Lieu de vie - Les Alizés : 10 ans déjà

Les lieux de vie sont souvent créés et animés par des personnalités qui ont connu un itinéraire atypique. A preuve « Les Alizés », dont le mode de fonctionnement doit beaucoup au charisme de son fondateur.

Quand Patrick Tesson crée son lieu de vie, il décide de l’appeler « les Alizés ». Marin, il veut que cette nouvelle structure progresse comme le font les bateaux sous l’impulsion de ces vents subtropicaux qui les portent de façon régulière et sécurisée. Ce quinquagénaire est de la fibre de ces capitaines d’industrie qui créent leur affaire et s’enrichissent. Le destin en a voulu autrement. Témoin direct, à l’âge de 11 ans, de la mort de son père qui avait voulu sauver de la noyade deux jeunes, il ne cessera, toute sa vie durant, de vouloir aider les autres, compensation sans doute de n’avoir pu empêcher ce décès tragique. A 19 ans, il refuse de passer son Bac, à la veille de l’examen, pour donner tort à ses professeurs qui lui affirment qu’on ne peut réussir sa vie, sans ce précieux sésame. Objecteur de conscience, il s’engage comme éducateur de rue, au titre du service civil, dans un quartier devenu célèbre depuis : les Tarterêt, à Corbeil-Essonnes. Devenu animateur, il prend la responsabilité d’une structure socioculturelle et crée la « péniche de la paix », devenue aujourd’hui « Alternat ». Ne trouvant plus son compte dans le monde associatif, il va ensuite fonder son entreprise de communication et d’événementiel, participant à l’organisation, dans le cadre du Téléthon en 1990, de la « Trans’île de France de l’espoir ». Mais bientôt, tout cela l’ennuie. Il veut à nouveau rebondir, se renouveler, innover : il n’est vraiment à l’aise que dans la mise en œuvre d’un projet. Une fois celui-ci réalisé, il est temps pour lui, de passer à autre chose.
 

La création des Alizés

Découvrant dans la presse une annonce du Conseil général du Maine et Loire incitant à devenir famille d’accueil, il y répond, recevant tout de suite une écoute bienveillante. En allant un peu plus loin dans ses recherches, il découvre l’existence des lieux de vie et en visite un. L’idée le séduit. C’est décidé, il va se lancer avec sa femme, infirmière de profession, dans cette nouvelle aventure. Mais, son projet, il va le mener, à la manière d’une création de PME : en prenant des risques. Il s’engage financièrement à titre personnel, contractant un emprunt pour acheter un ancien hôtel, à Montjean sur Loire, avant même d’obtenir son agrément. L’Aide sociale à l’enfance du Maine et Loire finit par lui donner le feu vert : il est habilité à recevoir six jeunes. En novembre 2000, les Alizés ouvraient officiellement. Le lieu de vie se remplit très vite avec de grands ados en souffrance, ceux-là même qui mettent en échec tous les autres dispositifs. Trois ans durant, le couple va accomplir un travail épuisant, sans repos, ni vacances, avec juste l’aide d’une maîtresse de maison : chaque jour sur le pont, à vivre avec des enfants carencés, névrosés, s’investir totalement dans leur accompagnement, prendre soin d’eux et recevoir de plein fouet leur souffrance. Certes, les résultats obtenus confirmaient la justesse de ce qui était mené. Mais à quel prix ! Outre les risques pour leur équilibre personnel, la nécessité de faire évoluer le fonctionnement du lieu de vie s’imposa alors, comme une évidence : « si on ne développe pas un projet, il peut péricliter et s’étioler » proclame un Patrick Tesson convaincu de la nécessité de se remettre régulièrement en cause.
 

