Aide aux mineurs Joël Weiss - Paris (75)

Rencontre avec un retraité peu ordinaire

La prostitution des adolescents ? C’est un sujet tabou que personne ne veut vraiment vouloir aborder. Policiers, juges, éducateurs semblent impuissants à l’enrayer. Joël Weiss s’est lancé dans cette quête où il semble bien seul aujourd’hui. Récit d’une rencontre.

Voilà un homme qui sort du commun. Sans aucune formation, ni reconnaissance officielle, il tente de venir en aide à des adolescent(e)s parmi les plus en détresse : les prostitué(e)s mineur(e)s. Cet engagement, cela fait plus de 43 ans qu’il le tient. Sa vie se partage entre l’écriture de ses livres où il relate son combat (cf. Lien Social n°535) et ses sorties nocturnes à la rencontre des enfants du trottoir. Il reçoit à son domicile tous ceux qui veulent le connaître (mais rares sont les travailleurs sociaux qui franchissent le pas). C’est là que nous sommes allés parler avec lui de ce qu’il vit.
 

Joël et Loïc

Février 1942 : la SS se présente au lycée Chaptal à Paris. Elle vient arrêter un certain Joël Weiss, âgé de 10 ans, fils d’un commerçant israélite. Pendant qu’un professeur fait sortir l’enfant par une porte arrière, le censeur répond à la police allemande que l’élève qu’elle recherche ne s’est pas présenté en classe ce jour-là. L’enfant se retrouve à la rue. Commence alors pour lui une longue errance qui le mènera en Savoie, puis en Isère où il côtoiera la résistance, devenant l’un des plus jeunes maquisards de France.
Septembre 1999, 14h30. La sonnette retentit au quatrième étage d’un vieil immeuble du XVIIème arrondissement de Paris. L’homme qui ouvre la porte se trouve nez à nez avec deux prostituées encadrant un adolescent de 14 ans : « Joël, on t’a amené Loïc, il faut que tu t’en occupes, il est orphelin, n’a plus personne pour s’occuper de lui. Il n’a rien à faire sur le trottoir. » Joël Weiss a comme un flash : 57 ans après sa propre aventure, il ne peut laisser ce gamin à la rue. Il fait entrer le jeune, tout en remerciant ses accompagnatrices. Il fait prévenir le juge des enfants et l’éducateur qui a en charge l’adolescent. Ceux-ci ne peuvent guère faire autrement que de donner leur accord à cet hébergement peu commun. C’est que Loïc a déjà été placé une vingtaine de fois au foyer de la Croix Nivert, la structure d’accueil d’urgence de Paris d’où il part aussi vite qu’il y est arrivé. Pendant une semaine, donc, en accord avec les services judiciaires et éducatifs, Joël Weiss héberge Loïc et se démène pour tenter de lui trouver une solution (sous la forme d’un séjour de rupture au Vénézuela qui interviendra quelques mois plus tard. Au bout de quelques jours, une chambre en foyer jeune travailleur sera trouvée par l’éducateur. L’histoire pourrait s’en arrêter là pour Joël Weiss. Mais ce serait sans compter sur la turpitude humaine… Le 21 octobre 1999, il reçoit une convocation de la brigade des mineurs, quai de Gesvres. Il ne s’agit pas de confirmer les dénonciations de Loïc quant à l’identité de ses clients : un peintre très connu, un attaché parlementaire ou encore un garde du corps d’une personnalité politique de premier plan. Non, c’est Joël Weiss qui est directement inquiété. On menace de le faire tomber pour délit de proxénétisme ! Le 21 décembre, il reçoit une citation à comparaître : le procureur de la République l’accuse d’avoir « entre le 2 septembre 1999 et le 11 septembre 1999, d’avoir entravé l’action de prévention, de contrôle, d’assistance ou de rééducation entreprise par les organismes qualifiés à l’égard de personnes en danger de prostitution ou se livrant à la prostitution » (sic !). Le procès aura lieu le 23 mai 2000 et le jugement sera rendu le 6 juin, concluant à la relaxe du prévenu de toutes les charges qui lui étaient reprochées. Cabale policière contre un homme qui dérange, maladresse judiciaire contre un citoyen qui ne possède pas les hautes protections pour éviter de telles tracasseries, gène institutionnelle face à des questions qui restent sans réponses ? C’est en tout cas tout ce que semble avoir trouvé nos institutions pour répondre aux appels que lance Joël Weiss depuis des années pour mettre en garde contre l’importance grandissante de la prostitution des enfants.
 

