IME Marie Moreau - St Nazaire (44)

Discrimination positive ou compensation du handicap ?

Proclamée « année européenne des personnes handicapées » par la Commission européenne, 2003 a aussi été consacrée  par le Premier ministre « Grande cause nationale du handicap ». Au-delà des commémorations, que propose de neuf notre société face au handicap ?

Il en va des institutions comme des êtres humains : les fêtes et les anniversaires peuvent donner lieu au seul plaisir des libations ou permettre de ne pas se contenter des agapes proposées. Le choix qu’a fait l’IME Marie Moreau, pour célébrer les 10 ans de sa rénovation fut de proposer au personnel, aux familles et aux partenaires de l’institution réunis pour l’occasion, une réflexion sur les évolutions qui se font jour notamment au travers de la révision de la loi d’orientation du 30 juin 1975 qui semble amorcer un net glissement du principe de la discrimination positive à celui de compensation du handicap. Deux conférenciers étaient présents, ce 3 octobre, pour évoquer ce changement de cap : Johan Prioux, conseiller technique à L’UNIOPSS et Vincent Assante, ancien membre Conseil économique et social  (1), puis chargé de mission auprès de Ségolène Royale ayant piloté la mission d’étude en vue de la révision de la loi  de 1975.

 

Les lacunes du modèle français

La politique française, commencera Johan Prioux, a souvent été décrite comme basée sur le principe de « discrimination positive ». Ce principe, inspiré des pratiques américaines visant à favoriser entre autres les minorités noires particulièrement défavorisées, par l’instauration de quotas de cette population dans les universités, les productions cinématographiques, a trouvé une application dans notre pays sous la forme, par exemple, des places de parking réservées aux personnes titulaires d’une carte d’invalidité (elle sont de fait encore trop souvent occupées par des valides). Si un nombre impressionnant d’institutions spécialisées ont vu le jour et continuent à augmenter le nombre de leurs places, on est loin dans les conditions d’accueil qu’elles proposent de ce qui se passe ailleurs. En France, une Maison d’accueil spécialisée est considérée comme insuffisamment rentable en dessous de 40 lits. En Allemagne et en Autriche, un seuil maximum de 20 lits a été fixé, correspondant à des lieux de vie considérés comme « intelligibles » et « à échelle humaine ». Le respect de cette règle conditionne l’obtention de subventions publiques. En Suède, pays le plus avancé dans ce domaine, ce seuil a été abaissé à 6 personnes, chacune d’entre elles devant disposer d’un minimum de deux pièces (l’une pour les soins et traitements médicaux, l’autre débarrassée des appareillages pour vivre une vie sociale ordinaire), plus une salle de bain privative ainsi qu’une cuisine permettant de partager en famille ou avec les amis un repas convivial.

Si, depuis près de 30 ans, notre pays a fait le choix d’axer l’essentiel de ses efforts sur l’institutionnel, c’est au détriment de l’intégration dans la vie quotidienne. Les mesures prises à ce niveau ont été mineures et fort peu efficaces. L’accessibilité à la ville, aux bâtiments, à la voirie, aux transports, aux accueils dans les lieux de soins, de culture, de tourisme, de sport ne sont que rarement à des normes permettant notamment la fréquentation de fauteuils roulants. L’intégration aux entreprises et administrations est bien loin des 6% de travailleurs handicapés imposés par la loi. L’école n’accueille encore que 72.000 élèves handicapés (contre 125.000 dans le secteur médico-social). Quant à la participation à la vie sociale, elle se heurte par exemple à l’inadaptation des isoloirs, à l’absence de bulletins de vote en braille et à de trop rares traductions en langage des signes des spectacles etc .... L’accès aux aides à l’autonomie constitue un véritable parcours du combattant. Les soutiens financiers sont accordés au compte-gouttes et nécessitent un véritable marathon auprès des différentes instances susceptibles de les accorder. Ils ne couvrent en outre pas forcément la totalité des dépenses (l’aménagement des logements comporte un tiers restant à la charge de l’usager). Le nombre d’auxiliaires de vie est resté bloqué depuis la loi de décentralisation de 1983, l’Etat et les départements se renvoyant l’obligation de leur financement. Il a fallu attendre l’année 2000, pour que la situation se clarifie enfin : 17 années auront vété nécessaires pour obtenir la création de 1.864 postes supplémentaires. Là aussi, les expériences étrangères alignent un bilan bien différent : c’est la globalité de la personne qui y est prise en compte (et non pas seulement le plan strictement médical ou médico-social), ce qui permet de répondre de façon fortement individualisée, sous la forme d’un programme d’aide personnalisé. La note d’orientation de la loi relative à l’égalité des chances des personnes handicapées présentée par le gouvernement affiche enfin la volonté de garantir l’accessibilité de tout pour tous et la mise en œuvre du droit à la compensation. Ce droit doit permettre, rappellera Johan Prioux, « à la personne en situation de handicap, de disposer des aides humaines, des aides techniques, des aides animalières, des aménagements des lieux habituels de vie, de la protection juridique et des prestations financières qui sont nécessaire pour que contrecarrer les désavantages liées aux inadaptations». Restent les implications budgétaires sur lesquelles pèsent les menaces de restriction drastique liées aux déficits du budget tant de la Sécurité sociale que de l’Etat. Sans moyens de le faire appliquer, ce droit à la compensation peut en rester au stade des seules nobles intentions.

