivant en collectivité : c'est chacun qui se vit dorénavant comme centre de l'espace social tout en gardant ses distances à l'égard de l'autre afin de préserver son territoire intérieur.
Et c'est justement cet apprentissage de l'articulation entre délimitation de soi et l'échange avec autrui qui constitue les prémisses des formes politiques de la citoyenneté.
Car la société civile est une société, à la fois de parole et de silence, de secret et de dialogue, de dissimulation et de franchise, de retenue et d'échange.
Instrument essentiel de la relation permettant d'exprimer tant la passion et l'emportement que la tempérance et la modération, la maîtrise du visage marque l'avènement de la société moderne.
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°277 ■ 13/10/1994