Savoir évoluer

Deux mutations essentielles vont intervenir. Une pause, tout d’abord, un week-end sur deux, avec des familles d’accueil agréées pour permettre de souffler et éviter l’épuisement. Mais la modification essentielle qui intervint alors concerna le public accueilli. La prise en charge des mineurs adressés par la protection de l’enfance ne bénéficie, la plupart du temps, d’aucun relais institutionnel. Ce qui n’est pas le cas des jeunes psychotiques pour lesquels un partenariat peut être établi tant avec les IME, qu’avec les hôpitaux psychiatriques. Cette possibilité de travail en réseau et le confort de ne pas se retrouver seuls ont décidé les Alizés à se tourner exclusivement vers cette population. « Ces ados sont difficiles à appréhender. Ils sont angoissés, violents et ne supportent aucune frustration. Ils ont une batterie chimique impressionnante : nous sommes allés jusqu’à  leur faire avaler 77 pilules, par jour. Mais c’est bien notre capacité à anticiper leurs réactions potentielles et notre relation à eux fonctionnant comme une seconde peau qui expliquent pourquoi ils sont intenables ailleurs et pourquoi, ils tiennent chez nous » explique Patrick Tesson. Et cela s’est concrétisé dans des modalités spécifiques de travail. Car, la permanence  dans les relations éducatives n’est pas ici un vain mot.
 

Le secret du succès

Face à un public particulièrement marqué par l’instabilité des comportements et les difficultés à supporter l’imprévu, le changement et l’inconnu, le choix a été fait d’appuyer le « vivre avec » sur le « prendre soin ». Si le maintien du contact est toujours un souci constant, c’est parce qu’il permet d’anticiper la crise, de dialoguer, de rassurer et de contenir. L’organisation du temps de travail est justement organisée en conséquence, en plaçant l’usager au centre de l’intervention. Un planning de 6 semaines articule le temps de présence des cinq éducateurs. Ici, pas d’application d’une convention collective qui rend impossible toute continuité dans la présence, pas de contrainte d’amplitude horaire qui interdit le « vivre avec », pas de 35 heures qui contraignent à saucissonner les interventions. Juste l’utilisation de l’article L774-3 du code du travail, lissant sur l’année un temps de travail de 258 jours. Cela permet, par exemple, à deux éducateurs d’être présents chaque soir et à l’un d’entre eux, non seulement de rester la nuit, mais aussi d’assurer le petit déjeuner du lendemain. Les jeunes bénéficient de la qualité d’écoute que permet cette permanence. Les salariés s’y retrouvent tout autant : en dix ans, aucun d’entre eux n’est parti. Ils ont tous commencé par être l’un(e) des 21 stagiaires accueillis depuis la création du lieu de vie. Une solidarité unit fortement l’équipe.
 

Un équipe soudée

Le seul incident grave à s’être posé a vu l’ensemble du personnel monter sur le pont. Un jeune accueilli avait pris en otage un salarié, menaçant de l’égorger. C’est l’une des deux fois où Patrick Tesson a du faire appel à la gendarmerie, en dix ans. Tous les membres de l’équipe, qu’ils soient de service ou non, se sont très vite retrouvés sur place. Dans une démarche d’ « artisan social », chaque professionnel a un ou deux jeunes en référence, mais c’est toute l’équipe qui se sent responsable par la prise en charge globale de chaque jeune. Si la forte implication émotionnelle favorise la structuration des adolescents accueillis, elle nécessite tout autant la prise en compte du processus contre transférentiel chez ces professionnels. Dès la création, une supervision mensuelle a été proposée à titre tant individuel, qu’au niveau de l’équipe avec un psychiatre. Chacun peut ainsi plus facilement analyser et prendre du recul face aux situations auxquelles il est confronté : évacuer le stress et la souffrance accumulés, ne pas rester isolé et trouver une réponse aux éventuels sentiments d’échec ou d’impuissance. La bientraitance est ici le maître mot. Aujourd’hui, Patrick Tesson prépare son départ en retraite. Il va assurer le tuilage pendant deux ans, avant de laisser Les Alizés continuer son existence sans lui. Déjà, de nouvelles mutations se font jour. L’équipe est en train de réfléchir à l’accueil des jeunes adultes psychotiques pour qui peu de choses existent au-delà des 21 ans. Quant à Patrick Tesson, il a déjà en tête un nouveau projet susceptible de remplir ses journées de retraités. Mais cela, c’est une autre histoire …
 
Contact : 02 41 36 08 41 / les.alizes@neuf.fr

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°980 ■ 08/07/2010