 

S’attaquer aux circonstances handicapantes

« Si je peux accéder à un bâtiment officiel grâce à un plan incliné, je ne suis plus handicapé » affirmera, d’emblée Vincent Assante, lui-même en fauteuil roulant. Et d’évoquer les 170 milliards de Francs consacrés par l’Etat, les départements et la sécurité sociale au handicap avec comme résultat navrant, une stagnation, depuis 1975, des progrès en matière d’intégration. Il n’est pas anodin de constater que la loi qui fut votée cette année là, n’aborde la question de l’accessibilité des transports que dans ses 49ème et 52ème article : la place faite aux personnes porteuses de handicap dans la vie de tous les jours n’était alors considérée que comme possible à la marge. Aujourd’hui, les mentalités devraient avoir changé. Concrètement on constate que peu de progrès. On attend encore la réglementation qui imposera à tous les architectes d’intégrer à leurs plans les normes d’accessibilité. Il aura quand même fallu près de trente années pour comprendre la nécessité non d’une législation qui enferme les personnes porteuses de handicap dans des filières stigmatisantes, mais d’un dispositif qui s’attaque aux conditions contextuelles, culturelles, sociales qui transforment les incapacités en désavantage et en discriminations. Cette compensation fonctionnelle, qui a remplacé la notion de « prise en charge » (désignant traditionnellement le traitement d’un problème médical), ne constitue pas un progrès pour les seules personnes porteuses de handicap. Bien d’autres parties de la population peuvent en bénéficier. Ainsi, de cette intégration scolaire qui fonctionne bien dans neuf cas sur dix (quand elle est bien  préparée) : la pédagogie différenciée que doit mettre en œuvre l’enseignant n’est pas seulement utile à l’élève handicapé, elle peut aussi servir à l’enfant en échec scolaire. Ainsi, de cet aménagement des bus parisiens, pour permettre l’accès de fauteuils roulants, et qui a permis, par la même occasion, aux mamans et à leurs landaus, d’utiliser les transports en commun, faisant émerger un besoin jusque là complètement ignoré. Ainsi, de l’adaptation des indicateurs de lieux pour les rendre lisibles aux personnes porteuses de handicap mental, qui permettent par la même occasion de rendre plus facile l’orientation des personnes illettrées ou étrangères. C’est bien un nouvel état d’esprit qu’il faut acquérir favorisant l’ouverture du handicap sur le monde et de la société sur le handicap. Cela passe par un changement de perspectives visant enfin à s’intéresser plus aux compétences qu’aux déficiences. Cela implique une évaluation individualisée des potentiels et pas seulement un bilan des déficiences constatées au plan médical, physique et mental. Les COTOREP qui pourraient être chargées de cette mission, croulent malheureusement trop souvent, actuellement, sous un régime de travail qui rend bien difficile ce travail personnalisé : à raison de 80 dossiers traités en 4 heures (soit 3 minutes par dossier), l’orientation se fait surtout à partir des établissements existants. On est loin  de la pratique souhaitable qui consisterait à recevoir la personne concernée pour élaborer avec elle son projet de vie et son parcours. Et on n’en prend pas le chemin, le budget prévu pour le recrutement sur 4 ans, de 40 médecins coordonnateurs venant d’être annulé par le gouvernement.  La société n’a pas su s’adapter aux personnes porteuses de handicap. Il reste des progrès considérables à effectuer. Et ce sont bien les mentalités qu’il faut commencer à changer : le regard porté sur l’autre et ses incapacités.

Tant Johan Prioux que Vincent Assante concluront sur le nécessaire rééquilibrage entre la politique de vie à domicile et l’institutionnalisation. Le premier, en insistant sur le fait qu’il ne s’agit pas d’opposer l’un à l’autre, mais de garantir une offre de services diversifiés : s’appuyer sur les besoins de la personne pour lui permettre d’opérer un véritable choix. Le  second, en évoquant la situation d’une personne très handicapée physiquement, mais en pleine possession de ses facultés intellectuelles qui obtiendra avec oh combien de difficultés de bénéficier d’aides individualisées à domicile, pourtant bien moins coûteuses que les près de 69.000 € annuels de la Maison d’accueil spécialisée où l’on voulait l’orienter.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°687 ■ 20/11/2003

 

(1) On peut lire le rapport de Vincent Assante Conseil économique et social adopté à l’unanimité « Situations de handicap et cadre de vie » sur  www.vincent-assante.net