Quand l’Etat disjoncte

René Lenoir, La Découverte, 1994, 135 p

Cet essai commence très fort par la dénonciation de la montée d’une société productrice d’exclusion. La démonstration est connue mais mérite toujours qu’on la rappelle: entre 1982 et 1992, le Produit Intérieur Brut de notre pays s’est accru d’un quart. Qui s’est enrichi de cette progression non négligeable ? Ce n’est pas le salarié moyen, qui dans la même période s’est vu gratifier d’une augmentation de son salaire de 70 F !  Ce ne sont pas non plus les Rmistes qui ont plus que doublé en cinq ans, ni les chômeurs, eux aussi en constante progression (40% vivant avec 2700 F par mois).  Non, ceux qui ont tiré leur épingle du jeu, ce sont les actionnaires (triplement des valeurs), les propriétaires d’immeuble (35% d’accroissement des revenus) et les travailleurs indépendants (pouvoir d’achat: plus 33%). Tous ces calculs tiennent compte de l’inflation et sont ainsi présentés en Francs constants.

Et René Lenoir de crier à la fracture sociale et aux menaces contre la cohésion d’une société qui devant cette spirale infernale des inégalités est de plus en plus en train de fonctionner à deux vitesses. Voilà ma foi une interpellation digne du célèbre auteur des « exclus » paru en 1974, et du président de l’UNIOPSS.  Pourtant, ce n’était là qu’une illustration  d’une critique bien plus vaste sur les dysfonctionnements d’un Etat que l’auteur a connu de près en tant que Secrétaire d’Etat à l’Action Sociale de 1974 à 1978 (on lui doit la précieuse Loi-cadre sur le handicap datant de 1975). Se trouve ainsi dénoncée toute une série de dérives.

Pour commencer, ce sont les décisions gouvernementales prises à la va-vite sans consultation préalable qui sont la première cible: telles les vagues de délocalisation fin 1991, dont celle de l’ENA dont l’auteur peut d’autant mieux parler qu’il en était à l’époque le directeur.

Il y a aussi cette décentralisation aux effets pervers pour les établissements médico-sociaux, transformés en véritable balle de ping-pong que se renvoient collectivités locales, Etat, et Sécurité Sociale quand il s’agit de les financer.

Et puis il y a cette inflation qui touche les cabinets ministériels et le nombre de leurs conseillers qui a doublé en 20 ans, réduisant d’autant leur efficacité et n’aboutissant qu’à une dilution de la responsabilité.

Encore, les balbutiements des outils d’évaluation des politiques publiques pourtant si nécessaires ou encore la confusion entre hautes charges publiques et les places dans l’industrie et la banque.

En tant que grand commis de l’Etat, René Lenoir est un réformateur convaincu des possibilités de modification des pratiques qu’il dénonce. Nous lui laissons volontiers le soin d’expliquer inlassablement l’art et la manière d’être un bon ministre !

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°322 ■ 05/10/1995