Le quai de Ouistreham

AUBENAS Florence, Éd. de l’Olivier, 2010, 270 p.

On se rappelle d’elle, comme otage cinq mois durant, en Irak, en 2005. A peine libérée, elle publie le reportage sur l’affaire d’Outreau qu’elle avait presque terminé avant d’être kidnappée (« La méprise » cf. LS n°776). Et puis, la voilà qui informe son entourage de son absence, pour quelques mois, explication peu étonnante, pour un grand reporter. On connaissait Günter Wallraff, ce journaliste allemand qui avait vécu, en 1985, deux ans durant dans la peau d’un travailleur turc (« Tête de Turc »). Françoise Aubenas a décidé, elle, de vivre dans la peau d’un travailleur pauvre. Elle choisit la ville de Caen, cité idéale car ni trop au nord, ni trop au sud, ni trop petite, ni trop grande. Elle se teint les cheveux en blond, mais garde ses lunettes et son patronyme. Cela lui vaudra des questions, mais elle les éludera, en évoquant une homonymie. Persuadée d’en trouver rapidement, puisqu’elle était prête pour cela, elle cherche du travail. Les quinze premières journées s’étirent molles et irritantes, à force d’attente. La conseillère Pôle emploi tique : une femme seule, de plus de 45 ans, sans formation particulière, ni fiche de paie relève de la zone de haut risque statistique, dans un service qui a adopté, depuis quelques années, la culture du chiffre. Les entretiens n’y furent jamais limités. Ils le sont dorénavant : 30 minutes, puis 20 minutes. Ce ne sont plus des travailleurs sociaux qui sont recrutés, mais des commerciaux ! L’auteur finit par répondre à la petite annonce que tout le monde fuit : faire des ménages sur les ferry qui font la navette entre la Grande Bretagne et la France. Bienvenue au club de ces petites mains efficaces mais le plus souvent transparentes qui s’échinent pour notre confort. Ces femmes et ces rares hommes effectuent « des heures », s’éparpillent entre plusieurs missions, très tôt le matin ou tard le soir, quand les salariés ont quitté leur poste ou n’y sont pas encore arrivés, passant autant de temps en déplacement, qu’en temps rémunéré, trouvent rarement un vrai travail. Pour décrocher un marché, les entreprises de nettoyage n’hésitent pas à restreindre la durée impartie ou accroître les tâches à accomplir. Refuser une mission, c’est prendre le risque de ne plus être rappelée. Florence Aubenas nous propose toute une série de portraits sur ces gens de peu qui concentrent toute l’humanité, tant dans ses moments de bravoure que dans ses petites et grandes lâchetés : les vies de Mimi, Thérèse, Luce, Françoise, Marguerite s’ouvrent à nous, le temps d’une lecture. Et puis, il y a ces chefs parfois bien pitoyables et leurs tentatives pathétiques pour régner sur leur personnel. Commencée en février 2009, cette plongée dans le monde des précaires se terminera au mois de juillet suivant, avec l’obtention d’un CDI, échéance que s’était fixée l’auteure.

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1017 ■ 05/05/2011