Protection de l’enfance - Belgique

Le triomphe de la négociation

La Belgique ne se réduit pas à une pépinière d’artistes qui nous a fourni Brel, Hergé ou Simenon. Ce pays a accompli au cours des vingt dernières années une véritable révolution de son système de protection de l’enfance. De quoi inspirer notre hexagone ? Voir …
 
La protection de l’enfance est en France l’objet de toutes les attentions : plusieurs rapports rédigés à la demande du gouvernement ou des députés, appel des cent signé par des personnalités importantes du secteur, déclaration du ministre de la famille annonçant une refonte des textes législatifs … l’air ambiant est à la réforme. D’où l’intérêt de se tourner vers nos voisins, pour observer la façon dont ils ont eux même mis en œuvre leur propre dispositif. Du 12 au 16 septembre, la Revue d’Action Juridique et Sociale proposait un voyage d’étude en Belgique. Ce mensuel, créé à l’initiative de Jean-Pierre Bartholomé, a été précédé de quelques années par le Journal du droit des jeunes belge, dont il fut longtemps l’éponyme. Dix professionnels de l’hexagone, composé aux deux tiers de responsables institutionnels, ont sillonné le petit royaume outre Liévin.
 

Une évolution originale

Longtemps proche du modèle français, la législation belge a emprunté des voies de traverse qui l’ont fait évoluer vers des modes de fonctionnement très différents. Tout a commencé par la loi relative à la protection de la jeunesse entrée en application en 1965 qui a posé un acte fort : refuser de distinguer entre l’enfant qui commet des actes de délinquance et l’enfant en danger. La transgression de la loi par un mineur indique avant tout les difficultés dans lesquelles il se trouve, considère-t-on ici. Il convient donc de lui apporter aide et assistance. Et ce jusqu’à ses 18 ans, âge limite à partir duquel pourra lui être appliquée la loi pénale. Pas de sanction donc, mais uniquement des mesures éducatives. En Belgique, il n’existe pas de prisons pour mineurs. Les juges de la jeunesse avaient encore la possibilité jusqu’à peu d’utiliser pour les plus de 16 ans, l’incarcération durant 15 jours maximum, mesure considérée comme un « coup d’arrêt ». Elle leur a été supprimée. Seule subsiste la mesure de dessaisissement qui concerne les jeunes âgés de plus de 16 ans qui ne réagissent plus aux actions éducatives engagées à leur égard et qui peuvent alors par décision dûment motivée, être l’objet d’une mesure les faisant dépendre de la justice des adultes. Pour répondre aux situations les plus extrêmes d’adolescents meurtriers ou violeurs, le pays s’est doté d’Institutions Publiques de Protection de la Jeunesse (qui ressemblent fort aux Institutions Publiques d’Education Surveillée qu’a géré, pendant des années, l’Education surveillée devenue ensuite PJJ). Certaines IPPJ ont intégré à partir de 1981 des sections dites fermées qui, en vingt ans, ont plus que doublé leur capacité d’accueil. Mais, on continue à être ici dans l’éducatif (2). La Belgique a fait le choix d’abord de protéger l’enfant et non de privilégier l’ordre public. Cette attention est tellement prégnante qu’elle se retrouve juste et y compris dans les figures de style utilisées. Les belges ne parlent pas de « mineurs délinquants » mais utilisent la périphrase « mineurs  ayant commis des faits qualifiés infraction  » ! Pour être à la hauteur de ses ambitions, le pays a su déployer tout un réseau de structures résidentielles, puis progressivement de services de milieu ouvert qui couvre l’ensemble du territoire, répondant aux besoins des familles les plus en difficulté. Mais ce bel ordonnancement a connu, au début des années 1990, un bouleversement majeur. A l’origine de cette mutation, plusieurs facteurs. Tout d’abord, un profond mouvement de la société belge qui a changé la configuration de son organisation administrative : l’Etat unifié et centralisé est devenu en l’espace d’une vingtaine d’années une fédération. Les compétences qui étaient le monopole de l’administration centrale ont été réparties entre un ensemble d’entités croisant ce qui relève du territoire (les Régions Flamande, Wallonne, de langue allemande et une région bilingue : Bruxelles-Capitale) et ce qui relève des langues (les Communautés culturelles française, néerlandaise et allemande auxquelles chaque commune doit se rattacher, indépendamment de son appartenance à une Région), le niveau fédéral gardant pour lui ce qui relève de l’intérêt général. Chaque « collectivité » est dotée d’un parlement et d’un gouvernement. Pour compliqué que cela puisse apparaître, on peut établir un parallèle avec nos propres quatre niveaux de pouvoir hexagonaux (Etat central, Régions, Départements, Communes) et leurs compétences spécifiques. De cet enchevêtrement complexe, dans lequel les belges eux-mêmes avouent souvent se perdre, est née une culture de la négociation, de la médiation, du compromis sans laquelle, peut-être, le petit royaume aurait depuis longtemps explosé, à l’image de la Tchéquie qui s’est séparée de la Slovaquie. Second facteur à l’origine de l’évolution majeure de la protection de l’enfance : la proximité entre la base professionnelle et les milieux du pouvoir qui a sans doute encouragé le dialogue entre la société civile et les instances de décision. La Wallonie, communauté française de Belgique, s’étend sur l’équivalent d’une Région dans notre pays. Le ministre n’est donc pas un lointain et inaccessible personnage qu’on ne voit qu’à la télévision, mais un décideur que l’on peut être amené à rencontrer bien plus fréquemment. Si l’on rajoute le dynamisme des milieux professionnels prompts à faire entendre leur voix, on obtient les ingrédients qui ont permis de faire valoir en haut lieu les préoccupations des acteurs de terrain. Et dans les années 1980, plusieurs critiques émergent. L’une d’entre elles accuse le juge de la jeunesse d’être bien trop présent, pesant et prégnant, laissant trop peu de place à l’action non contrainte. Une autre critique dénonce la rapidité avec laquelle les enfants sont séparés de leur famille et la trop grande durée de ces placements.  Répondant à ces reproches, va d’abord s’engager une première vague de changement : la désinstitutionnalisation (le quart des quatre milles lits d’hébergement disponibles sont fermés en quelques années, au bénéfice de services intervenant au plus près du milieu de vie des familles). Mais, le plus spectaculaire aura été déjudiciarisation de la procédure.
 