Eradiquer la prostitution des mineurs

Le Conseil de l’Europe évaluait en 1996 à 800 le nombre des mineurs qui vendent leur corps (dont 600 rien qu’en région parisienne). Ainsi, ces derniers mois sont arrivés Porte Dauphine (un des hauts lieux de la prostitution des mineurs) de jeunes roumains, russes ou yougoslaves. Joël Weiss relate cette rencontre de ce tout jeune garçon accompagné par son père, la prostitution étant alors la forme ultime pour sortir une famille de la misère. Questionné sur l’évolution de la situation des jeunes qu’il côtoie, il explique que la situation a commencé à s’aggraver à compter de 1980. A l’étonnement naïf portant sur une transgression si particulière qui ne devrait pas se commettre aussi facilement (on s’attend plus, de la part d’adolescents, qu’ils volent, trafiquent, voire rackettent, que de les voir vendre leur corps),  il répond : « gagner 1.500F en une seule soirée, peut faire tourner bien des têtes.» Et d’expliquer, qu’il a entrepris depuis quelques mois de démanteler un trafic qui a lieu dans un café attenant à un grand lycée parisien (mais il ne précisera pas lequel) : vendre ses charmes à des messieurs plus âgés contre la fourniture de came. Et de citer encore le cas de ces deux étudiants provinciaux montés cet été se prostituer sur la capitale pour financer la suite de leurs études … Pour Joël Weiss, cette rapidité avec laquelle un(e) jeune peut tomber dans la prostitution possède un revers intéressant : la rapidité avec laquelle il (ou elle) peut en sortir. Il suffit d’arriver au bon moment : « un soir, où il pleut à torrent, où le môme a les poches vides et qu’il en a vraiment marre, alors tout est possible ». C’est à cet instant qu’il faut être là.
 

Arracher au trottoir

C’est pourquoi Joël Weiss sort tous les soirs à partir de 22 heures. Il va à la rencontre des jeunes qui font le trottoir. Il s’approche des nouveaux qui très vite apprennent à lui faire confiance. Celles et ceux qui viennent d’arriver lui sont signalés par les prostitué(e)s déjà en place. Soit parce qu’ils (elles) ne veulent pas voir des jeunes passer par où ils (elles) sont passé(e)s, soit plus trivialement pour tenter de se débarrasser de la concurrence ! C’est tout doucement que Joël tente d’établir une relation de confiance. Il lui a fallu parfois jusqu’à un an pour y arriver. Ils emmènent toujours avec lui ses deux caniches qui facilitent souvent les premiers contacts. Le travail qui s’engage ensuite est de longue haleine. Régulièrement, il croise les mêmes jeunes et accepte de leur rendre de petits services. Lors de notre rencontre, il a ainsi reçu un coup de fil d’un jeune prostitué qui lui demandait l’adresse d’un médecin. Il a indiqué les coordonnées d’un praticien de ses amis, avec qui il un arrangement. Si le jeune ne peut pas régler la consultation, c’est Joël qui le fera. Chaque soir de l’année, qu’il fasse beau ou qu’il neige à pierre fendre, Joël est fidèle au poste. Les adolescents savent qu’ils peuvent compter sur lui. Parfois, ils lui demandent une cigarette. Quand ils en sont à lui demander un repas ou une nuit d’hôtel, c’est que la confiance est gagnée. Et puis, un jour, ils sont prêts à franchir le pas, pour renoncer à leur commerce. Alors, Joël va mettre en œuvre toutes ses relations pour tenter de trouver une solution, en espérant que le jeune s’y tienne. Il a su s’entourer d’un réseau sur lequel il sait s’appuyer : une entreprise d’intérim spécialisée dans le déménagement qui lui téléphone quand elle peut proposer une mission, un journal spécialisé dans l’hôtellerie qui passe des annonces pour des extras, un lieu de mise au vert en Camargue … il peut alors en faire profiter les jeunes avec qui il est en contact. Quand on interroge Joël sur son taux de réussite, il répond immédiatement  qu’il ne tient pas de comptabilité en matière humaine. Bien sûr, il a des déceptions, ces jeunes qu’il n’arrive pas à arracher du trottoir, malgré des années d’efforts. Mais il a aussi des satisfactions. Il peut simplement montrer cette lampe de mineur offerte par le grand-père d’un jeune venu du nord de la France et qu’il a aidé, ou encore, cette collection d’ours en peluche (il en reçoit un à chaque Noël d’une des jeunes filles qu’il a sorti du trottoir).
 

