Mobilisation de la DDSS - Angers (49)

Une institution derrière ses salariés

Quoi de plus terrifiant pour une institution chargée de la protection de l’enfance que de constater qu’elle n’a rien vu, ni rien su des agressions sexuelles vécues par des dizaines d’enfants dans les familles qu’elle suit depuis des années. La sidération qui en résulte peut néanmoins être dépassée, comme le montre l’action menée durant trois années, au sein de la Direction du Développement Social et des Solidarités du Maine et Loire.

Nous sommes au deuxième trimestre de l’année 2002. Le parquet d’Angers s’adresse au service de l’Aide sociale à l’enfance du Maine et Loire en vue de l’accueil en urgence d’enfants dont les parents viennent d’être incarcérés. Pendant une période de deux semaines, chaque jour va apporter son lot d’ordonnances de placement provisoire pour des mineurs à placer : ils seront 44 au total. Le Foyer départemental de l’enfance absorbe cet afflux inaccoutumé. Des familles d’accueil sont sollicitées, ainsi qu’un village d’enfants. Le défi est à la mesure de l’évènement : comment gérer la séparation brutale d’avec des parents mis en détention et faire en sorte que la vie continue pour des enfants parfois bien jeunes, âgés de 6 mois à 12 ans. Les informations qui filtrent du juge d’instruction sont limitées et ne permettent que partiellement de comprendre ce qui est en train de se dérouler. Très vite pourtant, les aides puéricultrices constatent des crispations et tensions dès qu’elles s’approchent du corps des bébés nouvellement arrivés qui expriment ainsi un vécu particulier. Les plus grands ne libéreront leur parole qu’un peu plus tard pour dire ce qui leur est arrivé, au travers notamment d’un atelier argile. Sans avoir trop d’éléments, les professionnels vont très vite comprendre qu’ils ont à faire à des situations d’une extrême gravité et se comporter en conséquence. Ce n’est pas la première fois qu’ils ont à accueillir des enfants victimes de mauvais traitements physiques ou sexuels, mais l’effet de masse est là. Tous les ressorts éducatifs et psychologiques sont mis en œuvre afin de prendre en compte le traumatisme, mais aussi afin de permettre aux petites victimes de retrouver leur place d’enfant. Mais ce n’est pas ce travail éducatif qui va être évoqué ici. Nous avons choisi d’aborder ces événements sous un autre angle. Ce dont nous allons parler, c’est de la mobilisation de toute une institution autour d’un fait d’une ampleur inégalée : un groupe important d’enfants victime d’un réseau pédophile dans un milieu largement suivi par les service sociaux et éducatifs. Cette prise en charge n’a pas été très médiatique, ni très spectaculaire. Comme fréquemment dans le secteur médico-social, elle s’est déployée à bas bruit, visant le long terme et le travail de fond plutôt que les effets d’annonce. Elle a cherché non à se défendre face aux accusations des médias et des avocats de la défense des agresseurs prompts à reprocher aux services sociaux leur incompétence, mais à trouver des réponses qui perdurent au-delà de l’émotion et du coup de projecteur privilégié par les feux de l’actualité.
 
 

