Une énigme à la française – Pourquoi les trois quarts des Juifs en France n’ont pas été déportés

SEMELIN Jacques avec Laurent LARCHER, Éd. Albin Michel, 2022, 224 p.

Là où 75% des juifs ont été déportés aux Pays-Bas et 48% en Belgique, en France ¾ d’entre eux y ont échappé. Jacques Sémelin nous décrit sa longue quête pour tenter de percer cette énigme.

Le lecteur chemine aux côtés de l’auteur dans ses rencontres. Avec Robert Paxton, historien américain spécialiste de la seconde guerre mondiale (auteur du célèbre « La France de Vichy »), avec Robert Badinter (qui conteste la confusion entre la France et l’État pétainiste), avec Serge Klarsfeld (qui rend hommage à la France qui a sauvé tant de juifs). Mais aussi, avec tous ces juifs qui ont survécu non à la déportation, mais étant parvenu à y échapper (et qui ont laissé peu de traces dans les archives).

Bien sûr, il y a cette tentative de récupération maréchaliste. Elle tente de trouver dans la forte proportion de juifs français échappant à la déportation l’ultime preuve du rôle protecteur prétendument joué par le régime de Vichy. Cette falsification historique ne tient pas face aux preuves flagrantes de la complicité de ce régime collaborationniste avec le projet d’extermination des nazis.

Jacques Sémelin propose d’autres explications. Et elles sont multifactorielles, un facteur ne pouvant être isolé par rapport à un autre. Au premier rang de ses explications, il y a la réactivité des juifs eux-mêmes qui ont trouvé à se réfugier, en s’éparpillant sur tout le territoire de la zone libre d’alors, non occupé par l’armée allemande (du moins jusqu’en 1942 où tout le territoire français est envahi).

Mais, cela n’explique pas comment 40 000 d’entre eux étaient encore été présents à Paris, au printemps 1944 ! Leur sauvegarde est aussi liée à leur bonne intégration sociale en tant que citoyen de la République, explique l’auteur. Ce qui leur permit de faire jouer leurs réseaux relationnels d’amis, de collègues et de voisins, évitant les dénonciations et les aidant à se cacher et à survivre.

Bien sûr, il y a ces plus de3 000 « justes » qui leur sont venus en aide, dissimulant des enfants et des familles ou leur permettant de s’enfuir. Mais, cette entraide fraternelle de la part de leurs certains de leurs compatriotes est encore insuffisante pour expliquer la survie de près de 200 000 Juifs. Il faut aussi évoquer la solidarité présente au cœur de la population pour mieux comprendre.

Les Juifs de France purent compter sur bien plus de bienveillance. Ce furent ces anges-gardien (veillant sur eux), ces hôtes (les hébergeant), ces nourriciers (leur fournissant de la nourriture), ces faussaires (leur fournissant des faux papiers) et ces passeurs (leur faisant franchir les montagnes). Réseaux de sauvetage, silence unanime des voisins, autorités bien informées mais faisant le choix de ne pas voir et ne rien dire. Il y eut une vraie complicité de toute une partie de la population française.

Parmi les témoins des rafles qui s’émurent et désapprouvèrent ces persécutions, il n’y eut pas que les voisins et les proches. Des prélats s’engagèrent aussi à cacher, à sauver et à s’opposer à aux crimes antisémites à l’œuvre. Une dizaine d’évêques (sur la centaine existante) protestèrent, tranchant ainsi avec le silence assourdissant de leur pape Pie X.

Retenons ce discours émouvant et sans concession de ce professeur principal du prestigieux lycée Condorcet. Face à trois de ses élèves arborant l’étoile jaune dans sa classe, il déclara : « vous pouvez constater que messieurs (il cite leur nom) portent à leur veste un signe religieux qu’ils n’ont pas souhaité. Alors que les choses soient claires (…) En ce qui me concerne, sachez que je ne tolèrerai aucune discrimination ou hostilité à l’égard de vos camarades »

Entre une France largement pétainiste et antisémite et une France résistante, la réalité historique est donc infiniment plus complexe. La fraternité et la réactivité ont cohabité avec l’indifférence et la délation. Que 11 385 enfants juifs aient été déportés restera à jamais comme une tâche d’autant plus indélébile que des français y ont participé. Mais que plus de 58 600 y aient échappé, grâce à l’aide d’autres français ne peut que nous rendre fiers.

Alors qu’aujourd’hui, la peste brune remonte la tête et répand son venin contre les migrants ou les mindoités, un même mouvement de solidarité, d’humanité et de fraternité se répand. La mobilisation ne faiblit pas. Si aucun danger contemporain de déportation ou de persécution ne la menace, il faut se rappeler combien les risques incomparablement plus menaçants d’alors n’ont pas empêché certains de nos anciens d’agir avec courage et détermination. Soyons-en dignes !