Un combat solitaire

Mais cet homme n’attend rien. C’est comme s’il s’était donné la mission d’en sauver le plus possible. Il situe son engagement comme une vocation. Ses moyens sont limités : une pension d’invalidité, sa retraite, le bénéfice d’une tierce personne et ses droits d’auteur. Tout est consacré à son engagement. Chacune de ses réussites lui apporte encore plus d’énergie pour continuer son combat. Chacun de ses échecs est très vite oublié pour être à nouveau disponible à ceux qui sont encore sauvables. Joël Weiss est avant tout un solitaire. Son credo, c’est de foncer, à l’instinct, en fonction de sa seule conviction de bien faire. Sans recul, ni prise de distance. Ses contacts avec les jeunes prostitué(e)s, on le sent, sont très affectifs. On lui reproche de trop médiatiser son action ? Il sait en effet utiliser la presse pour faire avancer son combat. Il a ainsi fait publier une interview de Loïc dans le Figaro, quand il a pensé que cela permettrait de faire bouger sa situation. Ses contacts avec les services sociaux sont inexistants. Un tel profil n’est pas fait pour plaire aux professionnels officiels qui lui reprochent de jouer à zorro. Mais ce qui gène peut-être le plus, c’est sans doute qu’il occupe un terrain délaissé pour ne pas dire abandonné par les services socio-éducatifs. Il reçoit ces critiques et sait renvoyer la balle. Son rêve : l’ouverture d’une structure d’accueil suffisamment souple et ouverte pour permettre les entrées et sorties des jeunes prostitué(e)s, un de ces lieux qui pourrait les apprivoiser progressivement et leur donner envie de s’en sortir, mais sans leur faire peur et chercher à les enfermer. Et puis, il revendique très fort une revalorisation du métier d’éducateur de rue. Mal payés et peu considérés, ces professionnels devraient être, pour lui, bien plus nombreux et aller à la rencontre des jeunes qui font le trottoir. Mais, à ce jour, il n’y a rien de tout cela. Juste une immense hypocrisie. Rares sont les hôtels qui refusent de recevoir les prostitué(e)s mineurs. Par contre, il n’y a pas de lieux pour les accueillir d’une manière bienveillante. Alors, conseiller municipal de la ville de Paris, il a côtoyé Jacques Chirac, quand celui-ci était encore Maire. Il lui avait promis un local dans le forum des Halles. Il l’attend toujours … le local promis ayant été transformé en magasin de vente de souvenirs de la capitale.
Pourtant, Joël Weiss est un homme malade. A 68 ans, il souffre du diabète, a subi une tuberculose des os et une ablation d’une partie du poumon droit, et ne tient que par sa farouche volonté d’aider ses jeunes. Son inquiétude, c’est de savoir qui va prendre son relais quand il ne sera plus là. Certes, le temps des vocations est révolu. Et, on cherchera sans doute longtemps celle ou celui qui acceptera de se vouer corps et âme comme le fait Joël Weiss : « cela fait trente ans que je ne suis pas allé une seule soirée au cinéma ni au théâtre, tout mon temps est consacré aux jeunes que je veux sortir du trottoir ». Si les réponses qu’il apporte sont difficilement reproductibles, les questions qu’il pose sont pertinentes et les services socio-éducatifs se trouvent dès à présent confrontés à un véritable défi : l’aide à apporter à la population des plus en plus jeunes, des prostitué(e)s mineur(e)s.
 
 
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°550  ■ 02/11/2000