Organisation de la défense des enfants

La Direction du Développement Social et des Solidarités, héritière depuis la décentralisation de la mythique DDASS, fut d’abord confrontée à la nécessité de la défense juridique des enfants victimes, la juge d’instruction chargée de l’affaire venant de nommer le Conseil général administrateur ad’hoc. Cette désignation consiste à confier à un tiers la représentation juridique d’enfants que leurs représentants légaux ne peuvent plus représenter puisqu’ils sont leurs agresseurs. Très vite, un poste est créé qui est attribué à un travailleur social plus à même, pense-t-on, qu’un attaché administratif pour articuler la dimension juridique et la dimension éducative. Le nouvel administrateur ad’hoc va dans les mois qui vont suivre prendre le temps de rencontrer longuement chaque enfant et son référent éducatif. Parallèlement, le choix a été fait de s’adresser à 4 avocats plutôt qu’à 44, ce afin de préserver la cohérence du système de défense. L’accent est mis pourtant sur l’individualisation de chacune des 44 situations concernées qui fait l’objet d’un examen spécifique approfondi, selon le principe : un enfant, une défense. Pendant deux années, une réunion se tiendra chaque lundi entre l’administrateur ad’hoc et les avocats pour étudier chaque cas, à partir de son dossier judiciaire : comment faire reconnaître sa place de victime, comment le préparer à l’audition chez le juge d’instruction, comment anticiper le procès ? Il fut aussi décidé que les enfants n'assisteraient pas aux débats de la session d'assises.. Certains spécialistes considèrent pourtant que leur présence est indispensable au processus de leur reconstruction. D’autres sont plus dubitatifs. En la matière, toute certitude est bien présomptueuse. L’orientation prise ici a sans doute été largement inspirée par la décision du parquet de ne pas faire témoigner directement les enfants et de se contenter de la projection de l’enregistrement audio et vidéo qui a été fait de leur propos (comme le prévoit la loi de 1998). L’accusation ne s’appuyant pas comme dans le procès d’Outreau sur la seule parole des enfants, la manifestation de la vérité ne nécessite pas qu’ils soient directement entendus par les jurés. Seule une victime devenue majeur au moment du procès, s’y exprimera. La mobilisation des services du Conseil général ne s’est pas limitée à la dimension juridique. Elle a aussi concerné les professionnels au contact des enfants victimes. Car, pour que ces derniers puissent être accompagnés dans de bonnes conditions, encore faut-il que les personnels qui les avaient en charge pour 80% d’entre eux avant l’éclatement de l’affaire, sortent de l’état de sidération et de culpabilité qui les a frappés pour la plupart, à l’annonce des agressions subies. Et ce, d’autant plus qu’on a à faire à des techniciens spécialisés dans la protection de l’enfance expérimentés : éducateurs et assistantes sociales, puéricultrices et médecins de PMI sont alors nombreux à se poser la question : « comment ai-je pu ne rien voir ? ». On est dans un effet de masse tant pour le nombre d’enfants traumatisés que pour l’effet collectif provoqué sur les personnels.
 
 

Faire face à la sidération

Le doute s’associant à l’horreur inspiré par les actes commis contre les enfants, les repères des intervenants s’étaient largement brouillés. Il est apparu nécessaire tout d’abord de proposer un soutien psychologique : un numéro de téléphone fut mis à disposition des personnels leur permettant de prendre rendez-vous directement avec un thérapeute, lieu de parole et d’écoute personnalisé, sans qu’une demande préalable ne soit nécessaire, ni qu’un contrôle ultérieur n’intervienne, sans limitation, ni obligation. Outre cette proposition de prise en compte individuelle, une réflexion collective s’imposa là aussi comme une nécessité incontournable. Il fallait repréciser la méthodologie à mettre en œuvre, notamment dans le maintien des liens entre les enfants et leurs familles. Tout contact étant suspendu, on se devait néanmoins de donner aux enfants des nouvelles de leurs parents incarcérés. Ces parents connus pour la plupart avant leur mise en détention et qui devaient bénéficier d’un regard ouvert, exempt de jugement et préservant une dimension d’humanité. Les professionnels habitués à travailler depuis des années avec des populations stigmatisées n’avaient pas  besoin qu’on leur fasse la leçon, mais qu’on les soutienne et les accompagne dans leur démarche. Un groupe de travail se mit alors en place pour préciser les modalités d’intervention en maison d’arrêt. Le Service pénitentiaire d'insertion et de probation contacté fut d’une aide précieuse, en la matière. Fruit de cette démarche, un guide méthodologique sera mis au point en 2004, proposant des indicateurs et des jalons quant à l’intervention en prison. Le Conseil général, prenant la mesure de sa place dans le déroulement tant de l’instruction en cours que dans le procès à venir décida de programmer trois journées d’information et de sensibilisation. La première eut lieu en septembre 2003. Elle fut animée par un juge d’instruction du TGI de Créteil et un enseignant en droit. Elle permit de familiariser les professionnels avec la procédure d'instruction et  leur nouveau statut de témoin. Un protocole sera là aussi proposé pour faciliter la préparation de cette audience d’instruction : comment reprendre le contenu historique du dossier (certains enfants étant suivis depuis 1995), comment rendre compte du travail accompli … Il ne s’agissait pas là d’influer sur le témoignage, mais bien d’aider à le structurer et à le préparer. La seconde journée d’information, tenue en septembre 2004 fut consacrée à la connaissance du déroulement d’un procès d’assise et les attentes des magistrats et des jurés quant à un témoignage. Le vice procureur du TGI de Nantes et une avocate du barreau de Tours vinrent y expliquer les arcanes de la procédure. Des professionnels déjà cités comme témoin purent faire bénéficier de leur expérience. La dernière journée d’information, consacrée à "comment accompagner un enfant victime avant,pendant et après un procès", eut lieu en novembre 2004. Quand, en janvier 2005, les premières convocations pour le procès arrivèrent, la phase de sensibilisation venait de se terminer. Purent alors être mises en œuvre les modalités d’accompagnement proposées tout au long  lors du déroulement du procès. Un cabinet d’avocat fut mis à disposition des professionnels, ainsi qu’une psychologue spécialisée dans l’aide aux victimes et recrutée pour la durée du procès, présente chaque matin de mars à juillet. Une telle préparation et un tel accompagnement peuvent apparaître exemplaires. Ils ont fait l’objet d’une attention toute particulière à tous les niveaux de l’institution sans oublier des élus sensibilisés et attentionnés. Il était intéressant de savoir quel accueil avait reçu un tel dispositif chez les professionnels de terrain. Ce que nous avons fait en rencontrant des intervenants de la Circonscription de Baugé, rencontre que nous décrivons ci-contre.