Le décret de 1991

La fédéralisation de l’Etat a scindé en deux la protection de l’enfance. Ce qui relève de la délinquance est resté dans le giron du pouvoir central, alors que ce qui concerne l’enfance en danger est devenu compétence des Communautés. Pour ce qui concerne la Wallonie, c’est en 1991 qu’un texte fondateur va restructurer tout le dispositif. Les intervenants socio-éducatifs sont identifiés à partir de trois lignes. La première ligne correspond au domaine de l’action sociale générale. C’est celle qui s’adresse à tout un chacun, quand il rencontre une difficulté ponctuelle : demande d’aide financière, recherche de logement, démarche d’insertion, difficultés de santé … Toute une série d’institutions répondent à ces problèmes qui correspondent dans notre pays aux assistants sociaux de secteur, de la CRAM, de l’Education nationale ou du Service social du travail, aux CCAS des mairies, à la PMI, aux C.M.P. etc… ici, il s’agit des Centres publics d’aide sociale, des centres de santé mentale, des Centre médico-sociaux, des maisons de jeunes... c’est bien vers eux que sont d’abord orientées les familles qui rencontrent des difficultés avec leur enfant. Ce n’est qu’à partir du moment où les ressources de cette « première ligne » ont été épuisées que va intervenir la « seconde ligne » : c’est le Service d’aide au jeunes. Cette institution reçoit les usagers qui se déplacent spontanément ou qui lui sont adressés par les partenaires. La première démarche du délégué (dénomination donné à l’assistant social travaillant dans ce service) consiste à vérifier si la demande présentée ne peut être traitée par les structures de première ligne. Si c’est le cas, il oriente l’usager vers ces dernières, gardant le contact durant deux semaines pour vérifier si la démarche a pu aboutir à une prise en charge effective. S’il apparaît que la problématique relève bien de sa compétence, il s’engage avec l’usager dans une procédure d’évaluation qui doit permettre d’aboutir à un plan d’aide. Ce projet est formalisé par la signature d’un accord, en présence des parents et de l’enfant (qui doit obligatoirement s’engager en signant lui aussi dès qu’il a 14 ans) et du Conseiller qui engage la responsabilité, y compris financière, de la Communauté (ce pourrait être chez nous l’inspecteur à l’enfance ou l’attaché de l’ASE). Toute l’action du SAJ est basée sur la négociation et la recherche d’un accord. Il n’y a aucune place ici pour la dimension autoritaire. On est dans l’aide non contrainte. Malgré toute leur bonne volonté et leurs efforts méritants, les belges n’ont pas réussi à rendre toutes leurs familles maltraitantes ou en grande difficulté volontaires et adhérentes au projet conçu avec elles. Il arrive que certaines continuent à mettre en danger leur enfant, que ce soit par déni ou par perversité. C’est alors qu’intervient la troisième ligne : la judiciarisation. Le Conseiller transmet un signalement au parquet. Celui-ci, véritable plaque tournante de la protection de l’enfance, vérifie que la règle juridique est bien respectée. Il faut, en effet que trois conditions cumulatives soient présentes : 1) qu’il y ait une menace réelle 2) que l’aide proposée ait été refusée 3) que la nécessité d’une contrainte ait pu être établie. Il transmet alors au juge de la jeunesse qui convoque la famille et l’enfant. Lui aussi s’emploie à vérifier la validité de sa saisine. Les décisions qu’il peut prendre sont extrêmement limitées : n’adopter aucune mesure, ordonner un suivi en milieu ouvert ou une séparation. Mais il ne lui appartient pas d’avoir à en élaborer les modalités. Cette démarche est du ressort du Service de protection judiciaire. Le Directeur de cette instance reçoit la famille, relisant avec elle les attendus du jugement et tente de trouver un accord sur la façon dont la mesure sera effectuée. La famille aura toujours la possibilité de saisir le juge de la jeunesse pour départager un éventuel désaccord sur le projet envisagé. Il est important de remarquer qu’à tous les niveaux de la procédure, la famille peut être renvoyée vers le SAJ, s’il apparaît que sa capacité de collaboration s’est nettement amendée. Le principe qui est appliqué ici est celui de la subsidiarité : c’est toujours le niveau le plus éloigné du traitement judiciaire qui est favorisé, quand cela est possible.
 