L’annonce des agressions subies par les enfants, l’accueil massif des petites victimes, la constatation de l’opacité de la vie de familles au sein desquelles les professionnels intervenaient parfois depuis des années, l’instruction et le procès convoquant comme témoins nombre d’intervenants… l’ensemble de ces faits aura agi  comme un tremblement de terre sur la Direction du Développement Social et des Solidarités. Quand l’émotion de l’opinion publique se sera estompée, restera le travail d’accompagnement quotidien à assurer auprès des enfants victimes qui vont continuer à vivre et à grandir et qu’il s’agira de mener à l’âge adulte sans que le traumatisme subi ne vienne compromettre leur avenir. Un débriefing sera sans doute nécessaire pour l’institution, pour comprendre ce qui s’est passé. Il sera tout autant nécessaire d’élaborer de nouveaux outils pour tenter d’être plus efficient en terme de prévention et de protection. Mais cela ne relèvera jamais du système miracle permettant à coup sûr qu’il n’y ait plus jamais d’enfants victimes d’inceste, de pédophilie ou de mauvais traitement. Plutôt un travail permanent d’affinage et d’amélioration qui constitue en toutes circonstances, l’un des premiers devoirs des professionnels de la protection de l’enfance.

 
Le procès d’Angers
Les accusés : 66 personnes âgés de 23 à 73 ans (dont une vingtaine de couples) renvoyées devant la cour d’assises pour viol et proxénétisme aggravé(39) et agressions sexuelles, corruption de mineurs ou non-dénonciation (27). 18 d’entre eux reconnaissent leur responsabilité, les autres la nient. Leurs victimes : 45 enfants âgés de 6 mois à 13 ans au moment des faits.  Une procédure de 25.000 pages. 225 témoins. Le lieu du procès : une cour d'assises spéciale de 360 m², montée au sein du palais de justice d’Angers. Des écrans qui ont permis de visionner les auditions des mineurs, filmées durant l'instruction. Les 6 magistrats et 17 jurés pourront, s'ils craquent, bénéficier d'un soutien psychologique. La durée du procès : du 3 mars à la mi juillet.
 
 
La protection de l’enfance dans le Maine et Loire en chiffres (2003)
4.270 enfants de moins de 20 ans concernés par le dispositif de protection de l’enfance, soit 2% des jeunes du département, 2.030 familles aidées financièrement, 2.000 enfants placées au sein de 14 foyers ou 461 familles d’accueil, 719 signalements reçus, un budget de 63,5 millions d’Euros (2004).
  

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°759 ■ 30/06/2005