Grandeur et décadence du modèle belge

On ne peut qu’être frappé par ce fantastique recul du pouvoir judiciaire. Il faut noter que cela ne concerne pas que la protection de l’enfance. Des délits comme la violence conjugale, la toxicomanie, les coups et blessure entre automobilistes sont traités d’abord par la médiation, l’aide psychosociale, la réparation. Pour autant, d’aucuns ont pu commenter ces réformes comme une revanche du monde du social sur le monde des juges. Les magistrats n’ont pas tous approuvé cette marginalisation, même si dix ans après, ils sont bien peu à revendiquer un retour en arrière. Car, avec le recul, les modifications intervenues n’ont pas eu les conséquences négatives supposées. Tout au contraire, de multiples effets positifs peuvent être notés : responsabilisation des acteurs de premières ligne, procédures favorisant la progressivité des réponses ou encore confiance accordée aux acteurs que ce soit la famille ou les professionnels quant à leur capacité à trouver des solutions négociées. Placer les familles au cœur de l’action éducative exercée en direction de leurs enfants et lutter contre les séparations trop systématiques sont des intentions qui peuvent apparaître louables. On peut toutefois s’interroger sur la place de l’enfant. A force de toujours vouloir tout négocier avec ses parents, ne risque-t-il pas de disparaître derrière la recherche de consensus, de collaboration et de médiation à tout crin ? La protection qui lui est due peut tarder, son retour en famille peut être précipitée, au nom d’une sacro-sainte coopération à rechercher à tout prix. Effet pervers de la désinstitutionnalisation, la diminution drastique des lits d’accueil a provoqué les plus grandes difficultés chez les intervenants dans leur recherche de lieux d’hébergement et plus encore, de places d’accueil d’urgence. Cette carence a obligé l’hôpital à suppléer le vide ainsi créé. Autres institutions sollicitées et mises en difficulté, car non outillées pour accueillir des jeunes en grande souffrance, les internats scolaires. S’il est vrai que « la nature ayant horreur du vide », les places d’internat peuvent potentiellement se remplir au fur et à mesure qu’elles sont créées. Mais, c’est bien les mécanismes de pénurie qui provoque la panique, pas l’abondance. En revanche, leur absence aboutit à un débordement  tout aussi dramatique, vers des lieux non appropriées à recevoir un public qu’on ne sait plus comment faire prendre en charge. Autre effet pervers du système belge, le morcellement du suivi des familles. Le SPJ n’intervient qu’à partir du mandat qui lui est accordé. Ainsi, cette action engagée à la suite d’une suspicion d’agression sexuelle d’un père sur sa fille. A la suite d’un classement sans suite du dossier pénal, le SPJ s’est retiré et ce, malgré les nombreuses observations de dysfonctionnements qu’il avait pu faire mais pour lesquelles il n’avait pas été mandaté. Il revenait au parquet de décider de la suite : orientation vers le SAJ ou saisine à nouveau du juge de la jeunesse. Les intervenants semblent s’inspirer parfois des thérapies brèves qui privilégient une action centrée sur l’amélioration du symptôme initial. Mais est-ce là finalement plus nuisible que certains suivis sociaux en France qui semblent parfois s’inscrire dans la logique de « l’analyse sans fin » évoquée par Freud en 1937 à propos de ces cures psychanalytiques qui durent dix ou quinze ans (voire plus) ?
La Belgique nous montre comment un pays finalement assez proche culturellement du notre a pu évoluer, selon des modalités très différentes. Le modèle élaboré au cours des vingt dernières années est pour le moins surprenant pour le témoin français. Il présente autant d’atouts que de questions qui restent ouvertes. Si ce pays se heurte à la même question que beaucoup d’autres pays quant au manque grandissant de moyens, il a démontré que l’option de l’aide sans contrainte portait ses fruits. C’est un modèle largement imprégné par la culture de ce pays qu’on ne peut envisager bien entendu de transférer tel quel. Pour autant, il peut tout à fait nous servir de source d’inspiration dans certaines de ses applications.
 
(1)     cf. « Vers une nécessaire réforme de la protection de l’enfance »  Lien Social n°767
(2)     cf. « Vers une nécessaire réforme de la protection de l’enfance »  Lien Social n°767
(3)     cf. « Educatif et enfermement sont-ils toujours inconciliables ? » Lien Social n°730
 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°776 ■ 01/12/2005